des choses publiques. Il compliqua cet exorde d'une exposition dans laquelle il raconta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce vainqueur des ministres passÊs, cet exemple des ministres Á venir : actes et puissance que nul ne contrecarrait impunÊment. AprÉs cette deuxiÉme partie de son discours, fixant son regard d'Êpervier sur le pauvre Bonacieux, il l'invita Á rÊflÊchir Á la gravitÊ de sa situation. Les rÊflexions du mercier Êtaient toutes faites : il donnait au diable l'instant oÝ M. de La Porte avait eu l'idÊe de le marier avec sa filleule, et l'instant surtout oÝ cette filleule avait ÊtÊ reÚue dame de la lingerie chez la reine. Le fond du caractÉre de maÏtre Bonacieux Êtait un profond ÊgoÐsme mËlÊ Á une avarice sordide, le tout assaisonnÊ d'une poltronnerie extrËme. L'amour que lui avait inspirÊ sa jeune femme, Êtant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons d'ÊnumÊrer. Bonacieux rÊflÊchit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire. " Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que je connais et que j'apprÊcie plus que personne le mÊrite de l'incomparable Eminence par laquelle nous avons l'honneur d'Ëtre gouvernÊs. -- Vraiment ? demanda le commissaire d'un air de doute ; mais s'il en Êtait vÊritablement ainsi, comment seriez-vous Á la Bastille ? -- Comment j'y suis, ou plutÆt pourquoi j'y suis, rÊpliqua M. Bonacieux, voilÁ ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous dire, vu que je l'ignore moi-mËme ; mais, Á coup sÙr, ce n'est pas pour avoir dÊsobligÊ, sciemment du moins, M. le cardinal. -- Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous Ëtes ici accusÊ de haute trahison. -- De haute trahison ! s'Êcria Bonacieux ÊpouvantÊ, de haute trahison ! et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui dÊteste les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit accusÊ de haute trahison ? RÊflÊchissez, Monsieur, la chose est matÊriellement impossible. -- Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l'accusÊ comme si ses petits yeux avaient la facultÊ de lire jusqu'au plus profond des coeurs, Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ? -- Oui, Monsieur, rÊpondit le mercier tout tremblant, sentant que c'Êtait lÁ oÝ les affaires allaient s'embrouiller ; c'est-Á-dire, j'en avais une. -- Comment ? vous en aviez une ! qu'en avez-vous fait, si vous ne l'avez plus ? -- On me l'a enlevÊe, Monsieur. -- On vous l'a enlevÊe ? dit le commissaire. Ah ! " Bonacieux sentit Á ce " ah ! " que l'affaire s'embrouillait de plus en plus. " On vous l'a enlevÊe ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est l'homme qui a commis ce rapt ? -- Je crois le connaÏtre. -- Quel est-il ? -- Songez que je n'affirme rien, Monsieur le commissaire, et que je soupÚonne seulement. -- Qui soupÚonnez-vous ? Voyons, rÊpondez franchement. " M. Bonacieux Êtait dans la plus grande perplexitÊ : devait-il tout nier ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu'il en savait trop long pour avouer ; en disant tout, il faisait preuve de bonne volontÊ. Il se dÊcida donc Á tout dire. " Je soupÚonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout Á fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, Á ce qu'il m'a semblÊ, quand j'attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi. " Le commissaire parut Êprouver quelque inquiÊtude. " Et son nom ? dit-il. -- Oh ! quant Á son nom, je n'en sais rien, mais si je le rencontre jamais, je le reconnaÏtrai Á l'instant mËme, je vous en rÊponds, fÙt-il entre mille personnes. " Le front du commissaire se rembrunit. " Vous le reconnaÏtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-il... -- C'est-Á-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu'il avait fait fausse route, c'est-Á-dire... -- Vous avez rÊpondu que vous le reconnaÏtriez, dit le commissaire ; c'est bien, en voici assez pour aujourd'hui ; il faut, avant que nous allions plus loin, que quelqu'un soit prÊvenu que vous connaissez le ravisseur de votre femme. -- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s'Êcria Bonacieux au dÊsespoir. Je vous ai dit au contraire... -- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes. -- Et oÝ faut-il le conduire ? demanda le greffier. -- Dans un cachot. -- Dans lequel ? -- Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu'il ferme bien " , rÊpondit le commissaire avec une indiffÊrence qui pÊnÊtra d'horreur le pauvre Bonacieux. " HÊlas ! hÊlas ! se dit-il, le malheur est sur ma tËte ; ma femme aura commis quelque crime effroyable ; on me croit son complice, et l'on me punira avec elle : elle en aura parlÊ, elle aura avouÊ qu'elle m'avait tout dit ; une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela ! une nuit est bientÆt passÊe ; et demain, Á la roue, Á la potence ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitiÊ de moi ! " Sans Êcouter le moins du monde les lamentations de maÏtre Bonacieux, lamentations auxquelles d'ailleurs ils devaient Ëtre habituÊs, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, et l'emmenÉrent, tandis que le commissaire Êcrivait en h×te une lettre que son greffier attendait. Bonacieux ne ferma pas l'oeil, non pas que son cachot fÙt par trop dÊsagrÊable, mais parce que ses inquiÊtudes Êtaient trop grandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les premiers rayons du jour se glissÉrent dans sa chambre, l'aurore lui parut avoir pris des teintes funÉbres. Tout Á coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubresaut terrible. Il croyait qu'on venait le chercher pour le conduire Á l'Êchafaud ; aussi, lorsqu'il vit purement et simplement paraÏtre, au lieu de l'exÊcuteur qu'il attendait, son commissaire et son greffier de la veille, il fut tout prÉs de leur sauter au cou. " Votre affaire s'est fort compliquÊe depuis hier au soir, mon brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire toute la vÊritÊ ; car votre repentir peut seul conjurer la colÉre du cardinal. -- Mais je suis prËt Á tout dire, s'Êcria Bonacieux, du moins tout ce que je sais. Interrogez, je vous prie. -- OÝ est votre femme, d'abord ? -- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevÊe. -- Oui, mais depuis hier cinq heures de l'aprÉs-midi, gr×ce Á vous, elle s'est ÊchappÊe. -- Ma femme s'est ÊchappÊe ! s'Êcria Bonacieux. Oh ! la malheureuse ! Monsieur, si elle s'est ÊchappÊe, ce n'est pas ma faute, je vous le jure. -- Qu'alliez-vous donc alors faire chez M. d'Artagnan, votre voisin, avec lequel vous avez eu une longue confÊrence dans la journÊe ? -- Ah ! oui, Monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j'avoue que j'ai eu tort. J'ai ÊtÊ chez M. d'Artagnan. -- Quel Êtait le but de cette visite ? -- De le prier de m'aider Á retrouver ma femme. Je croyais que j'avais droit de la rÊclamer ; je me trompais, Á ce qu'il paraÏt, et je vous en demande bien pardon. -- Et qu'a rÊpondu M. d'Artagnan ? -- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais je me suis bientÆt aperÚu qu'il me trahissait. -- Vous en imposez Á la justice ! M. d'Artagnan a fait un pacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui avaient arrËtÊ votre femme, et l'a soustraite Á toutes les recherches. -- M. d'Artagnan a enlevÊ ma femme ! Ah ÚÁ, mais que me dites-vous lÁ ? -- Heureusement M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui Ëtre confrontÊ. -- Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s'Êcria Bonacieux ; je ne serais pas f×chÊ de voir une figure de connaissance. -- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes. Les deux gardes firent entrer Athos. " Monsieur d'Artagnan, dit le commissaire en s'adressant Á Athos, dÊclarez ce qui s'est passÊ entre vous et Monsieur. -- Mais ! s'Êcria Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan que vous me montrez lÁ ! -- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'Êcria le commissaire. -- Pas le moins du monde, rÊpondit Bonacieux. -- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire. -- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas. -- Comment ! vous ne le connaissez pas ? -- Non. -- Vous ne l'avez jamais vu ? -- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle. -- Votre nom ? demanda le commissaire. -- Athos, rÊpondit le mousquetaire. -- Mais ce n'est pas un nom d'homme, Úa, c'est un nom de montagne ! s'Êcria le pauvre interrogateur qui commenÚait Á perdre la tËte. -- C'est mon nom, dit tranquillement Athos. -- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan. -- Moi ? -- Oui, vous. -- C'est-Á-dire que c'est Á moi qu'on a dit : " Vous Ëtes M. d'Artagnan ? " J'ai rÊpondu : " Vous croyez ? " Mes gardes se sont ÊcriÊs qu'ils en Êtaient sÙrs. Je n'ai pas voulu les contrarier. D'ailleurs je pouvais me tromper. -- Monsieur, vous insultez Á la majestÊ de la justice. -- Aucunement, fit tranquillement Athos. -- Vous Ëtes M. d'Artagnan. -- Vous voyez bien que vous me le dites encore. -- Mais, s'Êcria Á son tour M. Bonacieux, je vous dis, Monsieur le commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute Á avoir. M. d'Artagnan est mon hÆte, et par consÊquent, quoiqu'il ne me paie pas mes loyers, et justement mËme Á cause de cela, je dois le connaÏtre. M. d'Artagnan est un jeune homme de dix-neuf Á vingt ans Á peine, et Monsieur en a trente au moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et Monsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M. de TrÊville : regardez l'uniforme, Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme. -- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. " En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et un messager, introduit par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire. " Oh ! la malheureuse ! s'Êcria le commissaire. -- Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n'est pas de ma femme, j'espÉre ! -- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez. -- Ah ÚÁ !, s'Êcria le mercier exaspÊrÊ, faites-moi le plaisir de me dire, Monsieur, comment mon affaire Á moi peut s'empirer de ce que fait ma femme pendant que je suis en prison ! -- Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan arrËtÊ entre vous, plan infernal ! -- Je vous jure, Monsieur le commissaire, que vous Ëtes dans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme, que je suis entiÉrement Êtranger Á ce qu'elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je la dÊmens, je la maudis. -- Ah ÚÁ ! dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin de moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est trÉs ennuyeux, votre Monsieur Bonacieux. -- Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire en dÊsignant d'un mËme geste Athos et Bonacieux, et qu'ils soient gardÊs plus sÊvÉrement que jamais. -- Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c'est Á M. d'Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le remplacer. -- Faites ce que j'ai dit ! s'Êcria le commissaire, et le secret le plus absolu ! Vous entendez ! " Athos suivit ses gardes en levant les Êpaules, et M. Bonacieux en poussant des lamentations Á fendre le coeur d'un tigre. On ramena le mercier dans le mËme cachot oÝ il avait passÊ la nuit, et l'on l'y laissa toute la journÊe. Toute la journÊe Bonacieux pleura comme un vÊritable mercier, n'Êtant pas du tout homme d'ÊpÊe, il nous l'a dit lui-mËme. Le soir, vers les neuf heures, au moment oÝ il allait se dÊcider Á se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces pas se rapprochÉrent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes parurent. " Suivez-moi, dit un exempt qui venait Á la suite des gardes. -- Vous suivre ! s'Êcria Bonacieux ; vous suivre Á cette heure-ci ! et oÝ cela, mon Dieu ? -- OÝ nous avons l'ordre de vous conduire. -- Mais ce n'est pas une rÊponse, cela. -- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire. -- Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois je suis perdu ! " Et il suivit machinalement et sans rÊsistance les gardes qui venaient le quÊrir. Il prit le mËme corridor qu'il avait dÊjÁ pris, traversa une premiÉre cour, puis un second corps de logis ; enfin, Á la porte de la cour d'entrÊe, il trouva une voiture entourÊe de quatre gardes Á cheval. On le fit monter dans cette voiture, l'exempt se plaÚa prÉs de lui, on ferma la portiÉre Á clef, et tous deux se trouvÉrent dans une prison roulante. La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funÉbre. A travers la grille cadenassÊe, le prisonnier apercevait les maisons et le pavÊ, voilÁ tout ; mais, en vÊritable Parisien qu'il Êtait, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux rÊverbÉres. Au moment d'arriver Á Saint-Paul, lieu oÝ l'on exÊcutait les condamnÊs de la Bastille, il faillit s'Êvanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait s'arrËter lÁ. La voiture passa cependant. Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en cÆtoyant le cimetiÉre Saint-Jean oÝ on enterrait les criminels d'Etat. Une seule chose le rassura un peu, c'est qu'avant de les enterrer on leur coupait gÊnÊralement la tËte, et que sa tËte Á lui Êtait encore sur ses Êpaules. Mais lorsqu'il vit que la voiture prenait la route de la GrÉve, qu'il aperÚut les toits aigus de l'HÆtel de Ville, que la voiture s'engagea sous l'arcade, il crut que tout Êtait fini pour lui, voulut se confesser Á l'exempt, et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l'exempt annonÚa que, s'il continuait Á l'assourdir ainsi, il lui mettrait un b×illon. Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on eÙt dÙ l'exÊcuter en GrÉve, ce n'Êtait pas la peine de le b×illonner, puisqu'on Êtait presque arrivÊ au lieu de l'exÊcution. En effet, la voiture traversa la place fatale sans s'arrËter. Il ne restait plus Á craindre que la Croix-du- Trahoir : la voiture en prit justement le chemin. Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'Êtait Á la Croix-du-Trahoir qu'on exÊcutait les criminels subalternes. Bonacieux s'Êtait flattÊ en se croyant digne de Saint-Paul ou de la place de GrÉve : c'Êtait Á la Croix- du-Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destinÊe ! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au-devant de lui. Lorsqu'il n'en fut plus qu'Á une vingtaine de pas, il entendit une rumeur, et la voiture s'arrËta. C'Êtait plus que n'en pouvait supporter le pauvre Bonacieux, dÊjÁ ÊcrasÊ par les Êmotions successives qu'il avait ÊprouvÊes ; il poussa un faible gÊmissement, qu'on eÙt pu prendre pour le dernier soupir d'un moribond, et il s'Êvanouit. CHAPITRE XIV. L'HOMME DE MEUNG Ce rassemblement Êtait produit non point par l'attente d'un homme qu'on devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu. La voiture, arrËtÊe un instant, reprit donc sa marche, traversa la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-HonorÊ, tourna la rue des Bons-Enfants et s'arrËta devant une porte basse. La porte s'ouvrit, deux gardes reÚurent dans leurs bras Bonacieux, soutenu par l'exempt ; on le poussa dans une allÊe, on lui fit monter un escalier, et on le dÊposa dans une antichambre. Tous ces mouvements s'Êtaient opÊrÊs pour lui d'une faÚon machinale. Il avait marchÊ comme on marche en rËve ; il avait entrevu les objets Á travers un brouillard ; ses oreilles avaient perÚu des sons sans les comprendre ; on eÙt pu l'exÊcuter dans ce moment qu'il n'eÙt pas fait un geste pour entreprendre sa dÊfense, qu'il n'eÙt pas poussÊ un cri pour implorer la pitiÊ. Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyÊ au mur et les bras pendants, Á l'endroit mËme oÝ les gardes l'avaient dÊposÊ. Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet menaÚant, comme rien n'indiquait qu'il courÙt un danger rÊel, comme la banquette Êtait convenablement rembourrÊe, comme la muraille Êtait recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenËtre, retenus par des embrasses d'or, il comprit peu Á peu que sa frayeur Êtait exagÊrÊe, et il commenÚa de remuer la tËte Á droite et Á gauche et de bas en haut. A ce mouvement, auquel personne ne s'opposa, il reprit un peu de courage et se risqua Á ramener une jambe, puis l'autre ; enfin, en s'aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds. En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portiÉre, continua d'Êchanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la piÉce voisine, et se retournant vers le prisonnier : " C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il. -- Oui, Monsieur l'officier, balbutia le mercier, plus mort que vif, pour vous servir. -- Entrez " , dit l'officier. Et il s'effaÚa pour que le mercier pÙt passer. Celui-ci obÊit sans rÊplique, et entra dans la chambre oÝ il paraissait Ëtre attendu. C'Êtait un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes offensives et dÊfensives, clos et ÊtouffÊ, et dans lequel il y avait dÊjÁ du feu, quoique l'on fÙt Á peine Á la fin du mois de septembre. Une table carrÊe, couverte de livres et de papiers sur lesquels Êtait dÊroulÊ un plan immense de la ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement. Debout devant la cheminÊe Êtait un homme de moyenne taille, Á la mine haute et fiÉre, aux yeux perÚants, au front large, Á la figure amaigrie qu'allongeait encore une royale surmontÊe d'une paire de moustaches. Quoique cet homme eÙt trente-six Á trente-sept ans Á peine, cheveux, moustache et royale s'en allaient grisonnant. Cet homme, moins l'ÊpÊe, avait toute la mine d'un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore lÊgÉrement couvertes de poussiÉre indiquaient qu'il avait montÊ Á cheval dans la journÊe. Cet homme, c'Êtait Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non point tel qu'on nous le reprÊsente, cassÊ comme un vieillard, souffrant comme un martyr, le corps brisÊ, la voix Êteinte, enterrÊ dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipÊe, ne vivant plus que par la force de son gÊnie, et ne soutenant plus la lutte avec l'Europe que par l'Êternelle application de sa pensÊe ; mais tel qu'il Êtait rÊellement Á cette Êpoque, c'est-Á-dire adroit et galant cavalier, faible de corps dÊjÁ, mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient existÊ ; se prÊparant enfin, aprÉs avoir soutenu le duc de Nevers dans son duchÊ de Mantoue, aprÉs avoir pris NÏmes, Castres et UzÉs, Á chasser les Anglais de l'Ïle de RÊ et Á faire le siÉge de La Rochelle. A la premiÉre vue, rien ne dÊnotait donc le cardinal, et il Êtait impossible Á ceux-lÁ qui ne connaissaient point son visage de deviner devant qui ils se trouvaient. Le pauvre mercier demeura debout Á la porte, tandis que les yeux du personnage que nous venons de dÊcrire se fixaient sur lui, et semblaient vouloir pÊnÊtrer jusqu'au fond du passÊ. " C'est lÁ ce Bonacieux ? demanda-t-il aprÉs un moment de silence. -- Oui, Monseigneur, reprit l'officier. -- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. " L'officier prit sur la table les papiers dÊsignÊs, les remit Á celui qui les demandait, s'inclina jusqu'Á terre, et sortit. Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille. De temps en temps, l'homme de la cheminÊe levait les yeux de dessus les Êcritures, et les plongeait comme deux poignards jusqu'au fond du coeur du pauvre mercier. Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d'examen, le cardinal Êtait fixÊ. " Cette tËte-lÁ n'a jamais conspirÊ, murmura-t-il ; mais n'importe, voyons toujours. -- Vous Ëtes accusÊ de haute trahison, dit lentement le cardinal. -- C'est ce qu'on m'a dÊjÁ appris, Monseigneur, s'Êcria Bonacieux, donnant Á son interrogateur le titre qu'il avait entendu l'officier lui donner ; mais je vous jure que je n'en savais rien. " Le cardinal rÊprima un sourire. " Vous avez conspirÊ avec votre femme, avec Mme de Chevreuse et avec Milord duc de Buckingham. -- En effet, Monseigneur, rÊpondit le mercier, je l'ai entendue prononcer tous ces noms-lÁ. -- Et Á quelle occasion ? -- Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attirÊ le duc de Buckingham Á Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui. -- Elle disait cela ? s'Êcria le cardinal avec violence. -- Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit qu'elle avait tort de tenir de pareils propos, et que Son Eminence Êtait incapable... -- Taisez-vous, vous Ëtes un imbÊcile, reprit le cardinal. -- C'est justement ce que ma femme m'a rÊpondu, Monseigneur. -- Savez-vous qui a enlevÊ votre femme ? -- Non, Monseigneur. -- Vous avez des soupÚons, cependant ? -- Oui, Monseigneur ; mais ces soupÚons ont paru contrarier M. le commissaire, et je ne les ai plus. -- Votre femme s'est ÊchappÊe, le saviez-vous ? -- Non, Monseigneur, je l'ai appris depuis que je suis en prison, et toujours par l'entremise de M. le commissaire, un homme bien aimable ! " Le cardinal rÊprima un second sourire. " Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ? -- Absolument, Monseigneur ; mais elle a dÙ rentrer au Louvre. -- A une heure du matin elle n'y Êtait pas rentrÊe encore. -- Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-elle devenue alors ? -- On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au cardinal ; le cardinal sait tout. -- En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal consentira Á me dire ce qu'est devenue ma femme ? -- Peut-Ëtre ; mais il faut d'abord que vous avouiez tout ce que vous savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de Chevreuse. -- Mais, Monseigneur, je n'en sais rien ; je ne l'ai jamais vue. -- Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle directement chez vous ? -- Presque jamais : elle avait affaire Á des marchands de toile, chez lesquels je la conduisais. -- Et combien y en avait-il de marchands de toile ? -- Deux, Monseigneur. -- OÝ demeurent-ils ? -- Un, rue de Vaugirard ; l'autre, rue de La Harpe. -- Entriez-vous chez eux avec elle ? -- Jamais, Monseigneur ; je l'attendais Á la porte. -- Et quel prÊtexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule ? -- Elle ne m'en donnait pas ; elle me disait d'attendre, et j'attendais. -- Vous Ëtes un mari complaisant, mon cher Monsieur Bonacieux ! " dit le cardinal. " Il m'appelle son cher Monsieur ! dit en lui-mËme le mercier. Peste ! les affaires vont bien ! " " ReconnaÏtriez-vous ces portes ? -- Oui. -- Savez-vous les numÊros ? -- Oui. -- Quels sont-ils ? -- N 25, dans la rue de Vaugirard ; n 75, dans la rue de La Harpe. -- C'est bien " , dit le cardinal. A ces mots, il prit une sonnette d'argent, et sonna ; l'officier rentra. " Allez, dit-il Á demi-voix, me chercher Rochefort ; et qu'il vienne Á l'instant mËme, s'il est rentrÊ. -- Le comte est lÁ, dit l'officier, il demande instamment Á parler Á Votre Eminence ! " " A Votre Eminence ! murmura Bonacieux, qui savait que tel Êtait le titre qu'on donnait d'ordinaire Á M. le cardinal, ... Á Votre Eminence ! " " Qu'il vienne alors, qu'il vienne ! " dit vivement Richelieu. L'officier s'ÊlanÚa hors de l'appartement, avec cette rapiditÊ que mettaient d'ordinaire tous les serviteurs du cardinal Á lui obÊir. " A Votre Eminence ! " murmurait Bonacieux en roulant des yeux ÊgarÊs. Cinq secondes ne s'Êtaient pas ÊcoulÊes depuis la disparition de l'officier, que la porte s'ouvrit et qu'un nouveau personnage entra. " C'est lui, s'Êcria Bonacieux. -- Qui lui ? demanda le cardinal. -- Celui qui m'a enlevÊ ma femme. " Le cardinal sonna une seconde fois. L'officier reparut. " Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu'il attende que je le rappelle devant moi. -- Non, Monseigneur ! non, ce n'est pas lui ! s'Êcria Bonacieux ; non, je m'Êtais trompÊ : c'est un autre qui ne lui ressemble pas du tout ! Monsieur est un honnËte homme. -- Emmenez cet imbÊcile ! " dit le cardinal. L'officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans l'antichambre oÝ il trouva ses deux gardes. Le nouveau personnage qu'on venait d'introduire suivit des yeux avec impatience Bonacieux jusqu'Á ce qu'il fÙt sorti, et dÉs que la porte se fut refermÊe sur lui : " Ils se sont vus, dit-il en s'approchant vivement du cardinal. -- Qui ? demanda Son Eminence. -- Elle et lui. -- La reine et le duc ? s'Êcria