Alexandre Dumas. Les trois mousquetaires --------------------------------------------------------------- éÚÄ: A.Dumas. Les Troi Mousquetaires, T.1. í., ðÒÏÇÒÅÓÓ, 1974 OCR: ðÒÏÅËÔ "ïÂÝÉÊ ôÅËÓÔ" TextShare.da.ru ? http://textshare.da.ru --------------------------------------------------------------- TABLE DES MATERIéRES I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE. II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE. III. L'AUDIENCE. IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS. V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL. VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME. VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES. VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR. IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE. X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE. XI. L'INTRIGUE SE NOUE XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM. XIII. MONSIEUR BONACIEUX. XIV. L'HOMME DE MEUNG. XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE. XVI. OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS. XVII. LE MENAGE BONACIEUX. XVIII. L'AMANT ET LE MARI. XIX. PLAN DE CAMPAGNE. XX. VOYAGE. XXI. LA COMTESSE DE WINTER. XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON. XXIII. LE RENDEZ-VOUS. XXIV. LE PAVILLON. XXV. PORTHOS. XXVI. LA THESE D'ARAMIS. XXVII. LA FEMME D ATHOS. XXVIII. RETOUR. XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT. XXX. MILADY. PRêFACE Il y a un an Á peu prÉs, qu'en faisant Á la BibliothÉque royale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les MÊmoires de M. d'Artagnan , imprimÊs, -- comme la plus grande partie des ouvrages de cette Êpoque, oÝ les auteurs tenaient Á dire la vÊritÊ sans aller faire un tour plus ou moins long Á la Bastille, -- Á Amsterdam, chez Pierre Rouge. Le titre me sÊduisit : je les emportai chez moi, avec la permission de M. le conservateur, bien entendu, je les dÊvorai. Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage, et je me contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui apprÊcient les tableaux d'Êpoques. Ils y trouveront des portraits crayonnÊs de main de maÏtre ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du temps, tracÊes sur des portes de caserne et sur des murs de cabaret, ils n'y reconnaÏtront pas moins, aussi ressemblantes que dans l'histoire de M. Anquetil, les images de Louis XIII, d'Anne d'Autriche, de Richelieu, de Mazarin et de la plupart des courtisans de l'Êpoque. Mais, comme on le sait, ce qui frappe l'esprit capricieux du poÉte n'est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs. Or, tout en admirant, comme les autres admireront sans doute, les dÊtails que nous avons signalÊs, la chose qui nous prÊoccupa le plus est une chose Á laquelle bien certainement personne avant nous n'avait fait la moindre attention. D'Artagnan raconte qu'Á sa premiÉre visite Á M. de TrÊville, le capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre trois jeunes gens servant dans l'illustre corps oÝ il sollicitait l'honneur d'Ëtre reÚu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis. Nous l'avouons, ces trois noms Êtrangers nous frappÉrent, et il nous vint aussitÆt Á l'esprit qu'ils n'Êtaient que des pseudonymes Á l'aide desquels d'Artagnan avait dÊguisÊ des noms peut-Ëtre illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d'emprunt ne les avaient pas choisis eux-mËmes le jour oÝ, par caprice, par mÊcontentement ou par dÊfaut de fortune, ils avaient endossÊ la simple casaque de mousquetaire. DÉs lors nous n'eÙmes plus de repos que nous n'eussions retrouvÊ, dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms extraordinaires qui avaient fort ÊveillÊ notre curiositÊ. Le seul catalogue des livres que nous lÙmes pour arriver Á ce but remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-Ëtre fort instructif, mais Á coups sÙr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous contenterons donc de leur dire qu'au moment oÝ, dÊcouragÊ de tant d'investigations infructueuses, nous allions abandonner notre recherche, nous trouv×mes enfin, guidÊ par les conseils de notre illustre et savant ami Paulin Paris, un manuscrit in-folio, cotÊ le no 4772 ou 4773, nous ne nous le rappelons plus bien, ayant pour titre : " MÊmoires de M. le comte de La FÉre, concernant quelques-uns des ÊvÊnements qui se passÉrent en France vers la fin du rÉgne du roi Louis XIII et le commencement du rÉgne du roi Louis XIV. " On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce manuscrit, notre dernier espoir, nous trouv×mes Á la vingtiÉme page le nom d'Athos, Á la vingt septiÉme le nom de Porthos, et Á la trente et uniÉme le nom d'Aramis. La dÊcouverte d'un manuscrit complÉtement inconnu, dans une Êpoque oÝ la science historique est poussÊe Á un si haut degrÊ, nous parut presque miraculeuse. Aussi nous h×t×mes-nous de solliciter la permission de le faite imprimer, dans le but de nous prÊsenter un jour avec le bagage des autres Á l'AcadÊmie des inscriptions et belles-lettres, si nous n'arrivions, chose fort probable, Á entrÊe Á l'AcadÊmie franÚaise avec notre propre bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement accordÊe ; ce que nous consignons ici pour donner un dÊmenti public aux malveillants qui prÊtendent que nous vivons sous un gouvernement assez mÊdiocrement disposÊ Á l'endroit des gens de lettres. Or, c'est la premiÉre partie de ce prÊcieux manuscrit que nous offrons aujourd'hui Á nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient, prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons pas, cette premiÉre partie obtient le succÉs qu'elle mÊrite, de publier incessamment la seconde. En attendant, comme la parrain est un second pÉre, nous invitons le lecteur Á s'en prendre Á nous, et non au comte de La FÉre, de son plaisir ou de son ennui. Cela posÊ, passons Á notre histoire. CHAPITRE I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung, oÝ naquit l'auteur du Roman de la Rose , semblait Ëtre dans une rÊvolution aussi entiÉre que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuir les femmes du cÆtÊ de la Grande-Rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se h×taient d'endosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un mousquet ou d'une pertuisane, se dirigeaient vers l'hÆtellerie du Franc Meunier , devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de curiositÊ. En ce temps-lÁ les paniques Êtaient frÊquentes, et peu de jours se passaient sans qu'une ville ou l'autre enregistr×t sur ses archives quelque ÊvÊnement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait la guerre au cardinal ; il y avait l'Espagnol qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrÉtes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre Á tout le monde. Les bourgeois s'armaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais, -- souvent contre les seigneurs et les huguenots, -- quelquefois contre le roi, -- mais jamais contre le cardinal et l'Espagnol. Il rÊsulta donc de cette habitude prise, que, ce susdit premier lundi du mois d'avril 1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrÊe du duc de Richelieu, se prÊcipitÉrent du cÆtÊ de l'hÆtel du Franc Meunier . ArrivÊ lÁ, chacun put voir et reconnaÏtre la cause de cette rumeur. Un jeune homme... -- traÚons son portrait d'un seul trait de plume : figurez-vous don Quichotte Á dix-huit ans, don Quichotte dÊcorcelÊ, sans haubert et sans cuissards, don Quichotte revËtu d'un pourpoint de laine dont la couleur bleue s'Êtait transformÊe en une nuance insaisissable de lie-de-vin et d'azur cÊleste. Visage long et brun ; la pommette des joues saillante, signe d'astuce ; les muscles maxillaires ÊnormÊment dÊveloppÊs, indice infaillible auquel on reconnaÏt le Gascon, mËme sans bÊret, et notre jeune homme portait un bÊret ornÊ d'une espÉce de plume, l'oeil ouvert et intelligent ; le nez crochu, mais finement dessinÊ ; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un oeil peu exercÊ eÙt pris pour un fils de fermier en voyage, sans sa longue ÊpÊe qui, pendue Á un baudrier de peau, battait les mollets de son propriÊtaire quand il Êtait Á pied, et le poil hÊrissÊ de sa monture quand il Êtait Á cheval. Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture Êtait mËme si remarquable, qu'elle fut remarquÊe : c'Êtait un bidet du BÊarn, ×gÊ de douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins Á la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et qui, tout en marchant la tËte plus bas que les genoux, ce qui rendait inutile l'application de la martingale, faisait encore Êgalement ses huit lieues par jour. Malheureusement les qualitÊs de ce cheval Êtaient si bien cachÊes sous son poil Êtrange et son allure incongrue, que dans un temps oÝ tout le monde se connaissait en chevaux, l'apparition du susdit bidet Á Meung, oÝ il Êtait entrÊ il y avait un quart d'heure Á peu prÉs par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont la dÊfaveur rejaillit jusqu'Á son cavalier. Et cette sensation avait ÊtÊ d'autant plus pÊnible au jeune d'Artagnan (ainsi s'appelait le don Quichotte de cette autre Rossinante), qu'il ne se cachait pas le cÆtÊ ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu'il fÙt, une pareille monture ; aussi avait-il fort soupirÊ en acceptant le don que lui en avait fait M. d'Artagnan pÉre. Il n'ignorait pas qu'une pareille bËte valait au moins vingt livres ; il est vrai que les paroles dont le prÊsent avait ÊtÊ accompagnÊ n'avaient pas de prix. " Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce pur patois de BÊarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir Á se dÊfaire --, mon fils, ce cheval est nÊ dans la maison de votre pÉre, il y a tantÆt treize ans, et y est restÊ depuis ce temps-lÁ, ce qui doit vous porter Á l'aimer. Ne le vendez jamais, laissez-le mourir tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vous faites campagne avec lui, mÊnagez-le comme vous mÊnageriez un vieux serviteur. A la cour, continua M. d'Artagnan pÉre, si toutefois vous avez l'honneur d'y aller, honneur auquel, du reste, votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre nom de gentilhomme, qui a ÊtÊ portÊ dignement par vos ancËtres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous et pour les vÆtres -- par les vÆtres, j'entends vos parents et vos amis -- , ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et du roi. C'est par son courage, entendez-vous bien, par son courage seul, qu'un gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une seconde laisse peut-Ëtre Êchapper l'app×t que, pendant cette seconde justement, la fortune lui tendait. Vous Ëtes jeune, vous devez Ëtre brave par deux raisons : la premiÉre, c'est que vous Ëtes Gascon, et la seconde, c'est que vous Ëtes mon fils. Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre Á manier l'ÊpÊe ; vous avez un jarret de fer, un poignet d'acier ; battez-vous Á tout propos ; battez-vous d'autant plus que les duels sont dÊfendus, et que, par consÊquent, il y a deux fois du courage Á se battre. Je n'ai, mon fils, Á vous donner que quinze Êcus, mon cheval et les conseils que vous venez d'entendre. Votre mÉre y ajoutera la recette d'un certain baume qu'elle tient d'une bohÊmienne, et qui a une vertu miraculeuse pour guÊrir toute blessure qui n'atteint pas le coeur. Faites votre profit du tout, et vivez heureusement et longtemps. -- Je n'ai plus qu'un mot Á ajouter, et c'est un exemple que je vous propose, non pas le mien, car je n'ai, moi, jamais paru Á la cour et n'ai fait que les guerres de religion en volontaire ; je veux parler de M. de TrÊville, qui Êtait mon voisin autrefois, et qui a eu l'honneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis treiziÉme, que Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux dÊgÊnÊraient en bataille, et dans ces batailles le roi n'Êtait pas toujours le plus fort. Les coups qu'il en reÚut lui donnÉrent beaucoup d'estime et d'amitiÊ pour M. de TrÊville. Plus tard, M. de TrÊville se battit contre d'autres dans son premier voyage Á Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu roi jusqu'Á la majoritÊ du jeune sans compter les guerres et les siÉges, sept fois ; et depuis cette majoritÊ jusqu'aujourd'hui, cent fois peut-Ëtre ! -- Aussi, malgrÊ les Êdits, les ordonnances et les arrËts, le voilÁ capitaine des mousquetaires, c'est-Á- dire chef d'une lÊgion de CÊsar, dont le roi fait un trÉs grand cas, et que M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute pas grand-chose, comme chacun sait. De plus, M. de TrÊville gagne dix mille Êcus par an ; c'est donc un fort grand seigneur. -- Il a commencÊ comme vous, allez le voir avec cette lettre, et rÊglez-vous sur lui, afin de faire comme lui. " Sur quoi, M. d'Artagnan pÉre ceignit Á son fils sa propre ÊpÊe, l'embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bÊnÊdiction. En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa mÉre qui l'attendait avec la fameuse recette dont les conseils que nous venons de rapporter devaient nÊcessiter un assez frÊquent emploi. Les adieux furent de ce cÆtÊ plus longs et plus tendres qu'ils ne l'avaient ÊtÊ de l'autre, non pas que M. d'Artagnan n'aim×t son fils, qui Êtait sa seule progÊniture, mais M. d'Artagnan Êtait un homme, et il eÙt regardÊ comme indigne d'un homme de se laisser aller Á son Êmotion, tandis que Mme d'Artagnan Êtait femme et, de plus, Êtait mÉre. -- Elle pleura abondamment, et, disons-le Á la louange de M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il tent×t pour rester ferme comme le devait Ëtre un futur mousquetaire, la nature l'emporta, et il versa force larmes, dont il parvint Á grand-peine Á cacher la moitiÊ. Le mËme jour le jeune homme se mit en route, muni des trois prÊsents paternels et qui se composaient, comme nous l'avons dit, de quinze Êcus, du cheval et de la lettre pour M. de TrÊville ; comme on le pense bien, les conseils avaient ÊtÊ donnÊs par-dessus le marchÊ. Avec un pareil vade-mecum, d'Artagnan se trouva, au moral comme au physique, une copie exacte du hÊros de Cervantes, auquel nous l'avons si heureusement comparÊ lorsque nos devoirs d'historien nous ont fait une nÊcessitÊ de tracer son portrait. Don Quichotte prenait les moulins Á vent pour des gÊants et les moutons pour des armÊes, d'Artagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque regard pour une provocation. Il en rÊsulta qu'il eut toujours le poing fermÊ depuis Tarbes jusqu'Á Meung, et que l'un dans l'autre il porta la main au pommeau de son ÊpÊe dix fois par jour ; toutefois le poing ne descendit sur aucune m×choire, et l'ÊpÊe ne sortit point de son fourreau. Ce n'est pas que la vue du malencontreux bidet jaune n'ÊpanouÏt bien des sourires sur les visages des passants ; mais, comme au-dessus du bidet sonnait une ÊpÊe de taille respectable et qu'au-dessus de cette ÊpÊe brillait un oeil plutÆt fÊroce que fier, les passants rÊprimaient leur hilaritÊ, ou, si l'hilaritÊ l'emportait sur la prudence, ils t×chaient au moins de ne rire que d'un seul cÆtÊ, comme les masques antiques. D'Artagnan demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilitÊ jusqu'Á cette malheureuse ville de Meung. Mais lÁ, comme il descendait de cheval Á la porte du Franc Meunier sans que personne, hÆte, garÚon ou palefrenier, fÙt venu prendre l'Êtrier au montoir, d'Artagnan avisa Á une fenËtre entrouverte du rez- de-chaussÊe un gentilhomme de belle taille et de haute mine, quoique au visage lÊgÉrement renfrognÊ, lequel causait avec deux personnes qui paraissaient l'Êcouter avec dÊfÊrence. D'Artagnan crut tout naturellement, selon son habitude, Ëtre l'objet de la conversation et Êcouta. Cette fois, d'Artagnan ne s'Êtait trompÊ qu'Á moitiÊ : ce n'Êtait pas de lui qu'il Êtait question, mais de son cheval. Le gentilhomme paraissait ÊnumÊrer Á ses auditeurs toutes ses qualitÊs, et comme, ainsi que je l'ai dit, les auditeurs paraissaient avoir une grande dÊfÊrence pour le narrateur, ils Êclataient de rire Á tout moment. Or, comme un demi-sourire suffisait pour Êveiller l'irascibilitÊ du jeune homme, on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante hilaritÊ. Cependant d'Artagnan voulut d'abord se rendre compte de la physionomie de l'impertinent qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur l'Êtranger et reconnut un homme de quarante Á quarante-cinq ans, aux yeux noirs et perÚants, au teint p×le, au nez fortement accentuÊ, Á la moustache noire et parfaitement taillÊe ; il Êtait vËtu d'un pourpoint et d'un haut-de-chausses violet avec des aiguillettes de mËme couleur, sans aucun ornement que les crevÊs habituels par lesquels passait la chemise. Ce haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissÊs comme des habits de voyage longtemps renfermÊs dans un portemanteau. D'Artagnan fit toutes ces remarques avec la rapiditÊ de l'observateur le plus minutieux, et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie Á venir. Or, comme au moment oÝ d'Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait Á l'endroit du bidet bÊarnais une de ses plus savantes et de ses plus profondes dÊmonstrations, ses deux auditeurs ÊclatÉrent de rire, et lui-mËme laissa visiblement, contre son habitude, errer, si l'on peut parler ainsi, un p×le sourire sur son visage. Cette fois, il n'y avait plus de doute, d'Artagnan Êtait rÊellement insultÊ. Aussi, plein de cette conviction, enfonÚa-t-il son bÊret sur ses yeux, et, t×chant de copier quelques-uns des airs de cour qu'il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage, il s'avanÚa, une main sur la garde de son ÊpÊe et l'autre appuyÊe sur la hanche. Malheureusement, au fur et Á mesure qu'il avanÚait, la colÉre l'aveuglant de plus en plus, au lieu du discours digne et hautain qu'il avait prÊparÊ pour formuler sa provocation, il ne trouva plus au bout de sa langue qu'une personnalitÊ grossiÉre qu'il accompagna d'un geste furieux. " Eh ! Monsieur, s'Êcria-t-il, Monsieur, qui vous cachez derriÉre ce volet ! oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons ensemble. " Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au cavalier, comme s'il lui eÙt fallu un certain temps pour comprendre que c'Êtait Á lui que s'adressaient de si Êtranges reproches ; puis, lorsqu'il ne put plus conserver aucun doute, ses sourcils se froncÉrent lÊgÉrement, et aprÉs une assez longue pause, avec un accent d'ironie et d'insolence impossible Á dÊcrire, il rÊpondit Á d'Artagnan : " Je ne vous parle pas, Monsieur. -- Mais je vous parle, moi ! " s'Êcria le jeune homme exaspÊrÊ de ce mÊlange d'insolence et de bonnes maniÉres, de convenances et de dÊdains. L'inconnu le regarda encore un instant avec son lÊger sourire, et, se retirant de la fenËtre, sortit lentement de l'hÆtellerie pour venir Á deux pas de d'Artagnan se planter en face du cheval. Sa contenance tranquille et sa physionomie railleuse avaient redoublÊ l'hilaritÊ de ceux avec lesquels il causait et qui, eux, Êtaient restÊs Á la fenËtre. D'Artagnan, le voyant arriver, tira son ÊpÊe d'un pied hors du fourreau. " Ce cheval est dÊcidÊment ou plutÆt a ÊtÊ dans sa jeunesse bouton d'or, reprit l'inconnu continuant les investigations commencÊes et s'adressant Á ses auditeurs de la fenËtre, sans paraÏtre aucunement remarquer l'exaspÊration de d'Artagnan, qui cependant se redressait entre lui et eux. C'est une couleur fort connue en botanique, mais jusqu'Á prÊsent fort rare chez les chevaux. -- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maÏtre ! s'Êcria l'Êmule de TrÊville, furieux. -- Je ne ris pas souvent, Monsieur, reprit l'inconnu, ainsi que vous pouvez le voir vous-mËme Á l'air de mon visage ; mais je tiens cependant Á conserver le privilÉge de rire quand il me plaÏt. -- Et moi, s'Êcria d'Artagnan, je ne veux pas qu'on rie quand il me dÊplaÏt ! -- En vÊritÊ, Monsieur ? continua l'inconnu plus calme que jamais, eh bien, c'est parfaitement juste. " Et tournant sur ses talons, il s'apprËta Á rentrer dans l'hÆtellerie par la grande porte, sous laquelle d'Artagnan en arrivant avait remarquÊ un cheval tout sellÊ. Mais d'Artagnan n'Êtait pas de caractÉre Á l×cher ainsi un homme qui avait eu l'insolence de se moquer de lui. Il tira son ÊpÊe entiÉrement du fourreau et se mit Á sa poursuite en criant : " Tournez, tournez donc, Monsieur le railleur, que je ne vous frappe point par-derriÉre. -- Me frapper, moi ! dit l'autre en pivotant sur ses talons et en regardant le jeune homme avec autant d'Êtonnement que de mÊpris. Allons, allons donc, mon cher, vous Ëtes fou ! " Puis, Á demi-voix, et comme s'il se fÙt parlÊ Á lui-mËme : " C'est f×cheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa MajestÊ, qui cherche des braves de tous cÆtÊs pour recruter ses mousquetaires ! " Il achevait Á peine, que d'Artagnan lui allongea un si furieux coup de pointe, que, s'il n'eÙt fait vivement un bond en arriÉre, il est probable qu'il eÙt plaisantÊ pour la derniÉre fois. L'inconnu vit alors que la chose passait la raillerie, tira son ÊpÊe, salua son adversaire et se mit gravement en garde. Mais au mËme moment ses deux auditeurs, accompagnÊs de l'hÆte, tombÉrent sur d'Artagnan Á grands coups de b×tons, de pelles et de pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si complÉte Á l'attaque, que l'adversaire de d'Artagnan, pendant que celui- ci se retournait pour faire face Á cette grËle de coups, rengainait avec la mËme prÊcision, et, d'acteur qu'il avait manquÊ d'Ëtre, redevenait spectateur du combat, rÆle dont il s'acquitta avec son impassibilitÊ ordinaire, tout en marmottant nÊanmoins : " La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur son cheval orange, et qu'il s'en aille ! -- Pas avant de t'avoir tuÊ, l×che ! " criait d'Artagnan tout en faisant face du mieux qu'il pouvait et sans reculer d'un pas Á ses trois ennemis, qui le moulaient de coups. " Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur, ces Gascons sont incorrigibles ! Continuez donc la danse, puisqu'il le veut absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez. " Mais l'inconnu ne savait pas encore Á quel genre d'entËtÊ il avait affaire ; d'Artagnan n'Êtait pas homme Á jamais demander merci. Le combat continua donc quelques secondes encore ; enfin d'Artagnan, ÊpuisÊ, laissa Êchapper son ÊpÊe qu'un coup de b×ton brisa en deux morceaux. Un autre coup, qui lui entama le front, le renversa presque en mËme temps tout sanglant et presque Êvanoui. C'est Á ce moment que de tous cÆtÊs on accourut sur le lieu de la scÉne. L'hÆte, craignant du scandale, emporta, avec l'aide de ses garÚons, le blessÊ dans la cuisine oÝ quelques soins lui furent accordÊs. Quant au gentilhomme, il Êtait revenu prendre sa place Á la fenËtre et regardait avec une certaine impatience toute cette foule, qui semblait en demeurant lÁ lui causer une vive contrariÊtÊ. " Eh bien, comment va cet enragÊ ? reprit-il en se retournant au bruit de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant Á l'hÆte qui venait s'informer de sa santÊ. -- Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l'hÆte. -- Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hÆtelier, et c'est moi qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme. -- Il va mieux, dit l'hÆte : il s'est Êvanoui tout Á fait. -- Vraiment ? fit le gentilhomme. -- Mais avant de s'Êvanouir il a rassemblÊ toutes ses forces pour vous appeler et vous dÊfier en vous appelant. -- Mais c'est donc le diable en personne que ce gaillard-lÁ ! s'Êcria l'inconnu. -- Oh ! non, Votre Excellence, ce n'est pas le diable, reprit l'hÆte avec une grimace de mÊpris, car pendant son Êvanouissement nous l'avons fouillÊ, et il n'a dans son paquet qu'une chemise et dans sa bourse que onze Êcus, ce qui ne l'a pas empËchÊ de dire en s'Êvanouissant que si pareille chose Êtait arrivÊe Á Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis qu'ici vous ne vous en repentirez que plus tard. -- Alors, dit froidement l'inconnu, c'est quelque prince du sang dÊguisÊ. -- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hÆte, afin que vous vous teniez sur vos gardes. -- Et il n'a nommÊ personne dans sa colÉre ? -- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : " Nous verrons ce que M. de TrÊville pensera de cette insulte faite Á son protÊgÊ. " -- M. de TrÊville ? dit l'inconnu en devenant attentif ; il frappait sur sa poche en prononÚant le nom de M. de TrÊville ?... Voyons, mon cher hÆte, pendant que votre jeune homme Êtait Êvanoui, vous n'avez pas ÊtÊ, j'en suis bien sÙr, sans regarder aussi cette poche-lÁ. Qu'y avait-il ? -- Une lettre adressÊe Á M. de TrÊville, capitaine des mousquetaires. -- En vÊritÊ ! -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence. " L'hÆte, qui n'Êtait pas douÊ d'une grande perspicacitÊ, ne remarqua point l'expression que ses paroles avaient donnÊe Á la physionomie de l'inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisÊe sur lequel il Êtait toujours restÊ appuyÊ du bout du coude, et fronÚa le sourcil en homme inquiet. " Diable ! murmura-t-il entre ses dents, TrÊville m'aurait-il envoyÊ ce Gascon ? il est bien jeune ! Mais un coup d'ÊpÊe est un coup d'ÊpÊe, quel que soit l'×ge de celui qui le donne, et l'on se dÊfie moins d'un enfant que de tout autre ; il suffit parfois d'un faible obstacle pour contrarier un grand dessein. " Et l'inconnu tomba dans une rÊflexion qui dura quelques minutes. " Voyons, l'hÆte, dit-il, est-ce que vous ne me dÊbarrasserez pas de ce frÊnÊtique ? En conscience, je ne puis le tuer, et cependant, ajouta-t-il avec une expression froidement menaÚante, cependant il me gËne. OÝ est-il ? -- Dans la chambre de ma femme, oÝ on le panse, au premier Êtage. -- Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n'a pas quittÊ son pourpoint ? -- Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais puisqu'il vous gËne, ce jeune fou... -- Sans doute. Il cause dans votre hÆtellerie un scandale auquel d'honnËtes gens ne sauraient rÊsister. Montez chez vous, faites mon compte et avertissez mon laquais. -- Quoi ! Monsieur nous quitte dÊjÁ ? -- Vous le savez bien, puisque je vous avais donnÊ l'ordre de seller mon cheval. Ne m'a-t-on point obÊi ? -- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous la grande porte, tout appareillÊ pour partir. -- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors. " " Ouais ! se dit l'hÆte, aurait-il peur du petit garÚon ? " Mais un coup d'oeil impÊratif de l'inconnu vint l'arrËter court. Il salua humblement et sortit. " Il ne faut pas que Milady soit aperÚue de ce drÆle, continua l'Êtranger : elle ne doit pas tarder Á passer ; dÊjÁ mËme elle est en retard. DÊcidÊment, mieux vaut que je monte Á cheval et que j'aille au-devant d'elle... Si seulement je pouvais savoir ce que contient cette lettre adressÊe Á TrÊville ! " Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine. Pendant ce temps, l'hÆte, qui ne doutait pas que ce ne fÙt la prÊsence du jeune garÚon qui chass×t l'inconnu de son hÆtellerie, Êtait remontÊ chez sa femme et avait trouvÊ d'Artagnan maÏtre enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir ÊtÊ chercher querelle Á un grand seigneur -- car, Á l'avis de l'hÆte, l'inconnu ne pouvait Ëtre qu'un grand seigneur --, il le dÊtermina, malgrÊ sa faiblesse, Á se lever et Á continuer son chemin. D'Artagnan, Á moitiÊ abasourdi, sans pourpoint et la tËte tout emmaillotÊe de linges, se leva donc et, poussÊ par l'hÆte, commenÚa de descendre ; mais, en arrivant Á la cuisine, la premiÉre chose qu'il aperÚut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied d'un lourd carrosse attelÊ de deux gros chevaux normands. Son interlocutrice, dont la tËte apparaissait encadrÊe par la portiÉre, Êtait une femme de vingt Á vingt-deux ans. Nous avons dÊjÁ dit avec quelle rapiditÊ d'investigation d'Artagnan embrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coup d'oeil que la femme Êtait jeune et belle. Or cette beautÊ le frappa d'autant plus qu'elle Êtait parfaitement ÊtrangÉre aux pays mÊridionaux que jusque-lÁ d'Artagnan avait habitÊs. C'Êtait une p×le et blonde personne, aux longs cheveux bouclÊs tombant sur ses Êpaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lÉvres rosÊes et aux mains d'alb×tre. Elle causait trÉs vivement avec l'inconnu. " Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame. -- De retourner Á l'instant mËme en Angleterre, et de la prÊvenir directement si le duc quittait Londres. -- Et quant Á mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse. -- Elles sont renfermÊes dans cette boÏte, que vous n'ouvrirez que de l'autre cÆtÊ de la Manche. -- TrÉs bien ; et vous, que faites-vous ? -- Moi, je retourne Á Paris. -- Sans ch×tier cet insolent petit garÚon ? " demanda la dame. L'inconnu allait rÊpondre : mais, au moment oÝ il ouvrait la bouche, d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'ÊlanÚa sur le seuil de la porte. " C'est cet insolent petit garÚon qui ch×tie les autres, s'Êcria-t-il, et j'espÉre bien que cette fois-ci celui qu'il doit ch×tier ne lui Êchappera pas comme la premiÉre. -- Ne lui Êchappera pas ? reprit l'inconnu en fronÚant le sourcil. -- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je prÊsume. -- Songez, s'Êcria Milady en voyant le gentilhomme porter la main Á son ÊpÊe, songez que le moindre retard peut tout perdre. -- Vous avez raison, s'Êcria le gentilhomme ; partez donc de votre cÆtÊ, moi, je pars du mien. " Et, saluant la dame d'un signe de tËte, il s'ÊlanÚa sur son cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s'Êloignant chacun par un cÆtÊ opposÊ de la rue. " Eh ! votre dÊpense " , vocifÊra l'hÆte, dont l'affection pour son voyageur se changeait en un profond dÊdain en voyant qu'il s'Êloignait sans solder ses comptes. " Paie, maroufle " , s'Êcria le voyageur toujours galopant Á son laquais, lequel jeta aux pieds de l'hÆte deux ou trois piÉces d'argent et se mit Á galoper aprÉs son maÏtre. " Ah ! l×che, ah ! misÊrable, ah ! faux gentilhomme ! " cria d'Artagnan s'ÊlanÚant Á son tour aprÉs le laquais. Mais le blessÊ Êtait trop faible encore pour supporter une pareille secousse. A peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tintÉrent, qu'un Êblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba au milieu de la rue, en criant encore : " L×che ! l×che ! l×che ! -- Il est en effet bien l×che " , murmura l'hÆte en s'approchant de d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garÚon, comme le hÊron de la fable avec son limaÚon du soir. " Oui, bien l×che, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle ! -- Qui, elle ? demanda l'hÆte. -- Milady " , balbutia d'Artagnan. Et il s'Êvanouit une seconde fois. " C'est Êgal, dit l'hÆte, j'en perds deux, mais il me reste celui-lÁ, que je suis sÙr de conserver au moins quelques jours. C'est toujours onze Êcus de gagnÊs. " On sait que onze Êcus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de d'Artagnan. L'hÆte avait comptÊ sur onze jours de maladie Á un Êcu par jour ; mais il avait comptÊ sans son voyageur. Le lendemain, dÉs cinq heures du matin, d'Artagnan se leva, descendit lui-mËme Á la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrÊdients dont la liste n'est pas parvenue jusqu'Á nous, du vin, de l'huile, du romarin, et, la recette de sa mÉre Á la main, se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-mËme et ne voulant admettre l'adjonction d'aucun mÊdecin. Gr×ce sans doute Á l'efficacitÊ du baume de BohËme, et peut-Ëtre aussi gr×ce Á l'absence de tout docteur, d'Artagnan se trouva sur pied dÉs le soir mËme, et Á peu prÉs guÊri le lendemain. Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule dÊpense du maÏtre qui avait gardÊ une diÉte absolue, tandis qu'au contraire le cheval jaune, au dire de l'hÆtelier du moins, avait mangÊ trois fois plus qu'on n'eÙt raisonnablement pu le supposer pour sa taille, d'Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours r×pÊ ainsi que les onze Êcus qu'elle contenait ; mais quant Á la lettre adressÊe Á M. de TrÊville, elle avait disparu. Le jeune homme commenÚa par chercher cette lettre avec une grande patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais lorsqu'il eut acquis la conviction que la lettre Êtait introuvable, il entra dans un troisiÉme accÉs de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin et d'huile aromatisÊs : car, en voyant cette jeune mauvaise tËte s'Êchauffer et menacer de tout casser dans l'Êtablissement si l'on ne retrouvait pas sa lettre, l'hÆte s'Êtait dÊjÁ saisi d'un Êpieu, sa femme d'un manche Á balai, et ses garÚons des mËmes b×tons qui avaient servi la surveille. " Ma lettre de recommandation ! s'Êcria d'Artagnan, ma lettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! " Malheureusement une circonstance s'opposait Á ce que le jeune homme accomplÏt sa menace : c'est que, comme nous l'avons dit, son ÊpÊe avait ÊtÊ, dans sa premiÉre lutte, brisÊe en deux morceaux, ce qu'il avait parfaitement oubliÊ. Il en rÊsulta que, lorsque d'Artagnan voulut en effet dÊgainer, il se trouva purement et simplement armÊ d'un tronÚon d'ÊpÊe de huit ou dix pouces Á peu prÉs, que l'hÆte avait soigneusement renfoncÊ dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef l'avait adroitement dÊtournÊ pour s'en faire une lardoire. Cependant cette dÊception n'eÙt probablement pas arrËtÊ notre fougueux jeune homme, si l'hÆte n'avait rÊflÊchi que la rÊclamation que lui adressait son voyageur Êtait parfaitement juste. " Mais, au fait, dit-il en abaissant son Êpieu, oÝ est cette lettre ? -- Oui, oÝ est cette lettre ? cria d'Artagnan. D'abord, je vous en prÊviens, cette lettre est pour M. de TrÊville, et il faut qu'elle se retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire retrouver, lui ! " Cette menace acheva d'intimider l'hÆte. AprÉs le roi et M. le cardinal, M. de TrÊville Êtait l'homme dont le nom peut-Ëtre Êtait le plus souvent rÊpÊtÊ par les militaires et mËme par les bourgeois. Il y avait bien le pÉre Joseph, c'est vrai ; mais son nom Á lui n'Êtait jamais prononcÊ que tout bas, tant Êtait grande la terreur qu'inspirait l'Eminence grise, comme on appelait le familier du cardinal. Aussi, jetant son Êpieu loin de lui, et ordonnant Á sa femme d'en faire autant de son manche Á balai et Á ses valets de leurs b×tons, il donna le premier l'exemple en se mettant lui-mËme Á la recherche de la lettre perdue. " Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de prÊcieux ? demanda l'hÆte au bout d'un instant d'investigations inutiles. -- Sandis ! je le crois bien ! s'Êcria le Gascon qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin Á la cour ; elle contenait ma fortune. -- Des bons sur l'Epargne ? demanda l'hÆte inquiet. -- Des bons sur la trÊsorerie particuliÉre de Sa MajestÊ " , rÊpondit d'Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi gr×ce Á cette recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette rÊponse quelque peu hasardÊe. " Diable ! fit l'hÆte tout Á fait dÊsespÊrÊ. -- Mais il n'importe, continua d'Artagnan avec l'aplomb national, il n'importe, et l'argent n'est rien : -- cette lettre Êtait tout. J'eusse mieux aimÊ perdre mille pistoles que de la perdre. " Il ne risquait pas davantage Á dire vingt mille, mais une certaine pudeur juvÊnile le retint. Un trait de lumiÉre frappa tout Á coup l'esprit de l'hÆte, qui se donnait au diable en ne trouvant rien. " Cette lettre n'est point perdue, s'Êcria-t-il. -- Ah ! fit d'Artagnan. -- Non ; elle vous a ÊtÊ prise. -- Prise ! et par qui ? -- Par le gentilhomme d'hier. Il est descendu Á la cuisine, oÝ Êtait votre pourpoint. Il y est restÊ seul. Je gagerais que c'est lui qui l'a volÊe. -- Vous croyez ? " rÊpondit d'Artagnan peu convaincu ; car il savait mieux que personne l'importance toute personnelle de cette lettre, et n'y voyait rien qui pÙt tenter la cupiditÊ. Le fait est qu'aucun des valets, aucun des voyageurs prÊsents n'eÙt rien gagnÊ Á possÊder ce papier. " Vous dites donc, reprit d'Artagnan, que vous soupÚonnez cet impertinent gentilhomme. -- Je vous dis que j'en suis sÙr, continua l'hÆte ; lorsque je lui ai annoncÊ que Votre Seigneurie Êtait le protÊgÊ de M. de TrÊville, et que vous aviez mËme une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m'a demandÊ oÝ Êtait cette lettre, et est descendu immÊdiatement Á la cuisine oÝ il savait qu'Êtait votre pourpoint. -- Alors c'est mon voleur, rÊpondit d'Artagnan ; je m'en plaindrai Á M. de TrÊville, et M. de TrÊville s'en plaindra au roi. " Puis il tira majestueusement deux Êcus de sa poche, les donna Á l'hÆte, qui l'accompagna, le chapeau Á la main, jusqu'Á la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu'Á la porte Saint- Antoine Á Paris, oÝ son propriÊtaire le vendit trois Êcus, ce qui Êtait fort bien payÊ, attendu que d'Artagnan l'avait fort surmenÊ pendant la derniÉre Êtape. Aussi le maquignon auquel d'Artagnan le cÊda moyennant les neuf livres susdites ne cacha-t-il point au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme exorbitante qu'Á cause de l'originalitÊ de sa couleur. D'Artagnan entra donc dans Paris Á pied, portant son petit paquet sous son bras, et marcha tant qu'il trouv×t Á louer une chambre qui convÏnt Á l'exiguÐtÊ de ses ressources. Cette chambre fut une espÉce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, prÉs du Luxembourg. AussitÆt le denier Á Dieu donnÊ, d'Artagnan prit possession de son logement, passa le reste de la journÊe Á coudre Á son pourpoint et Á ses chausses des passementeries que sa mÉre avait dÊtachÊes d'un pourpoint presque neuf de M. d'Artagnan pÉre, et qu'elle lui avait donnÊes en cachette ; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une lame Á son ÊpÊe ; puis il revint au Louvre s'informer, au premier mousquetaire qu'il rencontra, de la situation de l'hÆtel de M. de TrÊville, lequel Êtait situÊ rue du Vieux-Colombier, c'est-Á-dire justement dans le voisinage de la chambre arrËtÊe par d'Artagnan : circonstance qui lui parut d'un heureux augure pour le succÉs de son voyage. AprÉs quoi, content de la faÚon dont il s'Êtait conduit Á Meung, sans remords dans le passÊ, confiant dans le prÊsent et plein d'espÊrance dans l'avenir, il se coucha et s'endormit du sommeil du brave. Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'Á neuf heures du matin, heure Á laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de TrÊville, le troisiÉme personnage du royaume d'aprÉs l'estimation paternelle. CHAPITRE II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE M. de Troisvilles, comme s'appelait encore sa famille en Gascogne, ou M. de TrÊville, comme il avait fini par s'appeler lui-mËme Á Paris, avait rÊellement commencÊ comme d'Artagnan, c'est-Á-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d'audace, d'esprit et d'entendement qui fait que le plus pauvre gentill×tre gascon reÚoit souvent plus en ses espÊrances de l'hÊritage paternel que le plus riche gentilhomme pÊrigourdin ou berrichon ne reÚoit en rÊalitÊ. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent encore dans un temps oÝ les coups pleuvaient comme grËle, l'avaient hissÊ au sommet de cette Êchelle difficile qu'on appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladÊ quatre Á quatre les Êchelons. Il Êtait l'ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la mÊmoire de son pÉre Henri IV. Le pÉre de M. de TrÊville l'avait si fidÉlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu'Á dÊfaut d'argent comptant -- chose qui toute la vie manqua au BÊarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose qu'il n'eÙt jamais besoin d'emprunter, c'est-Á-dire avec de l'esprit --, qu'Á dÊfaut d'argent comptant, disons-nous, il l'avait autorisÊ, aprÉs la reddition de Paris, Á prendre pour armes un lion d'or passant sur gueules avec cette devise : Fidelis et fortis . C'Êtait beaucoup pour l'honneur, mais c'Êtait mÊdiocre pour le bien-Ëtre. Aussi, quand l'illustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa pour seul hÊritage Á Monsieur son fils son ÊpÊe et sa devise. Gr×ce Á ce double don et au nom sans tache qui l'accompagnait, M. de TrÊville fut admis dans la maison du jeune prince, oÝ il servit si bien de son ÊpÊe et fut si fidÉle Á sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait l'habitude de dire que, s'il avait un ami qui se battÏt, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d'abord, et TrÊville aprÉs, et peut-Ëtre mËme avant lui. Aussi Louis XIII avait-il un attachement rÊel pour TrÊville, attachement royal, attachement ÊgoÐste, c'est vrai, mais qui n'en Êtait pas moins un attachement. C'est que, dans ces temps malheureux, on cherchait fort Á s'entourer d'hommes de la trempe de TrÊville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l'ÊpithÉte de fort , qui faisait la seconde partie de son exergue ; mais peu de gentilshommes pouvaient rÊclamer l'ÊpithÉte de fidÉle , qui en formait la premiÉre. TrÊville Êtait un de ces derniers ; c'Êtait une de ces rares organisations, Á l'intelligence obÊissante comme celle du dogue, Á la valeur aveugle, Á l'oeil rapide, Á la main prompte, Á qui l'oeil n'avait ÊtÊ donnÊ que pour voir si le roi Êtait mÊcontent de quelqu'un, et la main que pour frapper ce dÊplaisant quelqu'un, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de MÊrÊ, un Vitry. Enfin, Á TrÊville, il n'avait manquÊ jusque-lÁ que l'occasion ; mais il la guettait, et il se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait Á la portÊe de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de TrÊville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels Êtaient Á Louis XIII, pour le dÊvouement ou plutÆt pour le fanatisme, ce que ses ordinaires Êtaient Á Henri III et ce que sa garde Êcossaise Êtait Á Louis XI. De son cÆtÊ, et sous ce rapport, le cardinal n'Êtait pas en reste avec le roi. Quand il avait vu la formidable Êlite dont Louis XIII s'entourait, ce second ou plutÆt ce premier roi de France avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les siens, et l'on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes les provinces de France et mËme dans tous les Etats Êtrangers, les hommes cÊlÉbres pour les grands coups d'ÊpÊe. Aussi Richelieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie d'Êchecs, le soir, au sujet du mÊrite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens, et tout en se prononÚant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout bas Á en venir aux mains, et concevaient un vÊritable chagrin ou une joie immodÊrÊe de la dÊfaite ou de la victoire des leurs. Ainsi, du moins, le disent les MÊmoires d'un homme qui fut dans quelques-unes de ces dÊfaites et dans beaucoup de ces victoires. TrÊville avait pris le cÆtÊ faible de son maÏtre, et c'est Á cette adresse qu'il devait la longue et constante faveur d'un roi qui n'a pas laissÊ la rÊputation d'avoir ÊtÊ trÉs fidÉle Á ses amitiÊs. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un air narquois qui hÊrissait de colÉre la moustache grise de Son Eminence. TrÊville entendait admirablement bien la guerre de cette Êpoque, oÝ, quand on ne vivait pas aux dÊpens de l'ennemi, on vivait aux dÊpens de ses compatriotes : ses soldats formaient une lÊgion de diables Á quatre, indisciplinÊe pour tout autre que pour lui. DÊbraillÊs, avinÊs, ÊcorchÊs, les mousquetaires du roi, ou plutÆt ceux de M. de TrÊville, s'Êpandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans les jeux publics, criant fort et retroussant leurs moustaches, faisant sonner leurs ÊpÊes, heurtant avec voluptÊ les gardes de M. le cardinal quand ils les rencontraient ; puis dÊgainant en pleine rue, avec mille plaisanteries ; tuÊs quelquefois, mais sÙrs en ce cas d'Ëtre pleurÊs et vengÊs ; tuant souvent, et sÙrs alors de ne pas moisir en prison, M. de TrÊville Êtant lÁ pour les rÊclamer. Aussi M. de TrÊville Êtait-il louÊ sur tous les tons, chantÊ sur toutes les gammes par ces hommes qui l'adoraient, et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils Êtaient, tremblaient devant lui comme des Êcoliers devant leur maÏtre, obÊissant au moindre mot, et prËts Á se faire tuer pour laver le moindre reproche. M. de TrÊville avait usÊ de ce levier puissant, pour le roi d'abord et les amis du roi, -- puis pour lui-mËme et pour ses amis. Au reste, dans aucun des MÊmoires de ce temps, qui a laissÊ tant de mÊmoires, on ne voit que ce digne gentilhomme ait ÊtÊ accusÊ, mËme par ses ennemis -- et il en avait autant parmi les gens de plume que chez les gens d'ÊpÊe -- , nulle part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait ÊtÊ accusÊ de se faire payer la coopÊration de ses sÊides. Avec un rare gÊnie d'intrigue, qui le rendait l'Êgal des plus forts intrigants, il Êtait restÊ honnËte homme. Bien plus, en dÊpit des grandes estocades qui dÊhanchent et des exercices pÊnibles qui fatiguent, il Êtait devenu un des plus galants coureurs de ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiquÊs diseurs de phÊbus de son Êpoque ; on parlait des bonnes fortunes de TrÊville comme on avait parlÊ vingt ans auparavant de celles de Bassompierre -- et ce n'Êtait pas peu dire. Le capitaine des mousquetaires Êtait donc admirÊ, craint et aimÊ, ce qui constitue l'apogÊe des fortunes humaines. Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste rayonnement ; mais son pÉre, soleil pluribus impar , laissa sa splendeur personnelle Á chacun de ses favoris, sa valeur individuelle Á chacun de ses courtisans. Outre le lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors Á Paris plus de deux cents petits levers, un peu recherchÊs. Parmi les deux cents petits levers, celui de TrÊville Êtait un des plus courus. La cour de son hÆtel, situÊ rue du Vieux-Colombier, ressemblait Á un camp, et cela dÉs six heures du matin en ÊtÊ et dÉs huit heures en hiver. Cinquante Á soixante mousquetaires, qui semblaient s'y relayer pour prÊsenter un nombre toujours imposant, s'y promenaient sans cesse, armÊs en guerre et prËts Á tout. Le long d'un de ses grands escaliers sur l'emplacement desquels notre civilisation b×tirait une maison tout entiÉre, montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient aprÉs une faveur quelconque, les gentilshommes de province avides d'Ëtre enrÆlÊs, et les laquais chamarrÊs de toutes couleurs, qui venaient apporter Á M. de TrÊville les messages de leurs maÏtres. Dans l'antichambre, sur de longues banquettes circulaires, reposaient les Êlus, c'est-Á-dire ceux qui Êtaient convoquÊs. Un bourdonnement durait lÁ depuis le matin jusqu'au soir, tandis que M. de TrÊville, dans son cabinet contigu Á cette antichambre, recevait les visites, Êcoutait les plaintes, donnait ses ordres et, comme le roi Á son balcon du Louvre, n'avait qu'Á se mettre Á sa fenËtre pour passer la revue des hommes et des armes. Le jour oÝ d'Artagnan se prÊsenta, l'assemblÊe Êtait imposante, surtout pour un provincial arrivant de sa province : il est vrai que ce provincial Êtait Gascon, et que surtout Á cette Êpoque les compatriotes de d'Artagnan avaient la rÊputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet, une fois qu'on avait franchi la porte massive, chevillÊe de longs clous Á tËte quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens d'ÊpÊe qui se croisaient dans la cour, s'interpellant, se querellant et jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes, il eÙt fallu Ëtre officier, grand seigneur ou jolie femme. Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce dÊsordre que notre jeune homme s'avanÚa, le coeur palpitant, rangeant sa longue rapiÉre le long de ses jambes maigres, et tenant une main au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial embarrassÊ qui veut faire bonne contenance. Avait-il dÊpassÊ un groupe, alors il respirait plus librement, mais il comprenait qu'on se retournait pour le regarder, et pour la premiÉre fois de sa vie, d'Artagnan, qui jusqu'Á ce jour avait une assez bonne opinion de lui-mËme, se trouva ridicule. ArrivÊ Á l'escalier, ce fut pis encore : il y avait sur les premiÉres marches quatre mousquetaires qui se divertissaient Á l'exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camarades attendaient sur le palier que leur tour vÏnt de prendre place Á la partie. Un d'eux, placÊ sur le degrÊ supÊrieur, l'ÊpÊe nue Á la main, empËchait ou du moins s'efforÚait d'empËcher les trois autres de monter. Ces trois autres s'escrimaient contre lui de leurs ÊpÊes fort agiles. D'Artagnan prit d'abord ces fers pour des fleurets d'escrime, il les crut boutonnÊs : mais il reconnut bientÆt Á certaines Êgratignures que chaque arme, au contraire, Êtait affilÊe et aiguisÊe Á souhait, et Á chacune de ces Êgratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient comme des fous. Celui qui occupait le degrÊ en ce moment tenait merveilleusement ses adversaires en respect. On faisait cercle autour d'eux : la condition portait qu'Á chaque coup le touchÊ quitterait la partie, en perdant son tour d'audience au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent effleurÊs, l'un au poignet, l'autre au menton, l'autre Á l'oreille, par le dÊfenseur du degrÊ, qui lui-mËme ne fut pas atteint : adresse qui lui valut, selon les conventions arrËtÊes, trois tours de faveur. Si difficile non pas qu'il fÙt, mais qu'il voulÙt Ëtre Á Êtonner, ce passe- temps Êtonna notre jeune voyageur ; il avait vu dans sa province, cette terre oÝ s'Êchauffent cependant si promptement les tËtes, un peu plus de prÊliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte de toutes celles qu'il avait ouÐes jusqu'alors, mËme en Gascogne. Il se crut transportÊ dans ce fameux pays des gÊants oÝ Gulliver alla depuis et eut si grand-peur ; et cependant il n'Êtait pas au bout : restaient le palier et l'antichambre. Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de femmes, et dans l'antichambre des histoires de cour. Sur le palier, d'Artagnan rougit ; dans l'antichambre, il frissonna. Son imagination ÊveillÊe et vagabonde, qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre et mËme quelquefois aux jeunes maÏtresses, n'avait jamais rËvÊ, mËme dans ces moments de dÊlire, la moitiÊ de ces merveilles amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussÊes des noms les plus connus et des dÊtails les moins voilÊs. Mais si son amour pour les bonnes moeurs fut choquÊ sur le palier, son respect pour le cardinal fut scandalisÊ dans l'antichambre. LÁ, Á son grand Êtonnement, d'Artagnan entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l'Europe, et la vie privÊe du cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient ÊtÊ punis d'avoir tentÊ d'approfondir : ce grand homme, rÊvÊrÊ par M. d'Artagnan pÉre, servait de risÊe aux mousquetaires de M. de TrÊville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voÙtÊ ; quelques-uns chantaient des noÌls sur Mme d'Aiguillon, sa maÏtresse, et Mme de Combalet, sa niÉce, tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal-duc, toutes choses qui paraissaient Á d'Artagnan de monstrueuses impossibilitÊs. Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout Á coup Á l'improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques, une espÉce de b×illon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches moqueuses ; on regardait avec hÊsitation autour de soi, et l'on semblait craindre l'indiscrÊtion de la cloison du cabinet de M. de TrÊville ; mais bientÆt une allusion ramenait la conversation sur Son Eminence, et alors les Êclats reprenaient de plus belle, et la lumiÉre n'Êtait mÊnagÊe sur aucune de ses actions. " Certes, voilÁ des gens qui vont Ëtre embastillÊs et pendus, pensa d'Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute avec eux, car du moment oÝ je les ai ÊcoutÊs et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait Monsieur mon pÉre, qui m'a si fort recommandÊ le respect du cardinal, s'il me savait dans la sociÊtÊ de pareils paÐens ? " Aussi, comme on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait se livrer Á la conversation ; seulement il regardait de tous ses yeux, Êcoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre, et malgrÊ sa confiance dans les recommandations paternelles, il se sentait portÊ par ses goÙts et entraÏnÊ par ses instincts Á louer plutÆt qu'Á bl×mer les choses inouÐes qui se passaient lÁ. Cependant, comme il Êtait absolument Êtranger Á la foule des courtisans de M. de TrÊville, et que c'Êtait la premiÉre fois qu'on l'apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu'il dÊsirait. A cette demande, d'Artagnan se nomma fort humblement, s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambre qui Êtait venu lui faire cette question de demander pour lui Á M. de TrÊville un moment d'audience, demande que celui-ci promit d'un ton protecteur de transmettre en temps et lieu. D'Artagnan, un peu revenu de sa surprise premiÉre, eut donc le loisir d'Êtudier un peu les costumes et les physionomies. Au centre du groupe le plus animÊ Êtait un mousquetaire de grande taille, d'une figure hautaine et d'une bizarrerie de costume qui attirait sur lui l'attention gÊnÊrale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque d'uniforme, qui, au reste, n'Êtait pas absolument obligatoire dans cette Êpoque de libertÊ moindre mais d'indÊpendance plus grande, mais un justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fanÊ et r×pÊ, et sur cet habit un baudrier magnifique, en broderies d'or, et qui reluisait comme les Êcailles dont l'eau se couvre au grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi tombait avec gr×ce sur ses Êpaules, dÊcouvrant par- devant seulement le splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque rapiÉre. Ce mousquetaire venait de descendre de garde Á l'instant mËme, se plaignait d'Ëtre enrhumÊ et toussait de temps en temps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau, Á ce qu'il disait autour de lui, et tandis qu'il parlait du haut de sa tËte, en frisant dÊdaigneusement sa moustache, on admirait avec enthousiasme le baudrier brodÊ, et d'Artagnan plus que tout autre. " Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c'est une folie, je le sais bien, mais c'est la mode. D'ailleurs, il faut bien employer Á quelque chose l'argent de sa lÊgitime. -- Ah ! Porthos ! s'Êcria un des assistants, n'essaie pas de nous faire croire que ce baudrier te vient de la gÊnÊrositÊ paternelle : il t'aura ÊtÊ donnÊ par la dame voilÊe avec laquelle je t'ai rencontrÊ l'autre dimanche vers la porte Saint-HonorÊ. -- Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l'ai achetÊ moi- mËme, et de mes propres deniers, rÊpondit celui qu'on venait de dÊsigner sous le nom de Porthos. -- Oui, comme j'ai achetÊ, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse neuve, avec ce que ma maÏtresse avait mis dans la vieille. -- Vrai, dit Porthos, et la preuve c'est que je l'ai payÊ douze pistoles. " L'admiration redoubla, quoique le doute continu×t d'exister. " N'est-ce pas, Aramis ? " dit Porthos se tournant vers un autre mousquetaire. Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui l'interrogeait et qui venait de le dÊsigner sous le nom d'Aramis : c'Êtait un jeune homme de vingt-deux Á vingt-trois ans Á peine, Á la figure naÐve et doucereuse, Á l'oeil noir et doux et aux joues roses et veloutÊes comme une pËche en automne ; sa moustache fine dessinait sur sa lÉvre supÊrieure une ligne d'une rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre de s'abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps il se pinÚait le bout des oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre et transparent. D'habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il rÊpondit par un signe de tËte affirmatif Á l'interpellation de son ami. Cette affirmation parut avoir fixÊ tous les doutes Á l'endroit du baudrier ; on continua donc de l'admirer, mais on n'en parla plus ; et par un de ces revirements rapides de la pensÊe, la conversation passa tout Á coup Á un autre sujet. " Que pensez-vous de ce que raconte l'Êcuyer de Chalais ? " demanda un autre mousquetaire sans interpeller directement personne, mais s'adressant au contraire Á tout le monde. " Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d'un ton suffisant. -- Il raconte qu'il a trouvÊ Á Bruxelles Rochefort, l'×me damnÊe du cardinal, dÊguisÊ en capucin ; ce Rochefort maudit, gr×ce Á ce dÊguisement, avait jouÊ M. de Laigues comme un niais qu'il est. -- Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-elle sÙre ? -- Je la tiens d'Aramis, rÊpondit le mousquetaire. -- Vraiment ? -- Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis ; je vous l'ai racontÊe, Á vous-mËme hier, n'en parlons donc plus. -- N'en parlons plus, voilÁ votre opinion Á vous, reprit Porthos. N'en parlons plus ! peste ! comme vous concluez vite. Comment ! le cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler sa correspondance par un traÏtre, un brigand, un pendard ; fait, avec l'aide de cet espion et gr×ce Á cette correspondance, couper le cou Á Chalais, sous le stupide prÊtexte qu'il a voulu tuer le roi et marier Monsieur avec la reine ! Personne ne savait un mot de cette Ênigme, vous nous l'apprenez hier, Á la grande satisfaction de tous, et quand nous sommes encore tout Êbahis de cette nouvelle, vous venez nous dire aujourd'hui : N'en parlons plus ! -- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le dÊsirez, reprit Aramis avec patience. -- Ce Rochefort, s'Êcria Porthos, si j'Êtais l'Êcuyer du pauvre Chalais, passerait avec moi un vilain moment. -- Et vous, vous passeriez un triste quart d'heure avec le duc Rouge, reprit Aramis. -- Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! rÊpondit Porthos en battant des mains et en approuvant de la tËte. Le " duc Rouge " est charmant. Je rÊpandrai le mot, mon cher, soyez tranquille. A-t-il de l'esprit, cet Aramis ! Quel malheur que vous n'ayez pas pu suivre votre vocation, mon cher ! quel dÊlicieux abbÊ vous eussiez fait ! -- Oh ! ce n'est qu'un retard momentanÊ, reprit Aramis ; un jour, je le serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue d'Êtudier la thÊologie pour cela. -- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tÆt ou tard. -- TÆt, dit Aramis. -- Il n'attend qu'une chose pour le dÊcider tout Á fait et pour reprendre sa soutane, qui est pendue derriÉre son uniforme, reprit un mousquetaire. -- Et quelle chose attend-il ? demanda un autre. -- Il attend que la reine ait donnÊ un hÊritier Á la couronne de France. -- Ne plaisantons pas lÁ-dessus, Messieurs, dit Porthos ; gr×ce Á Dieu, la reine est encore d'×ge Á le donner. -- On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis avec un rire narquois qui donnait Á cette phrase, si simple en apparence, une signification passablement scandaleuse. -- Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit Porthos, et votre manie d'esprit vous entraÏne toujours au-delÁ des bornes ; si M. de TrÊville vous entendait, vous seriez mal venu de parler ainsi. -- Allez-vous me faire la leÚon, Porthos ? s'Êcria Aramis, dans l'oeil doux duquel on vit passer comme un Êclair. -- Mon cher, soyez mousquetaire ou abbÊ. Soyez l'un ou l'autre, mais pas l'un et l'autre, reprit Porthos. Tenez, Athos vous l'a dit encore l'autre jour : vous mangez Á tous les r×teliers. Ah ! ne nous f×chons pas, je vous prie, ce serait inutile, vous savez bien ce qui est convenu entre vous, Athos et moi. Vous allez chez Mme d'Aiguillon, et vous lui faites la cour ; vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et vous passez pour Ëtre fort en avant dans les bonnes gr×ces de la dame. Oh ! mon Dieu, n'avouez pas votre bonheur, on ne vous demande pas votre