Richelieu. -- Oui. -- Et oÝ cela ? -- Au Louvre. -- Vous en Ëtes sÙr ? -- Parfaitement sÙr. -- Qui vous l'a dit ? -- Mme de Lannoy, qui est toute Á Votre Eminence, comme vous le savez. -- Pourquoi ne l'a-t-elle pas dit plus tÆt ? -- Soit hasard, soit dÊfiance, la reine a fait coucher Mme de Fargis dans sa chambre, et l'a gardÊe toute la journÊe. -- C'est bien, nous sommes battus. T×chons de prendre notre revanche. -- Je vous y aiderai de toute mon ×me, Monseigneur, soyez tranquille. -- Comment cela s'est-il passÊ ? -- A minuit et demi, la reine Êtait avec ses femmes... -- OÝ cela ? -- Dans sa chambre Á coucher... -- Bien. -- Lorsqu'on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de lingerie... -- AprÉs ? -- AussitÆt la reine a manifestÊ une grande Êmotion, et, malgrÊ le rouge dont elle avait le visage couvert, elle a p×li. -- AprÉs ! aprÉs ! -- Cependant, elle s'est levÊe, et d'une voix altÊrÊe : " Mesdames, a-t- elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens. " Et elle a ouvert la porte de son alcÆve, puis elle est sortie. -- Pourquoi Mme de Lannoy n'est-elle pas venue vous prÊvenir Á l'instant mËme ? -- Rien n'Êtait bien certain encore ; d'ailleurs, la reine avait dit : " Mesdames, attendez-moi " ; et elle n'osait dÊsobÊir Á la reine. -- Et combien de temps la reine est-elle restÊe hors de la chambre ? -- Trois quarts d'heure. -- Aucune de ses femmes ne l'accompagnait ? -- DoÓa EstÊfania seulement. -- Et elle est rentrÊe ensuite ? -- Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose Á son chiffre, et sortir aussitÆt. -- Et quand elle est rentrÊe, plus tard, a-t-elle rapportÊ le coffret ? -- Non. -- Mme de Lannoy savait-elle ce qu'il y avait dans ce coffret ? -- Oui : les ferrets en diamants que Sa MajestÊ a donnÊs Á la reine. -- Et elle est rentrÊe sans ce coffret ? -- Oui. -- L'opinion de Mme de Lannoy est qu'elle les a remis alors Á Buckingham ? -- Elle en est sÙre. -- Comment cela ? -- Pendant la journÊe, Mme de Lannoy, en sa qualitÊ de dame d'atour de la reine, a cherchÊ ce coffret, a paru inquiÉte de ne pas le trouver et a fini par en demander des nouvelles Á la reine. -- Et alors, la reine... ? -- La reine est devenue fort rouge et a rÊpondu qu'ayant brisÊ la veille un de ses ferrets, elle l'avait envoyÊ raccommoder chez son orfÉvre. -- Il faut y passer et s'assurer si la chose est vraie ou non. -- J'y suis passÊ. -- Eh bien, l'orfÉvre ? -- L'orfÉvre n'a entendu parler de rien. -- Bien ! bien ! Rochefort, tout n'est pas perdu, et peut-Ëtre... peut-Ëtre tout est-il pour le mieux ! -- Le fait est que je ne doute pas que le gÊnie de Votre Eminence... -- Ne rÊpare les bËtises de mon agent, n'est-ce pas ? -- C'est justement ce que j'allais dire, si Votre Eminence m'avait laissÊ achever ma phrase. -- Maintenant, savez-vous oÝ se cachaient la duchesse de Chevreuse et le duc de Buckingham ? -- Non, Monseigneur, mes gens n'ont pu rien me dire de positif lÁ- dessus. -- Je le sais, moi. -- Vous, Monseigneur ? -- Oui, ou du moins je m'en doute. Ils se tenaient, l'un rue de Vaugirard, n 25, et l'autre rue de La Harpe, n 75. -- Votre Eminence veut-elle que je les fasse arrËter tous deux ? -- Il sera trop tard, ils seront partis. -- N'importe, on peut s'en assurer. -- Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons. -- J'y vais, Monseigneur. " Et Rochefort s'ÊlanÚa hors de l'appartement. Le cardinal, restÊ seul, rÊflÊchit un instant et sonna une troisiÉme fois. Le mËme officier reparut. " Faites entrer le prisonnier " , dit le cardinal. MaÏtre Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe du cardinal, l'officier se retira. " Vous m'avez trompÊ, dit sÊvÉrement le cardinal. -- Moi, s'Êcria Bonacieux, moi, tromper Votre Eminence ! -- Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n'allait pas chez des marchands de toile. -- Et oÝ allait-elle, juste Dieu ? -- Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Buckingham. -- Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, c'est cela, Votre Eminence a raison. J'ai dit plusieurs fois Á ma femme qu'il Êtait Êtonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles, dans des maisons qui n'avaient pas d'enseignes, et chaque fois ma femme s'est mise Á rire. Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux pieds de l'Eminence, ah ! que vous Ëtes bien le cardinal, le grand cardinal, l'homme de gÊnie que tout le monde rÊvÉre. " Le cardinal, tout mÊdiocre qu'Êtait le triomphe remportÊ sur un Ëtre aussi vulgaire que l'Êtait Bonacieux, n'en jouit pas moins un instant ; puis, presque aussitÆt, comme si une nouvelle pensÊe se prÊsentait Á son esprit, un sourire plissa ses lÉvres, et tendant la main au mercier : " Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous Ëtes un brave homme. -- Le cardinal m'a touchÊ la main ! j'ai touchÊ la main du grand homme ! s'Êcria Bonacieux ; le grand homme m'a appelÊ son ami ! -- Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne qu'il savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui ne le connaissaient pas ; et comme on vous a soupÚonnÊ injustement, Eh bien, il vous faut une indemnitÊ : tenez ! prenez ce sac de cent pistoles, et pardonnez-moi. -- Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hÊsitant Á prendre le sac, craignant sans doute que ce prÊtendu don ne fÙt qu'une plaisanterie. Mais vous Êtiez bien libre de me faire arrËter, vous Ëtes bien libre de me faire torturer, vous Ëtes bien libre de me faire pendre : vous Ëtes le maÏtre, et je n'aurais pas eu le plus petit mot Á dire. Vous pardonner, Monseigneur ! Allons donc, vous n'y pensez pas ! -- Ah ! mon cher Monsieur Bonacieux ! vous y mettez de la gÊnÊrositÊ, je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous prenez ce sac, et vous vous en allez sans Ëtre trop mÊcontent ? -- Je m'en vais enchantÊ, Monseigneur. -- Adieu donc, ou plutÆt Á revoir, car j'espÉre que nous nous reverrons. -- Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de Son Eminence. -- Ce sera souvent, soyez tranquille, car j'ai trouvÊ un charme extrËme Á votre conversation. -- Oh ! Monseigneur ! -- Au revoir, Monsieur Bonacieux, au revoir. " Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux rÊpondit en s'inclinant jusqu'Á terre ; puis il sortit Á reculons, et quand il fut dans l'antichambre, le cardinal l'entendit qui, dans son enthousiasme, criait Á tue-tËte : " Vive Monseigneur ! vive Son Eminence ! vive le grand cardinal ! " Le cardinal Êcouta en souriant cette brillante manifestation des sentiments enthousiastes de maÏtre Bonacieux ; puis, quand les cris de Bonacieux se furent perdus dans l'Êloignement : " Bien, dit-il, voici dÊsormais un homme qui se fera tuer pour moi. " Et le cardinal se mit Á examiner avec la plus grande attention la carte de La Rochelle qui, ainsi que nous l'avons dit, Êtait Êtendue sur son bureau, traÚant avec un crayon la ligne oÝ devait passer la fameuse digue qui, dix-huit mois plus tard, fermait le port de la citÊ assiÊgÊe. Comme il en Êtait au plus profond de ses mÊditations stratÊgiques, la porte se rouvrit, et Rochefort rentra. " Eh bien ? dit vivement le cardinal en se levant avec une promptitude qui prouvait le degrÊ d'importance qu'il attachait Á la commission dont il avait chargÊ le comte. -- Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six Á vingt-huit ans et un homme de trente-cinq Á quarante ans ont logÊ effectivement, l'un quatre jours et l'autre cinq, dans les maisons indiquÊes par Votre Eminence : mais la femme est partie cette nuit, et l'homme ce matin. -- C'Êtaient eux ! s'Êcria le cardinal, qui regardait Á la pendule ; et maintenant, continua-t-il, il est trop tard pour faire courir aprÉs : la duchesse est Á Tours, et le duc Á Boulogne. C'est Á Londres qu'il faut les rejoindre. -- Quels sont les ordres de Votre Eminence ? -- Pas un mot de ce qui s'est passÊ ; que la reine reste dans une sÊcuritÊ parfaite ; qu'elle ignore que nous savons son secret ; qu'elle croie que nous sommes Á la recherche d'une conspiration quelconque. Envoyez- moi le garde des sceaux SÊguier. -- Et cet homme, qu'en a fait Votre Eminence ? -- Quel homme ? demanda le cardinal. -- Ce Bonacieux ? -- J'en ai fait tout ce qu'on pouvait en faire. J'en ai fait l'espion de sa femme. " Le comte de Rochefort s'inclina en homme qui reconnaÏt la grande supÊrioritÊ du maÏtre, et se retira. RestÊ seul, le cardinal s'assit de nouveau, Êcrivit une lettre qu'il cacheta de son sceau particulier, puis il sonna. L'officier entra pour la quatriÉme fois. " Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s'apprËter pour un voyage. " Un instant aprÉs, l'homme qu'il avait demandÊ Êtait debout devant lui, tout bottÊ et tout ÊperonnÊ. " Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres. Vous ne vous arrËterez pas un instant en route. Vous remettrez cette lettre Á Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez chez mon trÊsorier et faites-vous payer. Il y en a autant Á toucher si vous Ëtes ici de retour dans six jours et si vous avez bien fait ma commission. " Le messager, sans rÊpondre un seul mot, s'inclina, prit la lettre, le bon de deux cents pistoles, et sortit. Voici ce que contenait la lettre : " Milady, Trouvez-vous au premier bal oÝ se trouvera le duc de Buckingham. Il aura Á son pourpoint douze ferrets de diamants, approchez-vous de lui et coupez-en deux. AussitÆt que ces ferrets seront en votre possession, prÊvenez-moi. " CHAPITRE XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE Le lendemain du jour oÝ ces ÊvÊnements Êtaient arrivÊs, Athos n'ayant point reparu, M. de TrÊville avait ÊtÊ prÊvenu par d'Artagnan et par Porthos de sa disparition. Quant Á Aramis, il avait demandÊ un congÊ de cinq jours, et il Êtait Á Rouen, disait-on, pour affaires de famille. M. de TrÊville Êtait le pÉre de ses soldats. Le moindre et le plus inconnu d'entre eux, dÉs qu'il portait l'uniforme de la compagnie, Êtait aussi certain de son aide et de son appui qu'aurait pu l'Ëtre son frÉre lui-mËme. Il se rendit donc Á l'instant chez le lieutenant criminel. On fit venir l'officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et les renseignements successifs apprirent qu'Athos Êtait momentanÊment logÊ au Fort-l'EvËque. Athos avait passÊ par toutes les Êpreuves que nous avons vu Bonacieux subir. Nous avons assistÊ Á la scÉne de confrontation entre les deux captifs. Athos, qui n'avait rien dit jusque-lÁ de peur que d'Artagnan, inquiÊtÊ Á son tour, n'eÙt point le temps qu'il lui fallait, Athos dÊclara, Á partir de ce moment, qu'il se nommait Athos et non d'Artagnan. Il ajouta qu'il ne connaissait ni Monsieur, ni Madame Bonacieux, qu'il n'avait jamais parlÊ ni Á l'un, ni Á l'autre ; qu'il Êtait venu vers les dix heures du soir pour faire visite Á M. d'Artagnan, son ami, mais que jusqu'Á cette heure il Êtait restÊ chez M. de TrÊville, oÝ il avait dÏnÊ ; vingt tÊmoins, ajouta-t-il, pouvaient attester le fait, et il nomma plusieurs gentilshommes distinguÊs, entre autres M. le duc de La TrÊmouille. Le second commissaire fut aussi Êtourdi que le premier de la dÊclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel il aurait bien voulu prendre la revanche que les gens de robe aiment tant Á gagner sur les gens d'ÊpÊe ; mais le nom de M. de TrÊville et celui de M. le duc de La TrÊmouille mÊritaient rÊflexion. Athos fut aussi envoyÊ au cardinal, mais malheureusement le cardinal Êtait au Louvre chez le roi. C'Êtait prÊcisÊment le moment oÝ M. de TrÊville, sortant de chez le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du Fort-l'EvËque, sans avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa MajestÊ. Comme capitaine des mousquetaires, M. de TrÊville avait Á toute heure ses entrÊes chez le roi. On sait quelles Êtaient les prÊventions du roi contre la reine, prÊventions habilement entretenues par le cardinal, qui, en fait d'intrigues, se dÊfiait infiniment plus des femmes que des hommes. Une des grandes causes surtout de cette prÊvention Êtait l'amitiÊ d'Anne d'Autriche pour Mme de Chevreuse. Ces deux femmes l'inquiÊtaient plus que les guerres avec l'Espagne, les dÊmËlÊs avec l'Angleterre et l'embarras des finances. A ses yeux et dans sa conviction, Mme de Chevreuse servait la reine non seulement dans ses intrigues politiques, mais, ce qui le tourmentait bien plus encore, dans ses intrigues amoureuses. Au premier mot de ce qu'avait dit M. le cardinal, que Mme de Chevreuse, exilÊe Á Tours et qu'on croyait dans cette ville, Êtait venue Á Paris et, pendant cinq jours qu'elle y Êtait restÊe, avait dÊpistÊ la police, le roi Êtait entrÊ dans une furieuse colÉre. Capricieux et infidÉle, le roi voulait Ëtre Louis le Juste et Louis le Chaste . La postÊritÊ comprendra difficilement ce caractÉre, que l'histoire n'explique que par des faits et jamais par des raisonnements. Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement Mme de Chevreuse Êtait venue Á Paris, mais encore que la reine avait renouÊ avec elle Á l'aide d'une de ces correspondances mystÊrieuses qu'Á cette Êpoque on nommait une cabale ; lorsqu'il affirma que lui, le cardinal, allait dÊmËler les fils les plus obscurs de cette intrigue, quand, au moment d'arrËter sur le fait, en flagrant dÊlit, nanti de toutes les preuves, l'Êmissaire de la reine prÉs de l'exilÊe, un mousquetaire avait osÊ interrompre violemment le cours de la justice en tombant, l'ÊpÊe Á la main, sur d'honnËtes gens de loi chargÊs d'examiner avec impartialitÊ toute l'affaire pour la mettre sous les yeux du roi, Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l'appartement de la reine avec cette p×le et muette indignation qui, lorsqu'elle Êclatait, conduisait ce prince jusqu'Á la plus froide cruautÊ. Et cependant, dans tout cela, le cardinal n'avait pas encore dit un mot du duc de Buckingham. Ce fut alors que M. de TrÊville entra, froid, poli et dans une tenue irrÊprochable. Averti de ce qui venait de se passer par la prÊsence du cardinal et par l'altÊration de la figure du roi, M. de TrÊville se sentit fort comme Samson devant les Philistins. Louis XIII mettait dÊjÁ la main sur le bouton de la porte ; au bruit que fit M. de TrÊville en entrant, il se retourna. " Vous arrivez bien, Monsieur, dit le roi, qui, lorsque ses passions Êtaient montÊes Á un certain point, ne savait pas dissimuler, et j'en apprends de belles sur le compte de vos mousquetaires. -- Et moi, dit froidement M. de TrÊville, j'en ai de belles Á apprendre Á Votre MajestÊ sur ses gens de robe. -- PlaÏt-il ? dit le roi avec hauteur. -- J'ai l'honneur d'apprendre Á Votre MajestÊ, continua M. de TrÊville du mËme ton, qu'un parti de procureurs, de commissaires et de gens de police, gens fort estimables mais fort acharnÊs, Á ce qu'il paraÏt, contre l'uniforme, s'est permis d'arrËter dans une maison, d'emmener en pleine rue et de jeter au Fort-l'EvËque, tout cela sur un ordre que l'on a refusÊ de me reprÊsenter, un de mes mousquetaires, ou plutÆt des vÆtres, Sire, d'une conduite irrÊprochable, d'une rÊputation presque illustre, et que Votre MajestÊ connaÏt favorablement, M. Athos. -- Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait, je connais ce nom. -- Que Votre MajestÊ se le rappelle, dit M. de TrÊville ; M. Athos est ce mousquetaire qui, dans le f×cheux duel que vous savez, a eu le malheur de blesser griÉvement M. de Cahusac. -- A propos, Monseigneur, continua TrÊville en s'adressant au cardinal, M. de Cahusac est tout Á fait rÊtabli, n'est-ce pas ? -- Merci ! dit le cardinal en se pinÚant les lÉvres de colÉre. -- M. Athos Êtait donc allÊ rendre visite Á l'un de ses amis alors absent, continua M. de TrÊville, Á un jeune BÊarnais, cadet aux gardes de Sa MajestÊ, compagnie des Essarts ; mais Á peine venait-il de s'installer chez son ami et de prendre un livre en l'attendant, qu'une nuÊe de recors et de soldats mËlÊs ensemble vint faire le siÉge de la maison, enfonÚa plusieurs portes... " Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait : " C'est pour l'affaire dont je vous ai parlÊ. " " Nous savons tout cela, rÊpliqua le roi, car tout cela s'est fait pour notre service. -- Alors, dit TrÊville, c'est aussi pour le service de Votre MajestÊ qu'on a saisi un de mes mousquetaires innocent, qu'on l'a placÊ entre deux gardes comme un malfaiteur, et qu'on a promenÊ au milieu d'une populace insolente ce galant homme, qui a versÊ dix fois son sang pour le service de Votre MajestÊ et qui est prËt Á le rÊpandre encore. -- Bah ! dit le roi ÊbranlÊ, les choses se sont passÊes ainsi ? -- M. de TrÊville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus grand flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galant homme venait, une heure auparavant, de frapper Á coups d'ÊpÊe quatre commissaires instructeurs dÊlÊguÊs par moi afin d'instruire une affaire de la plus haute importance. -- Je dÊfie Votre Eminence de le prouver, s'Êcria M. de TrÊville avec sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute militaire, car, une heure auparavant, M. Athos, qui, je le confierai Á Votre MajestÊ, est un homme de la plus haute qualitÊ, me faisait l'honneur, aprÉs avoir dÏnÊ chez moi, de causer dans le salon de mon hÆtel avec M. le duc de La TrÊmouille et M. le comte de Ch×lus, qui s'y trouvaient. " Le roi regarda le cardinal. " Un procÉs-verbal fait foi, dit le cardinal rÊpondant tout haut Á l'interrogation muette de Sa MajestÊ, et les gens maltraitÊs ont dressÊ le suivant, que j'ai l'honneur de prÊsenter Á Votre MajestÊ. -- ProcÉs-verbal de gens de robe vaut-il la parole d'honneur, rÊpondit fiÉrement TrÊville, d'homme d'ÊpÊe ? -- Allons, allons, TrÊville, taisez-vous, dit le roi. -- Si Son Eminence a quelque soupÚon contre un de mes mousquetaires, dit TrÊville, la justice de M. le cardinal est assez connue pour que je demande moi-mËme une enquËte. -- Dans la maison oÝ cette descente de justice a ÊtÊ faite, continua le cardinal impassible, loge, je crois, un BÊarnais ami du mousquetaire. -- Votre Eminence veut parler de M. d'Artagnan ? -- Je veux parler d'un jeune homme que vous protÊgez, Monsieur de TrÊville. -- Oui, Votre Eminence, c'est cela mËme. -- Ne soupÚonnez-vous pas ce jeune homme d'avoir donnÊ de mauvais conseils... -- A M. Athos, Á un homme qui a le double de son ×ge ? interrompit M. de TrÊville ; non, Monseigneur. D'ailleurs, M. d'Artagnan a passÊ la soirÊe chez moi. -- Ah ÚÁ, dit le cardinal, tout le monde a donc passÊ la soirÊe chez vous ? -- Son Eminence douterait-elle de ma parole ? dit TrÊville, le rouge de la colÉre au front. -- Non, Dieu m'en garde ! dit le cardinal ; mais, seulement, Á quelle heure Êtait-il chez vous ? -- Oh ! cela je puis le dire sciemment Á Votre Eminence, car, comme il entrait, je remarquai qu'il Êtait neuf heures et demie Á la pendule, quoique j'eusse cru qu'il Êtait plus tard. -- Et Á quelle heure est-il sorti de votre hÆtel ? -- A dix heures et demie : une heure aprÉs l'ÊvÊnement. -- Mais, enfin, rÊpondit le cardinal, qui ne soupÚonnait pas un instant la loyautÊ de TrÊville, et qui sentait que la victoire lui Êchappait, mais, enfin, Athos a ÊtÊ pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs. -- Est-il dÊfendu Á un ami de visiter un ami ? Á un mousquetaire de ma compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de M. des Essarts ? -- Oui, quand la maison oÝ il fraternise avec cet ami est suspecte. -- C'est que cette maison est suspecte, TrÊville, dit le roi ; peut-Ëtre ne le saviez-vous pas ? -- En effet, Sire, je l'ignorais. En tout cas, elle peut Ëtre suspecte partout ; mais je nie qu'elle le soit dans la partie qu'habite M. d'Artagnan ; car je puis vous affirmer, Sire, que, si j'en crois ce qu'il a dit, il n'existe pas un plus dÊvouÊ serviteur de Sa MajestÊ, un admirateur plus profond de M. le cardinal. -- N'est-ce pas ce d'Artagnan qui a blessÊ un jour Jussac dans cette malheureuse rencontre qui a eu lieu prÉs du couvent des Carmes- DÊchaussÊs ? demanda le roi en regardant le cardinal, qui rougit de dÊpit. -- Et le lendemain, Bernajoux. Oui, Sire, oui, c'est bien cela, et Votre MajestÊ a bonne mÊmoire. -- Allons, que rÊsolvons-nous ? dit le roi. -- Cela regarde Votre MajestÊ plus que moi, dit le cardinal. J'affirmerais la culpabilitÊ. -- Et moi je la nie, dit TrÊville. Mais Sa MajestÊ a des juges, et ses juges dÊcideront. -- C'est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges : c'est leur affaire de juger, et ils jugeront. -- Seulement, reprit TrÊville, il est bien triste qu'en ce temps malheureux oÝ nous sommes, la vie la plus pure, la vertu la plus incontestable n'exemptent pas un homme de l'infamie et de la persÊcution. Aussi l'armÊe sera-t-elle peu contente, je puis en rÊpondre, d'Ëtre en butte Á des traitements rigoureux Á propos d'affaires de police. " Le mot Êtait imprudent ; mais M. de TrÊville l'avait lancÊ avec connaissance de cause. Il voulait une explosion, parce qu'en cela la mine fait du feu, et que le feu Êclaire. " Affaires de police ! s'Êcria le roi, relevant les paroles de M. de TrÊville : affaires de police ! et qu'en savez-vous, Monsieur ? MËlez- vous de vos mousquetaires, et ne me rompez pas la tËte. Il semble, Á vous entendre, que, si par malheur on arrËte un mousquetaire, la France est en danger. Eh ! que de bruit pour un mousquetaire ! j'en ferai arrËter dix, ventrebleu ! cent, mËme ; toute la compagnie ! et je ne veux pas que l'on souffle mot. -- Du moment oÝ ils sont suspects Á Votre MajestÊ, dit TrÊville, les mousquetaires sont coupables ; aussi, me voyez-vous, Sire, prËt Á vous rendre mon ÊpÊe ; car aprÉs avoir accusÊ mes soldats, M. le cardinal, je n'en doute pas, finira par m'accuser moi-mËme ; ainsi mieux vaut que je me constitue prisonnier avec M. Athos, qui est arrËtÊ dÊjÁ, et M. d'Artagnan, qu'on va arrËter sans doute. -- TËte gasconne, en finirez-vous ? dit le roi. -- Sire, rÊpondit TrÊville sans baisser le moindrement la voix, ordonnez qu'on me rende mon mousquetaire, ou qu'il soit jugÊ. -- On le jugera, dit le cardinal. -- Eh bien, tant mieux ; car, dans ce cas, je demanderai Á Sa MajestÊ la permission de plaider pour lui. " Le roi craignit un Êclat. " Si Son Eminence, dit-il, n'avait pas personnellement des motifs... " Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui : " Pardon, dit-il, mais du moment oÝ Votre MajestÊ voit en moi un juge prÊvenu, je me retire. -- Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon pÉre, que M. Athos Êtait chez vous pendant l'ÊvÊnement, et qu'il n'y a point pris part ? -- Par votre glorieux pÉre et par vous-mËme, qui Ëtes ce que j'aime et ce que je vÊnÉre le plus au monde, je le jure ! -- Veuillez rÊflÊchir, Sire, dit le cardinal. Si nous rel×chons ainsi le prisonnier, on ne pourra plus connaÏtre la vÊritÊ. -- M. Athos sera toujours lÁ, reprit M. de TrÊville, prËt Á rÊpondre quand il plaira aux gens de robe de l'interroger. Il ne dÊsertera pas, Monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je rÊponds de lui, moi. -- Au fait, il ne dÊsertera pas, dit le roi ; on le retrouvera toujours, comme dit M. de TrÊville. D'ailleurs, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant d'un air suppliant Son Eminence, donnons-leur de la sÊcuritÊ : cela est politique. " Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu. " Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de gr×ce. -- Le droit de gr×ce ne s'applique qu'aux coupables, dit TrÊville, qui voulait avoir le dernier mot, et mon mousquetaire est innocent. Ce n'est donc pas gr×ce que vous allez faire, Sire, c'est justice. -- Et il est au Fort-l'EvËque ? dit le roi. -- Oui, Sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier des criminels. -- Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il faire ? -- Signer l'ordre de mise en libertÊ, et tout sera dit, reprit le cardinal ; je crois, comme Votre MajestÊ, que la garantie de M. de TrÊville est plus que suffisante. " TrÊville s'inclina respectueusement avec une joie qui n'Êtait pas sans mÊlange de crainte ; il eÙt prÊfÊrÊ une rÊsistance opini×tre du cardinal Á cette soudaine facilitÊ. Le roi signa l'ordre d'Êlargissement, et TrÊville l'emporta sans retard. Au moment oÝ il allait sortir, le cardinal lui fit un sourire amical, et dit au roi : " Une bonne harmonie rÉgne entre les chefs et les soldats, dans vos mousquetaires, Sire ; voilÁ qui est bien profitable au service et bien honorable pour tous. " " Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait TrÊville ; on n'a jamais le dernier mot avec un pareil homme. Mais h×tons-nous, car le roi peut changer d'avis tout Á l'heure ; et au bout du compte, il est plus difficile de remettre Á la Bastille ou au Fort-l'EvËque un homme qui en est sorti, que d'y garder un prisonnier qu'on y tient. " M. de TrÊville fit triomphalement son entrÊe au Fort-l'EvËque, oÝ il dÊlivra le mousquetaire, que sa paisible indiffÊrence n'avait pas abandonnÊ. Puis, la premiÉre fois qu'il revit d'Artagnan : " Vous l'Êchappez belle, lui dit-il ; voilÁ votre coup d'ÊpÊe Á Jussac payÊ. Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il ne faudrait pas trop vous y fier. " Au reste, M. de TrÊville avait raison de se dÊfier du cardinal et de penser que tout n'Êtait pas fini, car Á peine le capitaine des mousquetaires eut-il fermÊ la porte derriÉre lui, que Son Eminence dit au roi : " Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, nous allons causer sÊrieusement, s'il plaÏt Á Votre MajestÊ. Sire, M. de Buckingham Êtait Á Paris depuis cinq jours et n'en est parti que ce matin. " CHAPITRE XVI. OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS Il est impossible de se faire une idÊe de l'impression que ces quelques mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et p×lit successivement ; et le cardinal vit tout d'abord qu'il venait de conquÊrir d'un seul coup tout le terrain qu'il avait perdu. " M. de Buckingham Á Paris ! s'Êcria-t-il, et qu'y vient-il faire ? -- Sans doute conspirer avec nos ennemis les huguenots et les Espagnols. -- Non, pardieu, non ! conspirer contre mon honneur avec Mme de Chevreuse, Mme de Longueville et les CondÊ ! -- Oh ! Sire, quelle idÊe ! La reine est trop sage, et surtout aime trop Votre MajestÊ. -- La femme est faible, Monsieur le cardinal, dit le roi ; et quant Á m'aimer beaucoup, j'ai mon opinion faite sur cet amour. -- Je n'en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc de Buckingham est venu Á Paris pour un projet tout politique. -- Et moi je suis sÙr qu'il est venu pour autre chose, Monsieur le cardinal ; mais si la reine est coupable, qu'elle tremble ! -- Au fait, dit le cardinal, quelque rÊpugnance que j'aie Á arrËter mon esprit sur une pareille trahison, Votre MajestÊ m'y fait penser : Mme de Lannoy, que, d'aprÉs l'ordre de Votre MajestÊ, j'ai interrogÊe plusieurs fois, m'a dit ce matin que la nuit avant celle-ci Sa MajestÊ avait veillÊ fort tard, que ce matin elle avait beaucoup pleurÊ et que toute la journÊe elle avait Êcrit. -- C'est cela, dit le roi ; Á lui sans doute , Cardinal, il me faut les papiers de la reine. -- Mais comment les prendre, Sire ? Il me semble que ce n'est ni moi, ni Votre MajestÊ qui pouvons nous charger d'une pareille mission. -- Comment s'y est-on pris pour la marÊchale d'Ancre ? s'Êcria le roi au plus haut degrÊ de la colÉre ; on a fouillÊ ses armoires, et enfin on l'a fouillÊe elle-mËme. -- La marÊchale d'Ancre n'Êtait que la marÊchale d'Ancre, une aventuriÉre florentine, Sire, voilÁ tout ; tandis que l'auguste Êpouse de Votre MajestÊ est Anne d'Autriche, reine de France, c'est-Á-dire une des plus grandes princesses du monde. -- Elle n'en est que plus coupable, Monsieur le duc ! Plus elle a oubliÊ la haute position oÝ elle Êtait placÊe, plus elle est bas descendue. Il y a longtemps d'ailleurs que je suis dÊcidÊ Á en finir avec toutes ces petites intrigues de politique et d'amour. Elle a aussi prÉs d'elle un certain La Porte... -- Que je crois la cheville ouvriÉre de tout cela, je l'avoue, dit le cardinal. -- Vous pensez donc, comme moi, qu'elle me trompe ? dit le roi. -- Je crois, et je le rÊpÉte Á Votre MajestÊ, que la reine conspire contre la puissance de son roi, mais je n'ai point dit contre son honneur. -- Et moi je vous dis contre tous deux ; moi je vous dis que la reine ne m'aime pas ; je vous dis qu'elle en aime un autre ; je vous dis qu'elle aime cet inf×me duc de Buckingham ! Pourquoi ne l'avez-vous pas fait arrËter pendant qu'il Êtait Á Paris ? -- ArrËter le duc ! arrËter le premier ministre du roi Charles Ier ! Y pensez-vous, Sire ? Quel Êclat ! et si alors les soupÚons de Votre MajestÊ, ce dont je continue Á douter, avaient quelque consistance, quel Êclat terrible ! quel scandale dÊsespÊrant ! -- Mais puisqu'il s'exposait comme un vagabond et un larronneur, il fallait... " Louis XIII s'arrËta lui-mËme, effrayÊ de ce qu'il allait dire, tandis que Richelieu, allongeant le cou, attendait inutilement la parole qui Êtait restÊe sur les lÉvres du roi. " Il fallait ? -- Rien, dit le roi, rien. Mais, pendant tout le temps qu'il a ÊtÊ Á Paris, vous ne l'avez pas perdu de vue ? -- Non, Sire. -- OÝ logeait-il ? -- Rue de La Harpe, n 75. -- OÝ est-ce, cela ? -- Du cÆtÊ du Luxembourg. -- Et vous Ëtes sÙr que la reine et lui ne se sont pas vus ? -- Je crois la reine trop attachÊe Á ses devoirs, Sire. -- Mais ils ont correspondu, c'est Á lui que la reine a Êcrit toute la journÊe ; Monsieur le duc, il me faut ces lettres ! -- Sire, cependant... -- Monsieur le duc, Á quelque prix que ce soit, je les veux. -- Je ferai pourtant observer Á Votre MajestÊ... -- Me trahissez-vous donc aussi, Monsieur le cardinal, pour vous opposer toujours ainsi Á mes volontÊs ? Etes-vous aussi d'accord avec l'Espagnol et avec l'Anglais, avec Mme de Chevreuse et avec la reine ? -- Sire, rÊpondit en soupirant le cardinal, je croyais Ëtre Á l'abri d'un pareil soupÚon. -- Monsieur le cardinal, vous m'avez entendu ; je veux ces lettres ! -- Il n'y aurait qu'un moyen. -- Lequel ? -- Ce serait de charger de cette mission M. le garde des sceaux SÊguier. La chose rentre complÉtement dans les devoirs de sa charge. -- Qu'on l'envoie chercher Á l'instant mËme ! -- Il doit Ëtre chez moi, Sire ; je l'avais fait prier de passer, et lorsque je suis venu au Louvre, j'ai laissÊ l'ordre, s'il se prÊsentait, de le faire attendre. -- Qu'on aille le chercher Á l'instant mËme ! -- Les ordres de Votre MajestÊ seront exÊcutÊs ; mais... -- Mais quoi ? -- Mais la reine se refusera peut-Ëtre Á obÊir. -- A mes ordres ? -- Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi. -- Eh bien, pour qu'elle n'en doute pas, je vais la prÊvenir moi-mËme. -- Votre MajestÊ n'oubliera pas que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour prÊvenir une rupture. -- Oui, duc, je sais que vous Ëtes fort indulgent pour la reine, trop indulgent peut-Ëtre ; et nous aurons, je vous en prÊviens, Á parler plus tard de cela. -- Quand il plaira Á Votre MajestÊ ; mais je serai toujours heureux et fier, Sire, de me sacrifier Á la bonne harmonie que je dÊsire voir rÊgner entre vous et la reine de France. -- Bien, cardinal, bien ; mais en attendant envoyez chercher M. le garde des sceaux ; moi, j'entre chez la reine. " Et Louis XIII, ouvrant la porte de communication, s'engagea dans le corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d'Autriche. La reine Êtait au milieu de ses femmes, Mme de Guitaut, Mme de SablÊ, Mme de Montbazon et Mme de GuÊmÊnÊe. Dans un coin Êtait cette camÊriste espagnole doÓa EstÊfania, qui l'avait suivie de Madrid. Mme de GuÊmÊnÊe faisait la lecture, et tout le monde Êcoutait avec attention la lectrice, Á l'exception de la reine, qui, au contraire, avait provoquÊ cette lecture afin de pouvoir, tout en feignant d'Êcouter, suivre le fil de ses propres pensÊes. Ces pensÊes, toutes dorÊes qu'elles Êtaient par un dernier reflet d'amour, n'en Êtaient pas moins tristes. Anne d'Autriche, privÊe de la confiance de son mari, poursuivie par la haine du cardinal, qui ne pouvait lui pardonner d'avoir repoussÊ un sentiment plus doux, ayant sous les yeux l'exemple de la reine mÉre, que cette haine avait tourmentÊe toute sa vie -- quoique Marie de MÊdicis, s'il faut en croire les mÊmoires du temps, eÙt commencÊ par accorder au cardinal le sentiment qu'Anne d'Autriche finit toujours par lui refuser --, Anne d'Autriche avait vu tomber autour d'elle ses serviteurs les plus dÊvouÊs, ses confidents les plus intimes, ses favoris les plus chers. Comme ces malheureux douÊs d'un don funeste, elle portait malheur Á tout ce qu'elle touchait, son amitiÊ Êtait un signe fatal qui appelait la persÊcution. Mme de Chevreuse et Mme de Vernet Êtaient exilÊes ; enfin La Porte ne cachait pas Á sa maÏtresse qu'il s'attendait Á Ëtre arrËtÊ d'un instant Á l'autre. C'est au moment oÝ elle Êtait plongÊe au plus profond et au plus sombre de ces rÊflexions, que la porte de la chambre s'ouvrit et que le roi entra. La lectrice se tut Á l'instant mËme, toutes les dames se levÉrent, et il se fit un profond silence. Quant au roi, il ne fit aucune dÊmonstration de politesse ; seulement, s'arrËtant devant la reine : " Madame, dit-il d'une voix altÊrÊe, vous allez recevoir la visite de M. le chancelier, qui vous communiquera certaines affaires dont je l'ai chargÊ. " La malheureuse reine, qu'on menaÚait sans cesse de divorce, d'exil et de jugement mËme, p×lit sous son rouge et ne put s'empËcher de dire : " Mais pourquoi cette visite, Sire ? Que me dira M. le chancelier que Votre MajestÊ ne puisse me dire elle-mËme ? " Le roi tourna sur ses talons sans rÊpondre, et presque au mËme instant le capitaine des gardes, M. de Guitaut, annonÚa la visite de M. le chancelier. Lorsque le chancelier parut, le roi Êtait dÊjÁ sorti par une autre porte. Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Comme nous le retrouverons probablement dans le cours de cette histoire, il n'y a pas de mal Á ce que nos lecteurs fassent dÉs Á prÊsent connaissance avec lui. Ce chancelier Êtait un plaisant homme. Ce fut Des Roches le Masle, chanoine Á Notre-Dame, et qui avait ÊtÊ autrefois valet de chambre du cardinal, qui le proposa Á Son Eminence comme un homme tout dÊvouÊ. Le cardinal s'y fia et s'en trouva bien. On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci : AprÉs une jeunesse orageuse, il s'Êtait retirÊ dans un couvent pour y expier au moins pendant quelque temps les folies de l'adolescence. Mais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pÊnitent n'avait pu refermer si vite la porte, que les passions qu'il fuyait n'y entrassent avec lui. Il en Êtait obsÊdÊ sans rel×che, et le supÊrieur, auquel il avait confiÊ cette disgr×ce, voulant autant qu'il Êtait en lui l'en garantir, lui avait recommandÊ pour conjurer le dÊmon tentateur de recourir Á la corde de la cloche et de sonner Á toute volÊe. Au bruit dÊnonciateur, les moines seraient prÊvenus que la tentation assiÊgeait un frÉre, et toute la communautÊ se mettrait en priÉres. Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l'esprit malin Á grand renfort de priÉres faites par les moines ; mais le diable ne se laisse pas dÊpossÊder facilement d'une place oÝ il a mis garnison ; Á mesure qu'on redoublait les exorcismes, il redoublait les tentations, de sorte que jour et nuit la cloche sonnait Á toute volÊe, annonÚant l'extrËme dÊsir de mortification qu'Êprouvait le pÊnitent. Les moines n'avaient plus un instant de repos. Le jour, ils ne faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient Á la chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ils Êtaient encore obligÊs de sauter vingt fois Á bas de leurs lits et de se prosterner sur le carreau de leurs cellules. On ignore si ce fut le diable qui l×cha prise ou les moines qui se lassÉrent ; mais, au bout de trois mois, le pÊnitent reparut dans le monde avec la rÊputation du plus terrible possÊdÊ qui eÙt jamais existÊ. En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint prÊsident Á mortier Á la place de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de sagacitÊ ; devint chancelier, servit Son Eminence avec zÉle dans sa haine contre la reine mÉre et sa vengeance contre Anne d'Autriche ; stimula les juges dans l'affaire de Chalais, encouragea les essais de M. de Laffemas, grand gibecier de France ; puis enfin, investi de toute la confiance du cardinal, confiance qu'il avait si bien gagnÊe, il en vint Á recevoir la singuliÉre commission pour l'exÊcution de laquelle il se prÊsentait chez la reine. La reine Êtait encore debout quand il entra, mais Á peine l'eut-elle aperÚu, qu'elle se rassit sur son fauteuil et fit signe Á ses femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets, et, d'un ton de suprËme hauteur : " Que dÊsirez-vous, Monsieur, demanda Anne d'Autriche, et dans quel but vous prÊsentez-vous ici ? -- Pour y faire au nom du roi, Madame, et sauf tout le respect que j'ai l'honneur de devoir Á Votre MajestÊ, une perquisition exacte dans vos papiers. -- Comment, Monsieur ! une perquisition dans mes papiers... A moi ! mais voilÁ une chose indigne ! -- Veuillez me le pardonner, Madame, mais, dans cette circonstance, je ne suis que l'instrument dont le roi se sert. Sa MajestÊ ne sort-elle pas d'ici, et ne vous a-t-elle pas invitÊe elle-mËme Á vous prÊparer Á cette visite ? -- Fouillez donc, Monsieur ; je suis une criminelle, Á ce qu'il paraÏt : EstÊfania, donnez les clefs de mes tables et de mes secrÊtaires. " Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles, mais il savait bien que ce n'Êtait pas dans un meuble que la reine avait dÙ serrer la lettre importante qu'elle avait Êcrite dans la journÊe. Quand le chancelier eut rouvert et refermÊ vingt fois les tiroirs du secrÊtaire, il fallut bien, quelque hÊsitation qu'il Êprouv×t, il fallut bien, dis-je, en venir Á la conclusion de l'affaire, c'est-Á-dire Á fouiller la reine elle-mËme. Le chancelier s'avanÚa donc vers Anne d'Autriche, et d'un ton trÉs perplexe et d'un air fort embarrassÊ : " Et maintenant, dit-il, il me reste Á faire la perquisition principale. -- Laquelle ? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou plutÆt qui ne voulait pas comprendre. -- Sa MajestÊ est certaine qu'une lettre a ÊtÊ Êcrite par vous dans la journÊe ; elle sait qu'elle n'a pas encore ÊtÊ envoyÊe Á son adresse. Cette lettre ne se trouve ni dans votre table, ni dans votre secrÊtaire, et cependant cette lettre est quelque part. -- Oserez-vous porter la main sur votre reine ? dit Anne d'Autriche en se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le chancelier ses yeux, dont l'expression Êtait devenue presque menaÚante. -- Je suis un fidÉle sujet du roi, Madame ; et tout ce que Sa MajestÊ ordonnera, je le ferai. -- Eh bien, c'est vrai, dit Anne d'Autriche, et les espions de M. le cardinal l'ont bien servi. J'ai Êcrit aujourd'hui une lettre, cette lettre n'est point partie. La lettre est lÁ. " Et la reine ramena sa belle main Á son corsage. " Alors donnez-moi cette lettre, Madame, dit le chancelier. -- Je ne la donnerai qu'au roi, Monsieur, dit Anne. -- Si le roi eÙt voulu que cette lettre lui fÙt remise, Madame, il vous l'eÙt demandÊe lui-mËme. Mais, je vous le rÊpÉte, c'est moi qu'il a chargÊ de vous la rÊclamer, et si vous ne la rendiez pas... -- Eh bien ? -- C'est encore moi qu'il a chargÊ de vous la prendre. -- Comment, que voulez-vous dire ? -- Que mes ordres vont loin, Madame, et que je suis autorisÊ Á chercher le papier suspect sur la personne mËme de Votre MajestÊ. -- Quelle horreur ! s'Êcria la reine. -- Veuillez donc, Madame, agir plus facilement. -- Cette conduite est d'une violence inf×me ; savez-vous cela, Monsieur ? -- Le roi commande, Madame, excusez-moi. -- Je ne le souffrirai pas ; non, non, plutÆt mourir ! " s'Êcria la reine, chez laquelle se rÊvoltait le sang impÊrieux de l'Espagnole et de l'Autrichienne. Le chancelier fit une profonde rÊvÊrence, puis avec l'intention bien patente de ne pas reculer d'une semelle dans l'accomplissement de la commission dont il s'Êtait chargÊ, et comme eÙt pu le faire un valet de bourreau dans la chambre de la question, il s'approcha d'Anne d'Autriche, des yeux de laquelle on vit Á l'instant mËme jaillir des pleurs de rage. La reine Êtait, comme nous l'avons dit, d'une grande beautÊ. La commission pouvait donc passer pour dÊlicate, et le roi en Êtait arrivÊ, Á force de jalousie contre Buckingham, Á n'Ëtre plus jaloux de personne. Sans doute le chancelier SÊguier chercha des yeux Á ce moment le cordon de la fameuse cloche ; mais, ne le trouvant pas, il en prit son parti et tendit la main vers l'endroit oÝ la reine avait avouÊ que se trouvait le papier. Anne d'Autriche fit un pas en arriÉre, si p×le qu'on eÙt dit qu'elle allait mourir ; et, s'appuyant de la main gauche, pour ne pas tomber, Á une table qui se trouvait derriÉre elle, elle tira de la droite un papier de sa poitrine et le tendit au garde des sceaux. " Tenez, Monsieur, la voilÁ, cette lettre, s'Êcria la reine d'une voix entrecoupÊe et frÊmissante, prenez-la, et me dÊlivrez de votre odieuse prÊsence. " Le chancelier, qui de son cÆtÊ tremblait d'une Êmotion facile Á concevoir, prit la lettre, salua jusqu'Á terre et se retira. A peine la porte se fut-elle refermÊe sur lui, que la reine tomba Á demi Êvanouie dans les bras de ses femmes. Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un seul mot. Le roi la prit d'une main tremblante, chercha l'adresse, qui manquait, devint trÉs p×le, l'ouvrit lentement, puis, voyant par les premiers mots qu'elle Êtait adressÊe au roi d'Espagne, il lut trÉs rapidement. C'Êtait tout un plan d'attaque contre le cardinal. La reine invitait son frÉre et l'empereur d'Autriche Á faire semblant, blessÊs qu'ils Êtaient par la politique de Richelieu, dont l'Êternelle prÊoccupation fut l'abaissement de la maison d'Autriche, de dÊclarer la guerre Á la France et d'imposer comme condition de la paix le renvoi du cardinal : mais d'amour, il n'y en avait pas un seul mot dans toute cette lettre. Le roi, tout joyeux, s'informa si le cardinal Êtait encore au Louvre. On lui dit que Son Eminence attendait, dans le cabinet de travail, les ordres de Sa MajestÊ. Le roi se rendit aussitÆt prÉs de lui. " Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c'est moi qui avais tort ; toute l'intrigue est politique, et il n'Êtait aucunement question d'amour dans cette lettre, que voici. En Êchange, il y est fort question de vous. " Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande attention ; puis, lorsqu'il fut arrivÊ au bout, il la relut une seconde fois. " Eh bien, Votre MajestÊ, dit-il, vous voyez jusqu'oÝ vont mes ennemis : on vous menace de deux guerres, si vous ne me renvoyez pas. A votre place, en vÊritÊ, Sire, je cÊderais Á de si puissantes instances, et ce serait de mon cÆtÊ avec un vÊritable bonheur que je me retirerais des affaires. -- Que dites-vous lÁ, duc ? -- Je dis, Sire, que ma santÊ se perd dans ces luttes excessives et dans ces travaux Êternels. Je dis que, selon toute probabilitÊ, je ne pourrai pas soutenir les fatigues du siÉge de La Rochelle, et que mieux vaut que vous nommiez lÁ ou M. de CondÊ, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque vaillant homme dont c'est l'Êtat de mener la guerre, et non pas moi qui suis homme d'Eglise et qu'on dÊtourne sans cesse de ma vocation pour m'appliquer Á des choses auxquelles je n'ai aucune aptitude. Vous en serez plus heureux Á l'intÊrieur, Sire, et je ne doute pas que vous n'en soyez plus grand Á l'Êtranger. -- Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille ; tous ceux qui sont nommÊs dans cette lettre seront punis comme ils le mÊritent, et la reine elle-mËme. -- Que dites-vous lÁ, Sire ? Dieu me garde que, pour moi, la reine Êprouve la moindre contrariÊtÊ ! elle m'a toujours cru son ennemi, Sire, quoique Votre MajestÊ puisse attester que j'ai toujours pris chaudement son parti, mËme contre vous. Oh ! si elle trahissait Votre MajestÊ Á l'endroit de son honneur, ce serait autre chose, et je serais le premier Á dire : " Pas de gr×ce, Sire, pas de gr×ce pour la coupable ! " Heureusement il n'en est rien, et Votre MajestÊ vient d'en acquÊrir une nouvelle preuve. -- C'est vrai, Monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez raison, comme toujours ; mais la reine n'en mÊrite pas moins toute ma colÉre. -- C'est vous, Sire, qui avez encouru la sienne ; et vÊritablement, quand elle bouderait sÊrieusement Votre MajestÊ, je le comprendrais ; Votre MajestÊ l'a traitÊe avec une sÊvÊritÊ !... -- C'est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les vÆtres, duc, si haut placÊs qu'ils soient et quelque pÊril que je coure Á agir sÊvÉrement avec eux. -- La reine est mon ennemie, mais n'est pas la vÆtre, Sire ; au contraire, elle est Êpouse dÊvouÊe, soumise et irrÊprochable ; laissez-moi donc, Sire, intercÊder pour elle prÉs de Votre MajestÊ. -- Qu'elle s'humilie alors, et qu'elle revienne Á moi la premiÉre ! -- Au contraire, Sire, donnez l'exemple ; vous avez eu le premier tort, puisque c'est vous qui avez soupÚonnÊ la reine. -- Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais ! -- Sire, je vous en supplie. -- D'ailleurs, comment reviendrais-je le premier ? -- En faisant une chose que vous sauriez lui Ëtre agrÊable. -- Laquelle ? -- Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la danse ; je vous rÊponds que sa rancune ne tiendra point Á une pareille attention. -- Monsieur le cardinal, vous savez que je n'aime pas tous les plaisirs mondains. -- La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puisqu'elle sait votre antipathie pour ce plaisir ; d'ailleurs ce sera une occasion pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants que vous lui avez donnÊs l'autre jour Á sa fËte, et dont elle n'a pas encore eu le temps de se parer. -- Nous verrons, Monsieur le cardinal, nous verrons, dit le roi, qui, dans sa joie de trouver la reine coupable d'un crime dont il se souciait peu, et innocente d'une faute qu'il redoutait fort, Êtait tout prËt Á se raccommoder avec elle ; nous verrons, mais, sur mon honneur, vous Ëtes trop indulgent. -- Sire, dit le cardinal, laissez la sÊvÊritÊ aux ministres, l'indulgence est la vertu royale ; usez-en, et vous verrez que vous vous en trouverez bien. " Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze heures, s'inclina profondÊment, demandant congÊ au roi pour se retirer, et le suppliant de se raccommoder avec la reine. Anne d'Autriche, qui, Á la suite de la saisie de sa lettre, s'attendait Á quelque reproche, fut fort ÊtonnÊe de voir le lendemain le roi faire prÉs d'elle des tentatives de rapprochement. Son premier mouvement fut rÊpulsif, son orgueil de femme et sa dignitÊ de reine avaient ÊtÊ tous deux si cruellement offensÊs, qu'elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup ; mais, vaincue par le conseil de ses femmes, elle eut enfin l'air de commencer Á oublier. Le roi profita de ce premier moment de retour pour lui dire qu'incessamment il comptait donner une fËte. C'Êtait une chose si rare qu'une fËte pour la pauvre Anne d'Autriche, qu'Á cette annonce, ainsi que l'avait pensÊ le cardinal, la derniÉre trace de ses ressentiments disparut sinon dans son coeur, du moins sur son visage. Elle demanda quel jour cette fËte devait avoir lieu, mais le roi rÊpondit qu'il fallait qu'il s'entendÏt sur ce point avec le cardinal. En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal Á quelle Êpoque cette fËte aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sous un prÊtexte quelconque, diffÊrait de la fixer. Dix jours s'ÊcoulÉrent ainsi. Le huitiÉme jour aprÉs la scÉne que nous avons racontÊe, le cardinal reÚut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait seulement ces quelques lignes : " Je les ai ; mais je ne puis quitter Londres, attendu que je manque d'argent ; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatre ou cinq jours aprÉs les avoir reÚues, je serai Á Paris. " Le jour mËme oÝ le cardinal avait reÚu cette lettre, le roi lui adressa sa question habituelle. Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas : " Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours aprÉs avoir reÚu l'argent ; il faut quatre ou cinq jours Á l'argent pour aller, quatre ou cinq jours Á elle pour revenir, cela fait dix jours ; maintenant faisons la part des vents contraires, des mauvais hasards, des faiblesses de femme, et mettons cela Á douze jours. -- Eh bien, Monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculÊ ? -- Oui, Sire : nous sommes aujourd'hui le 20 septembre ; les Êchevins de la ville donnent une fËte le 3 octobre. Cela s'arrangera Á merveille, car vous n'aurez pas l'air de faire un retour vers la reine. " Puis le cardinal ajouta : " A propos, Sire, n'oubliez pas de dire Á Sa MajestÊ, la veille de cette fËte, que vous dÊsirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants. " CHAPITRE XVII. LE MENAGE BONACIEUX C'Êtait la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point des ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frappÊ de cette insistance, et pensa que cette recommandation cachait un mystÉre. Plus d'une fois le roi avait ÊtÊ humiliÊ que le cardinal, dont la police, sans avoir atteint encore la perfection de la police moderne, Êtait excellente, fÙt mieux instruit que lui-mËme de ce qui se passait dans son propre mÊnage. Il espÊra donc, dans une conversation avec Anne d'Autriche, tirer quelque lumiÉre de cette conversation et revenir ensuite prÉs de Son Eminence avec quelque secret que le cardinal sÙt ou ne sÙt pas, ce qui, dans l'un ou l'autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre. Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l'aborda avec de nouvelles menaces contre ceux qui l'entouraient. Anne d'Autriche baissa la tËte, laissa s'Êcouler le torrent sans rÊpondre et espÊrant qu'il finirait par s'arrËter ; mais ce n'Êtait pas cela que voulait Louis XIII ; Louis XIII voulait une discussion de laquelle jaillÏt une lumiÉre quelconque, convaincu qu'il Êtait que le cardinal avait quelque arriÉre- pensÊe et lui machinait une surprise terrible comme en savait faire Son Eminence. Il arriva Á ce but par sa persistance Á accuser. " Mais, s'Êcria Anne d'Autriche, lassÊe de ces vagues attaques ; mais, Sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le coeur. Qu'ai-je donc fait ? Voyons, quel crime ai-je donc commis ? Il est impossible que Votre MajestÊ fasse tout ce bruit pour une lettre Êcrite Á mon frÉre. " Le roi, attaquÊ Á son tour d'une maniÉre si directe, ne sut que rÊpondre ; il pensa que c'Êtait lÁ le moment de placer la recommandation qu'il ne devait faire que la veille de la fËte. " Madame, dit-il avec majestÊ, il y aura incessamment bal Á l'hÆtel de ville ; j'entends que, pour faire honneur Á nos braves Êchevins, vous y paraissiez en habit de cÊrÊmonie, et surtout parÊe des ferrets de diamants que je vous ai donnÊs pour votre fËte. Voici ma rÊponse. " La rÊponse Êtait terrible. Anne d'Autriche crut que Louis XIII savait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette longue dissimulation de sept ou huit jours, qui Êtait au reste dans son caractÉre. Elle devint excessivement p×le, appuya sur une console sa main d'une admirable beautÊ, et qui semblait alors une main de cire, et, regardant le roi avec des yeux ÊpouvantÊs, elle ne rÊpondit pas une seule syllabe. " Vous entendez, Madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras dans toute son Êtendue, mais sans en deviner la cause, vous entendez ? -- Oui, Sire, j'entends, balbutia la reine. -- Vous paraÏtrez Á ce bal ? -- Oui. -- Avec vos ferrets ? -- Oui. " La p×leur de la reine augmenta encore, s'il Êtait possible ; le roi s'en aperÚut, et en jouit avec cette froide cruautÊ qui Êtait un des mauvais cÆtÊs de son caractÉre. " Alors, c'est convenu, dit le roi, et voilÁ tout ce que j'avais Á vous dire. -- Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ? " demanda Anne d'Autriche. Louis XIII sentit instinctivement qu'il ne devait pas rÊpondre Á cette question, la reine l'ayant faite d'une voix presque mourante. " Mais trÉs incessamment, Madame, dit-il ; mais je ne me rappelle plus prÊcisÊment la date du jour, je la demanderai au cardinal. -- C'est donc le cardinal qui vous a annoncÊ cette fËte ? s'Êcria la reine. -- Oui, Madame, rÊpondit le roi ÊtonnÊ ; mais pourquoi cela ? -- C'est lui, qui vous a dit de m'inviter Á y paraÏtre avec ces ferrets ? -- C'est-Á-dire, Madame... -- C'est lui, Sire, c'est lui ! -- Eh bien ! qu'importe que ce soit lui ou moi ? y a-t-il un crime Á cette invitation ? -- Non, Sire. -- Alors vous paraÏtrez ? -- Oui, Sire. -- C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte. " La reine fit une rÊvÊrence, moins par Êtiquette que parce que ses genoux se dÊrobaient sous elle. Le roi partit enchantÊ. " Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal sait tout, et c'est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, mais qui saura tout bientÆt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! " Elle s'agenouilla sur un coussin et pria, la tËte enfoncÊe entre ses bras palpitants. En effet, la position Êtait terrible. Buckingham Êtait retournÊ Á Londres, Mme de Chevreuse Êtait Á Tours. Plus surveillÊe que jamais, la reine sentait sourdement qu'une de ses femmes la trahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait pas quitter le Louvre. Elle n'avait pas une ×me au monde Á qui se fier. Aussi, en prÊsence du malheur qui la menaÚait et de l'abandon qui Êtait le sien, Êclata-t-elle en sanglots. " Ne puis-je donc Ëtre bonne Á rien Á Votre MajestÊ ? " dit tout Á coup une voix pleine de douceur et de pitiÊ. La reine se retourna vivement, car il n'y avait pas Á se tromper Á l'expression de cette voix : c'Êtait une amie qui parlait ainsi. En effet, Á l'une des portes qui donnaient dans l'appartement de la reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle Êtait occupÊe Á ranger les robes et le linge dans un cabinet, lorsque le roi Êtait entrÊ ; elle n'avait pas pu sortir, et avait tout entendu. La reine poussa un cri perÚant en se voyant surprise, car dans son trouble elle ne reconnut pas d'abord la jeune femme qui lui avait ÊtÊ donnÊe par La Porte. " Oh ! ne craignez rien, Madame, dit la jeune femme en joignant les mains et en pleurant elle-mËme des angoisses de la reine ; je suis Á Votre MajestÊ corps et ×me, et si loin que je sois d'elle, si infÊrieure que soit ma position, je crois que j'ai trouvÊ un moyen de tirer Votre MajestÊ de peine. -- Vous ! Æ Ciel ! vous ! s'Êcria la reine ; mais voyons regardez-moi en face. Je suis trahie de tous cÆtÊs, puis-je me fier Á vous ? -- Oh ! Madame ! s'Êcria la jeune femme en tombant Á genoux : sur mon ×me, je suis prËte Á mourir pour Votre MajestÊ ! " Ce cri Êtait sorti du plus profond du coeur, et, comme le premier, il n'y avait pas Á se tromper. " Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traÏtres ici ; mais, par le saint nom de la Vierge, je vous jure que personne n'est plus dÊvouÊ que moi Á Votre MajestÊ. Ces ferrets que le roi redemande, vous les avez donnÊs au duc de Buckingham, n'est-ce pas ? Ces ferrets Êtaient enfermÊs dans une petite boÏte en bois de rose qu'il tenait sous son bras ? Est-ce que je me trompe ? Est-ce que ce n'est pas cela ? -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la reine dont les dents claquaient d'effroi. -- Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les ravoir. -- Oui, sans doute, il le faut, s'Êcria la reine ; mais comment faire, comment y arriver ? -- Il faut envoyer quelqu'un au duc. -- Mais qui ?... qui ?... A qui me fier ? -- Ayez confiance en moi, Madame ; faites-moi cet honneur, ma reine, et je trouverai le messager, moi ! -- Mais il faudra Êcrire ! -- Oh ! oui. C'est indispensable. Deux mots de la main de Votre MajestÊ et votre cachet particulier. -- Mais ces deux mots, c'est ma condamnation. C'est le divorce, l'exil ! -- Oui, s'ils tombent entre des mains inf×mes ! Mais je rÊponds que ces deux mots seront remis Á leur adresse. -- Oh ! mon Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur, ma rÊputation entre vos mains ! -- Oui ! oui, Madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi ! -- Mais comment ? dites-le-moi, au moins. -- Mon mari a ÊtÊ remis en libertÊ il y a deux ou trois jours ; je n'ai pas encore eu le temps de le revoir. C'est un brave et honnËte homme qui n'a ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce que je voudrai : il partira sur un ordre de moi, sans savoir ce qu'il porte, et il remettra la lettre de Votre MajestÊ, sans mËme savoir qu'elle est de Votre MajestÊ, Á l'adresse qu'elle indiquera. " La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un Êlan passionnÊ, la regarda comme pour lire au fond de son coeur, et ne voyant que sincÊritÊ dans ses beaux yeux, elle l'embrassa tendrement. " Fais cela, s'Êcria-t-elle, et tu m'auras sauvÊ la vie, tu m'auras sauvÊ l'honneur ! -- Oh ! n'exagÊrez pas le service que j'ai le bonheur de vous rendre ; je n'ai rien Á sauver Á Votre MajestÊ, qui est seulement victime de perfides complots. -- C'est vrai, c'est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as raison. -- Donnez-moi donc cette lettre, Madame, le temps presse. " La reine courut Á une petite table sur laquelle se trouvaient encre, papier et plumes : elle Êcrivit deux lignes, cacheta la lettre de son cachet et la remit Á Mme Bonacieux. " Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose nÊcessaire. -- Laquelle ? -- L'argent. " Mme Bonacieux rougit. " Oui, c'est vrai, dit-elle, et j'avouerai Á Votre MajestÊ que mon mari... -- Ton mari n'en a pas, c'est cela que tu veux dire. -- Si fait, il en a, mais il est fort avare, c'est lÁ son dÊfaut. Cependant, que Votre MajestÊ ne s'inquiÉte pas, nous trouverons moyen... -- C'est que je n'en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui liront les MÊmoires de Mme de Motteville ne s'Êtonneront pas de cette rÊponse) ; mais, attends. " Anne d'Autriche courut Á son Êcrin. " Tiens, dit-elle, voici une bague d'un grand prix, Á ce qu'on assure ; elle vient de mon frÉre le roi d'Espagne, elle est Á moi et j'en puis disposer. Prends cette bague et fais-en de l'argent, et que ton mari parte. -- Dans une heure, vous serez obÊie. -- Tu vois l'adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu'Á peine pouvait-on entendre ce qu'elle disait : A Milord duc de Buckingham, Á Londres. -- La lettre sera remise Á lui-mËme. -- GÊnÊreuse enfant ! " s'Êcria Anne d'Autriche. Mme Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier dans son corsage et disparut avec la lÊgÉretÊ d'un oiseau. Dix minutes aprÉs, elle Êtait chez elle ; comme elle l'avait dit Á la reine, elle n'avait pas revu son mari depuis sa mise en libertÊ ; elle ignorait donc le changement qui s'Êtait fait en lui Á l'endroit du cardinal, changement qu'avaient opÊrÊ la flatterie et l'argent de Son Eminence et qu'avaient corroborÊ, depuis, deux ou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleur ami de Bonacieux, auquel il avait fait croire sans beaucoup de peine qu'aucun sentiment coupable n'avait amenÊ l'enlÉvement de sa femme, mais que c'Êtait seulement une prÊcaution politique. Elle trouva M. Bonacieux seul : le pauvre homme remettait Á grand- peine de l'ordre dans la maison, dont il avait trouvÊ les meubles Á peu prÉs brisÊs et les armoires Á peu prÉs vides, la justice n'Êtant pas une des trois choses que le roi Salomon indique comme ne laissant point de traces de leur passage. Quant Á la servante, elle s'Êtait enfuie lors de l'arrestation de son maÏtre. La terreur avait gagnÊ la pauvre fille au point qu'elle n'avait cessÊ de marcher de Paris jusqu'en Bourgogne, son pays natal. Le digne mercier avait, aussitÆt sa rentrÊe dans sa maison, fait part Á sa femme de son heureux retour, et sa femme lui avait rÊpondu pour le fÊliciter et pour lui dire que le premier moment qu'elle pourrait dÊrober Á ses devoirs serait consacrÊ tout entier Á lui rendre visite. Ce premier moment s'Êtait fait attendre cinq jours, ce qui, dans toute autre circonstance, eÙt paru un peu bien long Á maÏtre Bonacieux ; mais il avait, dans la visite qu'il avait faite au cardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort, ample sujet Á