secret, on connaÏt votre discrÊtion. Mais puisque vous possÊdez cette vertu, que diable ! Faites-en usage Á l'endroit de Sa MajestÊ. S'occupe qui voudra, et comme on voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est sacrÊe, et si l'on en parle, que ce soit en bien. -- Porthos, vous Ëtes prÊtentieux comme Narcisse, je vous en prÊviens, rÊpondit Aramis ; vous savez que je hais la morale, exceptÊ quand elle est faite par Athos. Quant Á vous, mon cher, vous avez un trop magnifique baudrier pour Ëtre bien fort lÁ-dessus. Je serai abbÊ s'il me convient ; en attendant, je suis mousquetaire : en cette qualitÊ, je dis ce qu'il me plaÏt, et en ce moment il me plaÏt de vous dire que vous m'impatientez. -- Aramis ! -- Porthos ! -- Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s'Êcria-t-on autour d'eux. -- M. de TrÊville attend M. d'Artagnan " , interrompit le laquais en ouvrant la porte du cabinet. A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte, chacun se tut, et au milieu du silence gÊnÊral le jeune Gascon traversa l'antichambre dans une partie de sa longueur et entra chez le capitaine des mousquetaires, se fÊlicitant de tout son coeur d'Êchapper aussi Á point Á la fin de cette bizarre querelle. CHAPITRE III. L'AUDIENCE M. de TrÊville Êtait pour le moment de fort mÊchante humeur ; nÊanmoins il salua poliment le jeune homme, qui s'inclina jusqu'Á terre, et il sourit en recevant son compliment, dont l'accent bÊarnais lui rappela Á la fois sa jeunesse et son pays, double souvenir qui fait sourire l'homme Á tous les ×ges. Mais, se rapprochant presque aussitÆt de l'antichambre et faisant Á d'Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la permission d'en finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela trois fois, en grossissant la voix Á chaque fois, de sorte qu'il parcourut tous les tons intervallaires entre l'accent impÊratif et l'accent irritÊ : " Athos ! Porthos ! Aramis ! " Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons dÊjÁ fait connaissance, et qui rÊpondaient aux deux derniers de ces trois noms, quittÉrent aussitÆt les groupes dont ils faisaient partie et s'avancÉrent vers le cabinet, dont la porte se referma derriÉre eux dÉs qu'ils en eurent franchi le seuil. Leur contenance, bien qu'elle ne fÙt pas tout Á fait tranquille, excita cependant, par son laisser-aller Á la fois plein de dignitÊ et de soumission, l'admiration de d'Artagnan, qui voyait dans ces hommes des demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armÊ de tous ses foudres. Quand les deux mousquetaires furent entrÊs, quand la porte fut refermÊe derriÉre eux, quand le murmure bourdonnant de l'antichambre, auquel l'appel qui venait d'Ëtre fait avait sans doute donnÊ un nouvel aliment, eut recommencÊ ; quand enfin M. de TrÊville eut trois ou quatre fois arpentÊ, silencieux et le sourcil froncÊ, toute la longueur de son cabinet, passant chaque fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme Á la parade, il s'arrËta tout Á coup en face d'eux, et les couvrant des pieds Á la tËte d'un regard irritÊ : " Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'Êcria-t-il, et cela pas plus tard qu'hier au soir ? le savez-vous, Messieurs ? -- Non, rÊpondirent aprÉs un instant de silence les deux mousquetaires ; non, Monsieur, nous l'ignorons. -- Mais j'espÉre que vous nous ferez l'honneur de nous le dire, ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse rÊvÊrence. -- Il m'a dit qu'il recruterait dÊsormais ses mousquetaires parmi les gardes de M. le cardinal ! -- Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? demanda vivement Porthos. -- Parce qu'il voyait bien que sa piquette avait besoin d'Ëtre ragaillardie par un mÊlange de bon vin. " Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne savait oÝ il en Êtait et eÙt voulu Ëtre Á cent pieds sous terre. " Oui, oui, continua M. de TrÊville en s'animant, oui, et Sa MajestÊ avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les mousquetaires font triste figure Á la cour. M. le cardinal racontait hier au jeu du roi, avec un air de condolÊance qui me dÊplut fort, qu'avant-hier ces damnÊs mousquetaires, ces diables Á quatre -- il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui me dÊplut encore davantage --, ces pourfendeurs, ajoutait-il en me regardant de son oeil de chat-tigre, s'Êtaient attardÊs rue FÊrou, dans un cabaret, et qu'une ronde de ses gardes -- j'ai cru qu'il allait me rire au nez -- avait ÊtÊ forcÊe d'arrËter les perturbateurs. Morbleu ! vous devez en savoir quelque chose ! ArrËter des mousquetaires ! Vous en Êtiez, vous autres, ne vous en dÊfendez pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nommÊs. VoilÁ bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est moi qui choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable m'avez-vous demandÊ la casaque quand vous alliez Ëtre si bien sous la soutane ? Voyons, vous, Porthos, n'avez-vous un si beau baudrier d'or que pour y suspendre une ÊpÊe de paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos. OÝ est-il ? -- Monsieur, rÊpondit tristement Aramis, il est malade, fort malade. -- Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ? -- On craint que ce ne soit de la petite vÊrole, Monsieur, rÊpondit Porthos voulant mËler Á son tour un mot Á la conversation, et ce qui serait f×cheux en ce que trÉs certainement cela g×terait son visage. -- De la petite vÊrole ! VoilÁ encore une glorieuse histoire que vous me contez lÁ, Porthos !... Malade de la petite vÊrole, Á son ×ge ?... Non pas !... mais blessÊ sans doute, tuÊ peut-Ëtre... Ah ! si je le savais !... Sangdieu ! Messieurs les mousquetaires, je n'entends pas que l'on hante ainsi les mauvais lieux, qu'on se prenne de querelle dans la rue et qu'on joue de l'ÊpÊe dans les carrefours. Je ne veux pas enfin qu'on prËte Á rire aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits, qui ne se mettent jamais dans le cas d'Ëtre arrËtÊs, et qui d'ailleurs ne se laisseraient pas arrËter eux !... j'en suis sÙr... Ils aimeraient mieux mourir sur la place que de faire un pas en arriÉre... Se sauver, dÊtaler, fuir, c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela ! " Porthos et Aramis frÊmissaient de rage. Ils auraient volontiers ÊtranglÊ M. de TrÊville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que c'Êtait le grand amour qu'il leur portait qui le faisait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient les lÉvres jusqu'au sang et serraient de toute leur force la garde de leur ÊpÊe. Au-dehors on avait entendu appeler, comme nous l'avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l'on avait devinÊ, Á l'accent de la voix de M. de TrÊville, qu'il Êtait parfaitement en colÉre. Dix tËtes curieuses Êtaient appuyÊes Á la tapisserie et p×lissaient de fureur, car leurs oreilles collÊes Á la porte ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs bouches rÊpÊtaient au fur et Á mesure les paroles insultantes du capitaine Á toute la population de l'antichambre. En un instant depuis la porte du cabinet jusqu'Á la porte de la rue, tout l'hÆtel fut en Êbullition. " Ah ! les mousquetaires du roi se font arrËter par les gardes de M. le cardinal " , continua M. de TrÊville aussi furieux Á l'intÊrieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les plongeant une Á une pour ainsi dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. " Ah ! six gardes de Son Eminence arrËtent six mousquetaires de Sa MajestÊ ! Morbleu ! j'ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donne ma dÊmission de capitaine des mousquetaires du roi pour demander une lieutenance dans les gardes du cardinal, et s'il me refuse, morbleu ! je me fais abbÊ. " A ces paroles, le murmure de l'extÊrieur devint une explosion : partout on n'entendait que jurons et blasphÉmes. Les morbleu ! les sangdieu ! les morts de tous les diables ! se croisaient dans l'air. D'Artagnan cherchait une tapisserie derriÉre laquelle se cacher, et se sentait une envie dÊmesurÊe de se fourrer sous la table. " Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vÊritÊ est que nous Êtions six contre six, mais nous avons ÊtÊ pris en traÏtre, et avant que nous eussions eu le temps de tirer nos ÊpÊes, deux d'entre nous Êtaient tombÊs morts, et Athos, blessÊ griÉvement, ne valait guÉre mieux. Car vous le connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essayÊ de se relever deux fois, et il est retombÊ deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus, non ! l'on nous a entraÏnÊs de force. En chemin, nous nous sommes sauvÊs. Quant Á Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissÊ bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant pas qu'il valÙt la peine d'Ëtre emportÊ. VoilÁ l'histoire. Que diable, capitaine ! on ne gagne pas toutes les batailles. Le grand PompÊe a perdu celle de Pharsale, et le roi FranÚois Ier, qui, Á ce que j'ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu cependant celle de Pavie. -- Et j'ai l'honneur de vous assurer que j'en ai tuÊ un avec sa propre ÊpÊe, dit Aramis, car la mienne s'est brisÊe Á la premiÉre parade... TuÊ ou poignardÊ, Monsieur, comme il vous sera agrÊable. -- Je ne savais pas cela, reprit M. de TrÊville d'un ton un peu radouci. M. le cardinal avait exagÊrÊ, Á ce que je vois. -- Mais de gr×ce, Monsieur, continua Aramis, qui, voyant son capitaine s'apaiser, osait hasarder une priÉre, de gr×ce, Monsieur, ne dites pas qu'Athos lui-mËme est blessÊ : il serait au dÊsespoir que cela parvint aux oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves, attendu qu'aprÉs avoir traversÊ l'Êpaule elle pÊnÉtre dans la poitrine, il serait Á craindre... " Au mËme instant la portiÉre se souleva, et une tËte noble et belle, mais affreusement p×le, parut sous la frange. " Athos ! s'ÊcriÉrent les deux mousquetaires. -- Athos ! rÊpÊta M. de TrÊville lui-mËme. -- Vous m'avez mandÊ, Monsieur, dit Athos Á M. de TrÊville d'une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m'avez demandÊ, Á ce que m'ont dit nos camarades, et je m'empresse de me rendre Á vos ordres ; voilÁ, Monsieur, que me voulez-vous ? " Et Á ces mots le mousquetaire, en tenue irrÊprochable, sanglÊ comme de coutume, entra d'un pas ferme dans le cabinet. M. de TrÊville, Êmu jusqu'au fond du coeur de cette preuve de courage, se prÊcipita vers lui. " J'Êtais en train de dire Á ces Messieurs, ajouta-t-il, que je dÊfends Á mes mousquetaires d'exposer leurs jours sans nÊcessitÊ, car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre. Votre main, Athos. " Et sans attendre que le nouveau venu rÊpondÏt de lui-mËme Á cette preuve d'affection, M. de TrÊville saisissait sa main droite et la lui serrait de toutes ses forces, sans s'apercevoir qu'Athos, quel que fÙt son empire sur lui-mËme, laissait Êchapper un mouvement de douleur et p×lissait encore, ce que l'on aurait pu croire impossible. La porte Êtait restÊe entrouverte, tant l'arrivÊe d'Athos, dont, malgrÊ le secret gardÊ, la blessure Êtait connue de tous, avait produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers mots du capitaine et deux ou trois tËtes, entraÏnÊes par l'enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la tapisserie. Sans doute, M. de TrÊville allait rÊprimer par de vives paroles cette infraction aux lois de l'Êtiquette, lorsqu'il sentit tout Á coup la main d'Athos se crisper dans la sienne, et qu'en portant les yeux sur lui il s'aperÚut qu'il allait s'Êvanouir. Au mËme instant, Athos, qui avait rassemblÊ toutes ses forces pour lutter contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s'il fÙt mort. " Un chirurgien ! cria M. de TrÊville. Le mien, celui du roi, le meilleur ! Un chirurgien ! ou, sang dieu ! mon brave Athos va trÊpasser. " Aux cris de M. de TrÊville, tout le monde se prÊcipita dans son cabinet sans qu'il songe×t Á en fermer la porte Á personne, chacun s'empressant autour du blessÊ. Mais tout cet empressement eÙt ÊtÊ inutile, si le docteur demandÊ ne se fÙt trouvÊ dans l'hÆtel mËme ; il fendit la foule, s'approcha d'Athos toujours Êvanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement le gËnait fort, il demanda comme premiÉre chose et comme la plus urgente que le mousquetaire fÙt emportÊ dans une chambre voisine. AussitÆt M. de TrÊville ouvrit une porte et montra le chemin Á Porthos et Á Aramis, qui emportÉrent leur camarade dans leurs bras. DerriÉre ce groupe marchait le chirurgien, et derriÉre le chirurgien, la porte se referma. Alors le cabinet de M. de TrÊville, ce lieu ordinairement si respectÊ, devint momentanÊment une succursale de l'antichambre. Chacun discourait, pÊrorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes Á tous les diables. Un instant aprÉs, Porthos et Aramis rentrÉrent ; le chirurgien et M. de TrÊville seuls Êtaient restÊs prÉs du blessÊ. Enfin M. de TrÊville rentra Á son tour. Le blessÊ avait repris connaissance ; le chirurgien dÊclarait que l'Êtat du mousquetaire n'avait rien qui pÙt inquiÊter ses amis, sa faiblesse ayant ÊtÊ purement et simplement occasionnÊe par la perte de son sang. Puis M. de TrÊville fit un signe de la main, et chacun se retira, exceptÊ d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait audience et qui, avec sa tÊnacitÊ de Gascon, Êtait demeurÊ Á la mËme place. Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermÊe, M. de TrÊville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme. L'ÊvÊnement qui venait d'arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idÊes. Il s'informa de ce que lui voulait l'obstinÊ solliciteur. D'Artagnan alors se nomma, et M. de TrÊville, se rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du prÊsent et du passÊ, se trouva au courant de sa situation. " Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais je vous avais parfaitement oubliÊ. Que voulez-vous ! un capitaine n'est rien qu'un pÉre de famille chargÊ d'une plus grande responsabilitÊ qu'un pÉre de famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je tiens Á ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient exÊcutÊs... " D'Artagnan ne put dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de TrÊville jugea qu'il n'avait point affaire Á un sot, et venant droit au fait, tout en changeant de conversation : " J'ai beaucoup aimÊ Monsieur votre pÉre, dit-il. Que puis-je faire pour son fils ? h×tez-vous, mon temps n'est pas Á moi. -- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me proposais de vous demander, en souvenir de cette amitiÊ dont vous n'avez pas perdu mÊmoire, une casaque de mousquetaire ; mais, aprÉs tout ce que je vois depuis deux heures, je comprends qu'une telle faveur serait Ênorme, et je tremble de ne point la mÊriter. -- C'est une faveur en effet, jeune homme, rÊpondit M. de TrÊville ; mais elle peut ne pas Ëtre si fort au-dessus de vous que vous le croyez ou que vous avez l'air de le croire. Toutefois une dÊcision de Sa MajestÊ a prÊvu ce cas, et je vous annonce avec regret qu'on ne reÚoit personne mousquetaire avant l'Êpreuve prÊalable de quelques campagnes, de certaines actions d'Êclat, ou d'un service de deux ans dans quelque autre rÊgiment moins favorisÊ que le nÆtre. " D'Artagnan s'inclina sans rien rÊpondre. Il se sentait encore plus avide d'endosser l'uniforme de mousquetaire depuis qu'il y avait de si grandes difficultÊs Á l'obtenir. " Mais, continua TrÊville en fixant sur son compatriote un regard si perÚant qu'on eÙt dit qu'il voulait lire jusqu'au fond de son coeur, mais, en faveur de votre pÉre, mon ancien compagnon, comme je vous l'ai dit, je veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de BÊarn ne sont ordinairement pas riches, et je doute que les choses aient fort changÊ de face depuis mon dÊpart de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop, pour vivre, de l'argent que vous avez apportÊ avec vous. " D'Artagnan se redressa d'un air fier qui voulait dire qu'il ne demandait l'aumÆne Á personne. " C'est bien, jeune homme, c'est bien, continua TrÊville, je connais ces airs-lÁ, je suis venu Á Paris avec quatre Êcus dans ma poche, et je me serais battu avec quiconque m'aurait dit que je n'Êtais pas en Êtat d'acheter le Louvre. " D'Artagnan se redressa de plus en plus ; gr×ce Á la vente de son cheval, il commenÚait sa carriÉre avec quatre Êcus de plus que M. de TrÊville n'avait commencÊ la sienne. " Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui conviennent Á un gentilhomme. J'Êcrirai dÉs aujourd'hui une lettre au directeur de l'AcadÊmie royale, et dÉs demain il vous recevra sans rÊtribution aucune. Ne refusez pas cette petite douceur. Nos gentilshommes les mieux nÊs et les plus riches la sollicitent quelquefois, sans pouvoir l'obtenir. Vous apprendrez le manÉge du cheval, l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire oÝ vous en Ëtes et si je puis faire quelque chose pour vous. " D'Artagnan, tout Êtranger qu'il fÙt encore aux faÚons de cour, s'aperÚut de la froideur de cet accueil. " HÊlas, Monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation que mon pÉre m'avait remise pour vous me fait dÊfaut aujourd'hui ! -- En effet, rÊpondit M. de TrÊville, je m'Êtonne que vous ayez entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligÊ, notre seule ressource Á nous autres BÊarnais. -- Je l'avais, Monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s'Êcria d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement dÊrobÊ. " Et il raconta toute la scÉne de Meung, dÊpeignit le gentilhomme inconnu dans ses moindres dÊtails, le tout avec une chaleur, une vÊritÊ qui charmÉrent M. de TrÊville. " VoilÁ qui est Êtrange, dit ce dernier en mÊditant ; vous aviez donc parlÊ de moi tout haut ? -- Oui, Monsieur, sans doute j'avais commis cette imprudence ; que voulez-vous, un nom comme le vÆtre devait me servir de bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent Á couvert ! " La flatterie Êtait fort de mise alors, et M. de TrÊville aimait l'encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s'empËcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce sourire s'effaÚa bientÆt, et revenant de lui-mËme Á l'aventure de Meung : " Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une lÊgÉre cicatrice Á la tempe ? -- Oui, comme le ferait l'Êraflure d'une balle. -- N'Êtait-ce pas un homme de belle mine ? -- Oui. -- De haute taille ? -- Oui. -- P×le de teint et brun de poil ? -- Oui, oui, c'est cela. Comment se fait-il, Monsieur, que vous connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai, je vous le jure, fÙt-ce en enfer... -- Il attendait une femme ? continua TrÊville. -- Il est du moins parti aprÉs avoir causÊ un instant avec celle qu'il attendait. -- Vous ne savez pas quel Êtait le sujet de leur conversation ? -- Il lui remettait une boÏte, lui disait que cette boÏte contenait ses instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'Á Londres. -- Cette femme Êtait Anglaise ? -- Il l'appelait Milady. -- C'est lui ! murmura TrÊville, c'est lui ! je le croyais encore Á Bruxelles ! -- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'Êcria d'Artagnan, indiquez-moi qui il est et d'oÝ il est, puis je vous tiens quitte de tout, mËme de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me venger. -- Gardez-vous-en bien, jeune homme, s'Êcria TrÊville ; si vous le voyez venir, au contraire, d'un cÆtÊ de la rue, passez de l'autre ! Ne vous heurtez pas Á un pareil rocher : il vous briserait comme un verre. -- Cela n'empËche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve... -- En attendant, reprit TrÊville, ne le cherchez pas, si j'ai un conseil Á vous donner. " Tout Á coup TrÊville s'arrËta, frappÊ d'un soupÚon subit. Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait dÊrobÊ la lettre de son pÉre, cette haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ? ce jeune homme n'Êtait-il pas envoyÊ par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque piÉge ? ce prÊtendu d'Artagnan n'Êtait-il pas un Êmissaire du cardinal qu'on cherchait Á introduire dans sa maison, et qu'on avait placÊ prÉs de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela s'Êtait mille fois pratiquÊ ? Il regarda d'Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que la premiÉre. Il fut mÊdiocrement rassurÊ par l'aspect de cette physionomie pÊtillante d'esprit astucieux et d'humilitÊ affectÊe. " Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'Ëtre aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, Êprouvons-le. " " Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien ami, car je tiens pour vraie l'histoire de cette lettre perdue, je veux, dis- je, pour rÊparer la froideur que vous avez d'abord remarquÊe dans mon accueil, vous dÊcouvrir les secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents dÊmËlÊs ne sont que pour tromper les sots. Je ne prÊtends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un brave garÚon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et donne comme un niais dans le panneau, Á la suite de tant d'autres qui s'y sont perdus. Songez bien que je suis dÊvouÊ Á ces deux maÏtres tout-puissants, et que jamais mes dÊmarches sÊrieuses n'auront d'autre but que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres gÊnies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme, rÊglez-vous lÁ-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soit d'instinct mËme, quelqu'une de ces inimitiÊs contre le cardinal telles que nous les voyons Êclater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous attacher Á ma personne. J'espÉre que ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car vous Ëtes jusqu'Á prÊsent le seul jeune homme Á qui j'aie parlÊ comme je le fais. " TrÊville se disait Á part lui : " Si le cardinal m'a dÊpËchÊ ce jeune renard, il n'aura certes pas manquÊ, lui qui sait Á quel point je l'exÉcre, de dire Á son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui ; aussi, malgrÊ mes protestations, le rusÊ compÉre va-t-il me rÊpondre bien certainement qu'il a l'Eminence en horreur. " Il en fut tout autrement que s'y attendait TrÊville ; d'Artagnan rÊpondit avec la plus grande simplicitÊ : " Monsieur, j'arrive Á Paris avec des intentions toutes semblables. Mon pÉre m'a recommandÊ de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de vous, qu'il tient pour les trois premiers de France. " D'Artagnan ajoutait M. de TrÊville aux deux autres, comme on peut s'en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien g×ter. " J'ai donc la plus grande vÊnÊration pour M. le cardinal, continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour moi, Monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette ressemblance de goÙt ; mais si vous avez eu quelque dÊfiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me perds en disant la vÊritÊ ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de m'estimer, et c'est Á quoi je tiens plus qu'Á toute chose au monde. " M. de TrÊville fut surpris au dernier point. Tant de pÊnÊtration, tant de franchise enfin, lui causait de l'admiration, mais ne levait pas entiÉrement ses doutes : plus ce jeune homme Êtait supÊrieur aux autres jeunes gens, plus il Êtait Á redouter s'il se trompait. NÊanmoins il serra la main Á d'Artagnan, et lui dit : " Vous Ëtes un honnËte garÚon, mais dans ce moment je ne puis faire que ce que je vous ai offert tout Á l'heure. Mon hÆtel vous sera toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander Á toute heure et par consÊquent saisir toutes les occasions, vous obtiendrez probablement ce que vous dÊsirez obtenir. -- C'est-Á-dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je m'en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille, ajouta-t-il avec la familiaritÊ du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps. " Et il salua pour se retirer, comme si dÊsormais le reste le regardait. " Mais attendez donc, dit M. de TrÊville en l'arrËtant, je vous ai promis une lettre pour le directeur de l'AcadÊmie. Etes-vous trop fier pour l'accepter, mon jeune gentilhomme ? -- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous rÊponds qu'il n'en sera pas de celle-ci comme de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle arrivera, je vous le jure, Á son adresse, et malheur Á celui qui tenterait de me l'enlever ! " M. de TrÊville sourit Á cette fanfaronnade, et, laissant son jeune compatriote dans l'embrasure de la fenËtre oÝ ils se trouvaient et oÝ ils avaient causÊ ensemble, il alla s'asseoir Á une table et se mit Á Êcrire la lettre de recommandation promise. Pendant ce temps, d'Artagnan, : qui n'avait rien de mieux Á faire, se mit Á battre une marche contre les carreaux, regardant les mousquetaires qui s'en allaient les uns aprÉs les autres, et les suivant du regard jusqu'Á ce qu'ils eussent disparu au tournant de la rue. M. de TrÊville, aprÉs avoir Êcrit la lettre, la cacheta et, se levant, s'approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au moment mËme oÝ d'Artagnan Êtendait la main pour la recevoir, M. de TrÊville fut bien ÊtonnÊ de voir son protÊgÊ faire un soubresaut, rougir de colÉre et s'Êlancer hors du cabinet en criant : " Ah ! sangdieu ! il ne m'Êchappera pas, cette fois. -- Et qui cela ? demanda M. de TrÊville. -- Lui, mon voleur ! rÊpondit d'Artagnan. Ah ! traÏtre ! " Et il disparut. " Diable de fou ! murmura M. de TrÊville. A moins toutefois, ajouta-t- il, que ce ne soit une maniÉre adroite de s'esquiver, en voyant qu'il a manquÊ son coup. " CHAPITRE IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS D'Artagnan, furieux, avait traversÊ l'antichambre en trois bonds et s'ÊlanÚait sur l'escalier, dont il comptait descendre les degrÊs quatre Á quatre, lorsque, emportÊ par sa course, il alla donner tËte baissÊe dans un mousquetaire qui sortait de chez M. de TrÊville par une porte de dÊgagement, et, le heurtant du front Á l'Êpaule, lui fit pousser un cri ou plutÆt un hurlement. " Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course, excusez-moi, mais je suis pressÊ. " A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le saisit par son Êcharpe et l'arrËta. " Vous Ëtes pressÊ ! s'Êcria le mousquetaire, p×le comme un linceul ; sous ce prÊtexte, vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " , et vous croyez que cela suffit ? Pas tout Á fait, mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu M. de TrÊville nous parler un peu cavaliÉrement aujourd'hui, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ? DÊtrompez-vous, compagnon, vous n'Ëtes pas M. de TrÊville, vous. -- Ma foi, rÊpliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, aprÉs le pansement opÊrÊ par le docteur, regagnait son appartement, ma foi, je ne l'ai pas fait exprÉs, j'ai dit : " Excusez-moi. " Il me semble donc que c'est assez. Je vous rÊpÉte cependant, et cette fois c'est trop peut-Ëtre, parole d'honneur ! je suis pressÊ, trÉs pressÊ. L×chez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller oÝ j'ai affaire. -- Monsieur, dit Athos en le l×chant, vous n'Ëtes pas poli. On voit que vous venez de loin. " D'Artagnan avait dÊjÁ enjambÊ trois ou quatre degrÊs, mais Á la remarque d'Athos il s'arrËta court. " Morbleu, Monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas vous qui me donnerez une leÚon de belles maniÉres, je vous prÊviens. -- Peut-Ëtre, dit Athos. -- Ah ! si je n'Êtais pas si pressÊ, s'Êcria d'Artagnan, et si je ne courais pas aprÉs quelqu'un... -- Monsieur l'homme pressÊ, vous me trouverez sans courir, moi, entendez-vous ? -- Et oÝ cela, s'il vous plaÏt ? -- PrÉs des Carmes-Deschaux. -- A quelle heure ? -- Vers midi. -- Vers midi, c'est bien, j'y serai. -- T×chez de ne pas me faire attendre, car Á midi un quart je vous prÊviens que c'est moi qui courrai aprÉs vous et vous couperai les oreilles Á la course. -- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera Á midi moins dix minutes. " Et il se mit Á courir comme si le diable l'emportait, espÊrant retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas avoir conduit bien loin. Mais, Á la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes. Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s'ÊlanÚa pour passer comme une flÉche entre eux deux. Mais d'Artagnan avait comptÊ sans le vent. Comme il allait passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos, et d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vËtement, car, au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il tira Á lui, de sorte que d'Artagnan s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation qu'explique la rÊsistance de l'obstinÊ Porthos. D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir de dessous le manteau qui l'aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il redoutait surtout d'avoir portÊ atteinte Á la fraÏcheur du magnifique baudrier que nous connaissons ; mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez collÊ entre les deux Êpaules de Porthos, c'est- Á-dire prÊcisÊment sur le baudrier. HÊlas ! comme la plupart des choses de ce monde qui n'ont pour elles que l'apparence, le baudrier Êtait d'or par-devant et de simple buffle par-derriÉre. Porthos, en vrai glorieux qu'il Êtait, ne pouvant avoir un baudrier d'or tout entier, en avait au moins la moitiÊ : on comprenait dÉs lors la nÊcessitÊ du rhume et l'urgence du manteau. " Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se dÊbarrasser de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous Ëtes donc enragÊ de vous jeter comme cela sur les gens ! -- Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'Êpaule du gÊant, mais je suis trÉs pressÊ, je cours aprÉs quelqu'un, et... -- Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ? demanda Porthos. -- Non, rÊpondit d'Artagnan piquÊ, non, et gr×ce Á mes yeux je vois mËme ce que ne voient pas les autres. " Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se laissant aller Á sa colÉre : " Monsieur, dit-il, vous vous ferez Êtriller, je vous en prÊviens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires. -- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur. -- C'est celui qui convient Á un homme habituÊ Á regarder en face ses ennemis. -- Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux vÆtres, vous. " Et le jeune homme, enchantÊ de son espiÉglerie, s'Êloigna en riant Á gorge dÊployÊe. Porthos Êcuma de rage et fit un mouvement pour se prÊcipiter sur d'Artagnan. " Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus votre manteau. -- A une heure donc, derriÉre le Luxembourg. -- TrÉs bien, Á une heure " , rÊpondit d'Artagnan en tournant l'angle de la rue. Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eÙt marchÊ l'inconnu, il avait gagnÊ du chemin ; peut-Ëtre aussi Êtait-il entrÊ dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui Á tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en ce sens qu'Á mesure que la sueur inondait son front, son coeur se refroidissait. Il se mit alors Á rÊflÊchir sur les ÊvÊnements qui venaient de se passer ; ils Êtaient nombreux et nÊfastes : il Êtait onze heures du matin Á peine, et dÊjÁ la matinÊe lui avait apportÊ la disgr×ce de M. de TrÊville, qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavaliÉre la faÚon dont d'Artagnan l'avait quittÊ. En outre, il avait ramassÊ deux bons duels avec deux hommes capables de tuer chacun trois d'Artagnan, avec deux mousquetaires enfin, c'est-Á-dire avec deux de ces Ëtres qu'il estimait si fort qu'il les mettait, dans sa pensÊe et dans son coeur, au-dessus de tous les autres hommes. La conjecture Êtait triste. SÙr d'Ëtre tuÊ par Athos, on comprend que le jeune homme ne s'inquiÊtait pas beaucoup de Porthos. Pourtant, comme l'espÊrance est la derniÉre chose qui s'Êteint dans le coeur de l'homme, il en arriva Á espÊrer qu'il pourrait survivre, avec des blessures terribles, bien entendu, Á ces deux duels, et, en cas de survivance, il se fit pour l'avenir les rÊprimandes suivantes : " Quel ÊcervelÊ je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et malheureux Athos Êtait blessÊ juste Á l'Êpaule contre laquelle je m'en vais, moi, donner de la tËte comme un bÊlier. La seule chose qui m'Êtonne, c'est qu'il ne m'ait pas tuÊ roide ; il en avait le droit, et la douleur que je lui ai causÊe a dÙ Ëtre atroce. Quant Á Porthos ! Oh ! quant Á Porthos, ma foi, c'est plus drÆle. " Et malgrÊ lui le jeune homme se mit Á rire, tout en regardant nÊanmoins si ce rire isolÊ, et sans cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire, n'allait pas blesser quelque passant. " Quant Á Porthos, c'est plus drÆle ; mais je n'en suis pas moins un misÊrable Êtourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare ! non ! et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il m'eÙt pardonnÊ bien certainement ; il m'eÙt pardonnÊ si je n'eusse pas ÊtÊ lui parler de ce maudit baudrier, Á mots couverts, c'est vrai ; oui, couverts joliment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit dans la poËle Á frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant Á lui-mËme avec toute l'amÊnitÊ qu'il croyait se devoir, si tu en rÊchappes, ce qui n'est pas probable, il s'agit d'Ëtre Á l'avenir d'une politesse parfaite. DÊsormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme modÉle. Etre prÊvenant et poli, ce n'est pas Ëtre l×che. Regardez plutÆt Aramis : Aramis, c'est la douceur, c'est la gr×ce en personne. Eh bien, personne s'est-il jamais avisÊ de dire qu'Aramis Êtait un l×che ? Non, bien certainement, et dÊsormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement le voici. " D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, Êtait arrivÊ Á quelques pas de l'hÆtel d'Aiguillon, et devant cet hÆtel il avait aperÚu Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son cÆtÊ, Aramis aperÚut d'Artagnan ; mais comme il n'oubliait point que c'Êtait devant ce jeune homme que M. de TrÊville s'Êtait si fort emportÊ le matin, et qu'un tÊmoin des reproches que les mousquetaires avaient reÚus ne lui Êtait d'aucune faÚon agrÊable, il fit semblant de ne pas le voir. D'Artagnan, tout entier au contraire Á ses plans de conciliation et de courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut accompagnÊ du plus gracieux sourire. Aramis inclina lÊgÉrement la tËte, mais ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent Á l'instant mËme leur conversation. D'Artagnan n'Êtait pas assez niais pour ne point s'apercevoir qu'il Êtait de trop ; mais il n'Êtait pas encore assez rompu aux faÚons du beau monde pour se tirer galamment d'une situation fausse comme l'est, en gÊnÊral, celle d'un homme qui est venu se mËler Á des gens qu'il connaÏt Á peine et Á une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-mËme un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu'il remarqua qu'Aramis avait laissÊ tomber son mouchoir et, par mÊgarde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivÊ de rÊparer son inconvenance : il se baissa, et de l'air le plus gracieux qu'il pÙt trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci fÏt pour le retenir, et lui dit en le lui remettant : " Je crois, Monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez f×chÊ de perdre. " Le mouchoir Êtait en effet richement brodÊ et portait une couronne et des armes Á l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutÆt qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon. " Ah ! Ah ! s'Êcria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance de te prËter ses mouchoirs ? " Aramis lanÚa Á d'Artagnan un de ces regards qui font comprendre Á un homme qu'il vient de s'acquÊrir un ennemi mortel ; puis, reprenant son air doucereux : " Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas Á moi, et je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutÆt qu'Á l'