rÊflexion, et, comme on sait, rien ne fait passer le temps comme de rÊflÊchir. D'autant plus que les rÊflexions de Bonacieux Êtaient toutes couleur de rose. Rochefort l'appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le mercier se voyait dÊjÁ sur le chemin des honneurs et de la fortune. De son cÆtÊ, Mme Bonacieux avait rÊflÊchi, mais, il faut le dire, Á tout autre chose que l'ambition ; malgrÊ elle, ses pensÊes avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme si brave et qui paraissait si amoureux. MariÊe Á dix-huit ans Á M. Bonacieux, ayant toujours vÊcu au milieu des amis de son mari, peu susceptibles d'inspirer un sentiment quelconque Á une jeune femme dont le coeur Êtait plus ÊlevÊ que sa position, Mme Bonacieux Êtait restÊe insensible aux sÊductions vulgaires ; mais, Á cette Êpoque surtout, le titre de gentilhomme avait une grande influence sur la bourgeoisie, et d'Artagnan Êtait gentilhomme ; de plus, il portait l'uniforme des gardes, qui, aprÉs l'uniforme des mousquetaires, Êtait le plus apprÊciÊ des dames. Il Êtait, nous le rÊpÊtons, beau, jeune, aventureux ; il parlait d'amour en homme qui aime et qui a soif d'Ëtre aimÊ ; il y en avait lÁ plus qu'il n'en fallait pour tourner une tËte de vingt-trois ans, et Mme Bonacieux en Êtait arrivÊe juste Á cet ×ge heureux de la vie. Les deux Êpoux, quoiqu'ils ne se fussent pas vus depuis plus de huit jours, et que pendant cette semaine de graves ÊvÊnements eussent passÊ entre eux, s'abordÉrent donc avec une certaine prÊoccupation ; nÊanmoins, M. Bonacieux manifesta une joie rÊelle et s'avanÚa vers sa femme Á bras ouverts. Mme Bonacieux lui prÊsenta le front. " Causons un peu, dit-elle. -- Comment ? dit Bonacieux ÊtonnÊ. -- Oui, sans doute, j'ai une chose de la plus haute importance Á vous dire. -- Au fait, et moi aussi, j'ai quelques questions assez sÊrieuses Á vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlÉvement, je vous prie. -- Il ne s'agit point de cela pour le moment, dit Mme Bonacieux. -- Et de quoi s'agit-il donc ? de ma captivitÊ ? -- Je l'ai apprise le jour mËme ; mais comme vous n'Êtiez coupable d'aucun crime, comme vous n'Êtiez complice d'aucune intrigue, comme vous ne saviez rien enfin qui pÙt vous compromettre, ni vous, ni personne, je n'ai attachÊ Á cet ÊvÊnement que l'importance qu'il mÊritait. -- Vous en parlez bien Á votre aise, Madame ! reprit Bonacieux blessÊ du peu d'intÊrËt que lui tÊmoignait sa femme ; savez-vous que j'ai ÊtÊ plongÊ un jour et une nuit dans un cachot de la Bastille ? -- Un jour et une nuit sont bientÆt passÊs ; laissons donc votre captivitÊ, et revenons Á ce qui m'amÉne prÉs de vous. -- Comment ? ce qui vous amÉne prÉs de moi ! N'est-ce donc pas le dÊsir de revoir un mari dont vous Ëtes sÊparÊe depuis huit jours ? demanda le mercier piquÊ au vif. -- C'est cela d'abord, et autre chose ensuite. -- Parlez ! -- Une chose du plus haut intÊrËt et de laquelle dÊpend notre fortune Á venir peut-Ëtre. -- Notre fortune a fort changÊ de face depuis que je vous ai vue, Madame Bonacieux, et je ne serais pas ÊtonnÊ que d'ici Á quelques mois elle ne fÏt envie Á beaucoup de gens. -- Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous donner. -- A moi ? -- Oui, Á vous. Il y a une bonne et sainte action Á faire, Monsieur, et beaucoup d'argent Á gagner en mËme temps. " Mme Bonacieux savait qu'en parlant d'argent Á son mari, elle le prenait par son faible. Mais un homme, fÙt-ce un mercier, lorsqu'il a causÊ dix minutes avec le cardinal de Richelieu, n'est plus le mËme homme. " Beaucoup d'argent Á gagner ! dit Bonacieux en allongeant les lÉvres. -- Oui, beaucoup. -- Combien, Á peu prÉs ? -- Mille pistoles peut-Ëtre. -- Ce que vous avez Á me demander est donc bien grave ? -- Oui. -- Que faut-il faire ? -- Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont vous ne vous dessaisirez sous aucun prÊtexte, et que vous remettrez en main propre. -- Et pour oÝ partirai-je ? -- Pour Londres. -- Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n'ai pas affaire Á Londres. -- Mais d'autres ont besoin que vous y alliez. -- Quels sont ces autres ? Je vous avertis, je ne fais plus rien en aveugle, et je veux savoir non seulement Á quoi je m'expose, mais encore pour qui je m'expose. -- Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous attend : la rÊcompense dÊpassera vos dÊsirs, voilÁ tout ce que je puis vous promettre. -- Des intrigues encore, toujours des intrigues ! merci, je m'en dÊfie maintenant, et M. le cardinal m'a ÊclairÊ lÁ-dessus. -- Le cardinal ! s'Êcria Mme Bonacieux, vous avez vu le cardinal ? -- Il m'a fait appeler, rÊpondit fiÉrement le mercier. -- Et vous vous Ëtes rendu Á son invitation, imprudent que vous Ëtes. -- Je dois dire que je n'avais pas le choix de m'y rendre ou de ne pas m'y rendre, car j'Êtais entre deux gardes. Il est vrai encore de dire que, comme alors je ne connaissais pas Son Eminence, si j'avais pu me dispenser de cette visite, j'en eusse ÊtÊ fort enchantÊ. -- Il vous a donc maltraitÊ ? il vous a donc fait des menaces ? -- Il m'a tendu la main et m'a appelÊ son ami, -- son ami ! entendez- vous, Madame ? Je suis l'ami du grand cardinal ! -- Du grand cardinal ! -- Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, Madame ? -- Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d'un ministre est ÊphÊmÉre, et qu'il faut Ëtre fou pour s'attacher Á un ministre ; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent pas sur le caprice d'un homme ou l'issue d'un ÊvÊnement ; c'est Á ces pouvoirs qu'il faut se rallier. -- J'en suis f×chÊ, Madame, mais je ne connais pas d'autre pouvoir que celui du grand homme que j'ai l'honneur de servir. -- Vous servez le cardinal ? -- Oui, Madame, et comme son serviteur je ne permettrai pas que vous vous livriez Á des complots contre la sÙretÊ de l'Etat, et que vous serviez, vous, les intrigues d'une femme qui n'est pas FranÚaise et qui a le coeur espagnol. Heureusement, le grand cardinal est lÁ, son regard vigilant surveille et pÊnÉtre jusqu'au fond du coeur. " Bonacieux rÊpÊtait mot pour mot une phrase qu'il avait entendu dire au comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, qui avait comptÊ sur son mari et qui, dans cet espoir, avait rÊpondu de lui Á la reine, n'en frÊmit pas moins, et du danger dans lequel elle avait failli se jeter, et de l'impuissance dans laquelle elle se trouvait. Cependant, connaissant la faiblesse et surtout la cupiditÊ de son mari, elle ne dÊsespÊrait pas de l'amener Á ses fins. " Ah ! vous Ëtes cardinaliste, Monsieur, s'Êcria-t-elle ; ah ! vous servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui insultent votre reine ! -- Les intÊrËts particuliers ne sont rien devant les intÊrËts de tous. Je suis pour ceux qui sauvent l'Etat " , dit avec emphase Bonacieux. C'Êtait une autre phrase du comte de Rochefort, qu'il avait retenue et qu'il trouvait l'occasion de placer. " Et savez-vous ce que c'est que l'Etat dont vous parlez ? dit Mme Bonacieux en haussant les Êpaules. Contentez-vous d'Ëtre un bourgeois sans finesse aucune, et tournez-vous du cÆtÊ qui vous offre le plus d'avantages. -- Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac Á la panse arrondie et qui rendit un son argentin ; que dites-vous de ceci, Madame la prËcheuse ? -- D'oÝ vient cet argent ? -- Vous ne devinez pas ? -- Du cardinal ? -- De lui et de mon ami le comte de Rochefort. -- Le comte de Rochefort ! mais c'est lui qui m'a enlevÊe ! -- Cela se peut, Madame. -- Et vous recevez de l'argent de cet homme ? -- Ne m'avez-vous pas dit que cet enlÉvement Êtait tout politique ? -- Oui ; mais cet enlÉvement avait pour but de me faire trahir ma maÏtresse, de m'arracher par des tortures des aveux qui pussent compromettre l'honneur et peut-Ëtre la vie de mon auguste maÏtresse. -- Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maÏtresse est une perfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait. -- Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais l×che, avare et imbÊcile, mais je ne vous savais pas inf×me ! -- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en colÉre, et qui reculait devant le courroux conjugal ; Madame, que dites-vous donc ? -- Je dis que vous Ëtes un misÊrable ! continua Mme Bonacieux, qui vit qu'elle reprenait quelque influence sur son mari. Ah ! vous faites de la politique, vous ! et de la politique cardinaliste encore ! Ah ! vous vous vendez, corps et ×me, au dÊmon pour de l'argent. -- Non, mais au cardinal. -- C'est la mËme chose ! s'Êcria la jeune femme. Qui dit Richelieu, dit Satan. -- Taisez-vous, Madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre ! -- Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de votre l×chetÊ. -- Mais qu'exigez-vous donc de moi ? voyons ! -- Je vous l'ai dit : que vous partiez Á l'instant mËme, Monsieur, que vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne vous charger, et Á cette condition j'oublie tout, je pardonne, et il y a plus -- elle lui tendit la main -- je vous rends mon amitiÊ. " Bonacieux Êtait poltron et avare ; mais il aimait sa femme : il fut attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps rancune Á une femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il hÊsitait : " Allons, Ëtes-vous dÊcidÊ ? dit-elle. -- Mais, ma chÉre amie, rÊflÊchissez donc un peu Á ce que vous exigez de moi ; Londres est loin de Paris, fort loin, et peut-Ëtre la commission dont vous me chargez n'est-elle pas sans dangers. -- Qu'importe, si vous les Êvitez ! -- Tenez, Madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, dÊcidÊment, je refuse : les intrigues me font peur. J'ai vu la Bastille, moi. Brrrrou ! c'est affreux, la Bastille ! Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule. On m'a menacÊ de la torture. Savez-vous ce que c'est que la torture ? Des coins de bois qu'on vous enfonce entre les jambes jusqu'Á ce que les os Êclatent ! Non, dÊcidÊment, je n'irai pas. Et morbleu ! que n'y allez- vous vous-mËme ? car, en vÊritÊ, je crois que je me suis trompÊ sur votre compte jusqu'Á prÊsent : je crois que vous Ëtes un homme, et des plus enragÊs encore ! -- Et vous, vous Ëtes une femme, une misÊrable femme, stupide et abrutie. Ah ! vous avez peur ! Eh bien, si vous ne partez pas Á l'instant mËme, je vous fais arrËter par l'ordre de la reine, et je vous fais mettre Á cette Bastille que vous craignez tant. " Bonacieux tomba dans une rÊflexion profonde ; il pesa mÙrement les deux colÉres dans son cerveau, celle du cardinal et celle de la reine : celle du cardinal l'emporta ÊnormÊment. " Faites-moi arrËter de la part de la reine, dit-il, et moi je me rÊclamerai de Son Eminence. " Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu'elle avait ÊtÊ trop loin, et elle fut ÊpouvantÊe de s'Ëtre si fort avancÊe. Elle contempla un instant avec effroi cette figure stupide, d'une rÊsolution invincible, comme celle des sots qui ont peur. " Eh bien, soit ! dit-elle. Peut-Ëtre, au bout du compte, avez-vous raison : un homme en sait plus long que les femmes en politique, et vous surtout, Monsieur Bonacieux, qui avez causÊ avec le cardinal. Et cependant, il est bien dur, ajouta-t-elle, que mon mari, un homme sur l'affection duquel je croyais pouvoir compter, me traite aussi disgracieusement et ne satisfasse point Á ma fantaisie. -- C'est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit Bonacieux triomphant, et je m'en dÊfie. -- J'y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant ; c'est bien, n'en parlons plus. -- Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire Á Londres, reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que Rochefort lui avait recommandÊ d'essayer de surprendre les secrets de sa femme. -- Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu'une dÊfiance instinctive repoussait maintenant en arriÉre : il s'agissait d'une bagatelle comme en dÊsirent les femmes, d'une emplette sur laquelle il y avait beaucoup Á gagner. " Mais plus la jeune femme se dÊfendait, plus au contraire Bonacieux pensa que le secret qu'elle refusa