sser un frisson. Ne faites pas attention Á cela, vous qui n'avez Á vous occuper que d'Ëtre heureux. -- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis. -- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : Á ce soir. -- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-Ëtre l'attendez-vous avec autant d'impatience que moi. Peut-Ëtre, ce soir, Mme Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal. -- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, rÊpondit gravement le mari ; elle est retenue au Louvre par son service. -- Tant pis pour vous, mon cher hÆte, tant pis ; quand je suis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fÙt ; mais il paraÏt que ce n'est pas possible. " Et le jeune homme s'Êloigna en riant aux Êclats de la plaisanterie que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre. " Amusez-vous bien ! " rÊpondit Bonacieux d'un air sÊpulcral. Mais d'Artagnan Êtait dÊjÁ trop loin pour l'entendre, et l'eÙt-il entendu, dans la disposition d'esprit oÝ il Êtait, il ne l'eÙt certes pas remarquÊ. Il se dirigea vers l'hÆtel de M. de TrÊville ; sa visite de la veille avait ÊtÊ, on se le rappelle, trÉs courte et trÉs peu explicative. Il trouva M. de TrÊville dans la joie de son ×me. Le roi et la reine avaient ÊtÊ charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait ÊtÊ parfaitement maussade. A une heure du matin, il s'Êtait retirÊ sous prÊtexte qu'il Êtait indisposÊ. Quant Á Leurs MajestÊs, elles n'Êtaient rentrÊes au Louvre qu'Á six heures du matin. " Maintenant, dit M. de TrÊville en baissant la voix et en interrogeant du regard tous les angles de l'appartement pour voir s'ils Êtaient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il est Êvident que votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et dans l'humiliation de Son Eminence. Il s'agit de bien vous tenir. -- Qu'ai-je Á craindre, rÊpondit d'Artagnan, tant que j'aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs MajestÊs ? -- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme Á oublier une mystification tant qu'il n'aura pas rÊglÊ ses comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m'a bien l'air d'Ëtre certain Gascon de ma connaissance. -- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancÊ que vous et sache que c'est moi qui ai ÊtÊ Á Londres ? -- Diable ! vous avez ÊtÊ Á Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapportÊ ce beau diamant qui brille Á votre doigt ? Prenez garde, mon cher d'Artagnan, ce n'est pas une bonne chose que le prÊsent d'un ennemi ; n'y a-t-il pas lÁ-dessus certain vers latin... Attendez donc... -- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer la premiÉre rÉgle du rudiment dans la tËte, et qui, par ignorance, avait fait le dÊsespoir de son prÊcepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir un. -- Il y en a un certainement, dit M. de TrÊville, qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc... Ah ! m'y voici : ... timeo Danaos et dona ferentes. " Ce qui veut dire : DÊfiez-vous de l'ennemi qui vous fait des prÊsents. " -- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il vient de la reine. -- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de TrÊville. Effectivement, c'est un vÊritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ? -- Elle me l'a remis elle-mËme. -- OÝ cela ? -- Dans le cabinet attenant Á la chambre oÝ elle a changÊ de toilette. -- Comment ? -- En me donnant sa main Á baiser. -- Vous avez baisÊ la main de la reine ! s'Êcria M. de TrÊville en regardant d'Artagnan. -- Sa MajestÊ m'a fait l'honneur de m'accorder cette gr×ce ! -- Et cela en prÊsence de tÊmoins ? Imprudente, trois fois imprudente ! -- Non, Monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue " , reprit d'Artagnan. Et il raconta Á M. de TrÊville comment les choses s'Êtaient passÊes. " Oh ! les femmes, les femmes ! s'Êcria le vieux soldat, je les reconnais bien Á leur imagination romanesque ; tout ce qui sent le mystÊrieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voilÁ tout ; vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaÏtriez pas ; elle vous rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous Ëtes. -- Non, mais gr×ce Á ce diamant... , reprit le jeune homme. -- Ecoutez, dit M. de TrÊville, voulez-vous que je vous donne un conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ? -- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan. -- Eh bien, allez chez le premier orfÉvre venu et vendez-lui ce diamant pour le prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n'ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, ce qui peut trahir celui qui la porte. -- Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souveraine ! jamais, dit d'Artagnan. -- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu'un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'Êcrin de sa mÉre. -- Vous croyez donc que j'ai quelque chose Á craindre ? demanda d'Artagnan. -- C'est-Á-dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une mine dont la mÉche est allumÊe doit se regarder comme en sÙretÊ en comparaison de vous. -- Diable ! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de M. de TrÊville commenÚait Á inquiÊter : diable, que faut-il faire ? -- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal a la mÊmoire tenace et la main longue ; croyez-moi, il vous jouera quelque tour. -- Mais lequel ? -- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas Á son service toutes les ruses du dÊmon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrËte. -- Comment ! on oserait arrËter un homme au service de Sa MajestÊ ? -- Pardieu ! on s'est bien gËnÊ pour Athos ! En tout cas, jeune homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans Á la cour : ne vous endormez pas dans votre sÊcuritÊ, ou vous Ëtes perdu. Bien au contraire, et c'est moi qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si l'on vous cherche querelle, Êvitez-la, fÙt-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l'on vous attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous traversez un pont, t×tez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque sous le pied ; si vous passez devant une maison qu'on b×tit, regardez en l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur la tËte ; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armÊ, si toutefois vous Ëtes sÙr de votre laquais. DÊfiez-vous de tout le monde, de votre ami, de votre frÉre, de votre maÏtresse, de votre maÏtresse surtout. " D'Artagnan rougit. " De ma maÏtresse, rÊpÊta-t-il machinalement ; et pourquoi plutÆt d'elle que d'un autre ? -- C'est que la maÏtresse est un des moyens favoris du cardinal, il n'en a pas de plus expÊditif : une femme vous vend pour dix pistoles, tÊmoin Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? " D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donnÊ Mme Bonacieux pour le soir mËme ; mais nous devons dire, Á la louange de notre hÊros, que la mauvaise opinion que M. de TrÊville avait des femmes en gÊnÊral ne lui inspira pas le moindre petit soupÚon contre sa jolie hÆtesse. " Mais, Á propos, reprit M. de TrÊville, que sont devenus vos trois compagnons ? -- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques nouvelles. -- Aucune, Monsieur. -- Eh bien, je les ai laissÊs sur ma route : Porthos Á Chantilly, avec un duel sur les bras ; Aramis Á CrÉvecoeur, avec une balle dans l'Êpaule ; et Athos Á Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps. -- Voyez-vous ! dit M. de TrÊville ; et comment vous Ëtes-vous ÊchappÊ, vous ? -- Par miracle, Monsieur, je dois le dire, avec un coup d'ÊpÊe dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de la route de Calais, comme un papillon Á une tapisserie. -- Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idÊe. -- Dites, Monsieur. -- A votre place, je ferais une chose. -- Laquelle ? -- Tandis que Son Eminence me ferait chercher Á Paris, je reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et je m'en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils mÊritent bien cette petite attention de votre part. -- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai. -- Demain ! et pourquoi pas ce soir ? -- Ce soir, Monsieur, je suis retenu Á Paris par une affaire indispensable. -- Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? Prenez garde, je vous le rÊpÉte : c'est la femme qui nous a perdus, tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir. -- Impossible ! Monsieur. -- Vous avez donc donnÊ votre parole ? -- Oui, Monsieur. -- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si vous n'Ëtes pas tuÊ cette nuit, vous partirez demain. -- Je vous le promets. -- Avez-vous besoin d'argent ? -- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut, je le pense. -- Mais vos compagnons ? -- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches. -- Vous reverrai-je avant votre dÊpart ? -- Non, pas que je pense, Monsieur, Á moins qu'il n'y ait du nouveau. -- Allons, bon voyage ! -- Merci, Monsieur. " Et d'Artagnan prit congÊ de M. de TrÊville, touchÊ plus que jamais de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires. Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun d'eux n'Êtait rentrÊ. Leurs laquais aussi Êtaient absents, et l'on n'avait des nouvelles ni des uns, ni des autres. Il se serait bien informÊ d'eux Á leurs maÏtresses, mais il ne connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis ; quant Á Athos, il n'en avait pas. En passant devant l'hÆtel des Gardes, il jeta un coup d'oeil dans l'Êcurie : trois chevaux Êtaient dÊjÁ rentrÊs sur quatre. Planchet, tout Êbahi, Êtait en train de les Êtriller, et avait dÊjÁ fini avec deux d'entre eux. " Ah ! Monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis aise de vous voir ! -- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme. -- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hÆte ? -- Moi ? pas le moins du monde. -- Oh ! que vous faites bien, Monsieur. -- Mais d'oÝ vient cette question ? -- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans vous Êcouter ; Monsieur, sa figure a changÊ deux ou trois fois de couleur. -- Bah ! -- Monsieur n'a pas remarquÊ cela, prÊoccupÊ qu'il Êtait de la lettre qu'il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que l'Êtrange faÚon dont cette lettre Êtait parvenue Á la maison avait mis sur mes gardes, je n'ai pas perdu un mouvement de sa physionomie. -- Et tu l'as trouvÊe... ? -- TraÏtreuse, Monsieur. -- Vraiment ! -- De plus, aussitÆt que Monsieur l'a eu quittÊ et qu'il a disparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermÊ sa porte et s'est mis Á courir par la rue opposÊe. -- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraÏt fort louche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer que la chose ne nous ait ÊtÊ catÊgoriquement expliquÊe. -- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra. -- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est Êcrit ! -- Monsieur ne renonce donc pas Á sa promenade de ce soir ? -- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai Á M. Bonacieux, et plus j'irai au rendez-vous que m'a donnÊ cette lettre qui t'inquiÉte tant. -- Alors, si c'est la rÊsolution de Monsieur... -- InÊbranlable, mon ami ; ainsi donc, Á neuf heures, tiens-toi prËt ici, Á l'hÆtel ; je viendrai te prendre. " Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire renoncer son maÏtre Á son projet, poussa un profond soupir, et se mit Á Êtriller le troisiÉme cheval. Quant Á d'Artagnan, comme c'Êtait au fond un garÚon plein de prudence, au lieu de rentrer chez lui, il s'en alla dÏner chez ce prËtre gascon qui, au moment de la dÊtresse des quatre amis, leur avait donnÊ un dÊjeuner de chocolat. CHAPITRE XXIV. LE PAVILLON A neuf heures, d'Artagnan Êtait Á l'hÆtel des Gardes ; il trouva Planchet sous les armes. Le quatriÉme cheval Êtait arrivÊ. Planchet Êtait armÊ de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan avait son ÊpÊe et passa deux pistolets Á sa ceinture, puis tous deux enfourchÉrent chacun un cheval et s'ÊloignÉrent sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. Planchet se mit Á la suite de son maÏtre, et marcha par-derriÉre Á dix pas. D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la ConfÊrence et suivit alors le chemin, bien plus beau alors qu'aujourd'hui, qui mÉne Á Saint-Cloud. Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la distance qu'il s'Êtait imposÊe ; mais dÉs que le chemin commenÚa Á devenir plus dÊsert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement : si bien que, lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement marcher cÆte Á cÆte avec son maÏtre. En effet, nous ne devons pas dissimuler que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis sombres lui causaient une vive inquiÊtude. D'Artagnan s'aperÚut qu'il se passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire. " Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ? -- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les Êglises ? -- Pourquoi cela, Planchet ? -- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles- lÁ. -- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ? -- Peur d'Ëtre entendu, oui, Monsieur. -- Peur d'Ëtre entendu ! Notre conversation est cependant morale, mon cher Planchet, et nul n'y trouverait Á redire. -- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant Á son idÊe mÉre, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de dÊplaisant dans le jeu de ses lÉvres ! -- Qui diable te fait penser Á Bonacieux ? -- Monsieur, l'on pense Á ce que l'on peut et non pas Á ce que l'on veut. -- Parce que tu es un poltron, Planchet. -- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie ; la prudence est une vertu. -- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ? -- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille lÁ-bas ? Si nous baissions la tËte ? -- En vÊritÊ, murmura d'Artagnan, Á qui les recommandations de M. de TrÊville revenaient en mÊmoire ; en vÊritÊ, cet animal finirait par me faire peur. " Et il mit son cheval au trot. Planchet suivit le mouvement de son maÏtre, exactement comme s'il eÙt ÊtÊ son ombre, et se retrouva trottant prÉs de lui. " Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, Monsieur ? demanda-t-il. -- Non, Planchet, car tu es arrivÊ, toi. -- Comment, je suis arrivÊ ? et Monsieur ? -- Moi, je vais encore Á quelques pas. -- Et Monsieur me laisse seul ici ? -- Tu as peur, Planchet ? -- Non, mais je fais seulement observer Á Monsieur que la nuit sera trÉs froide, que les fraÏcheurs donnent des rhumatismes, et qu'un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un maÏtre alerte comme Monsieur. -- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces cabarets que tu vois lÁ-bas, et tu m'attendras demain matin Á six heures devant la porte. -- Monsieur, j'ai bu et mangÊ respectueusement l'Êcu que vous m'avez donnÊ ce matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un traÏtre sou dans le cas oÝ j'aurais froid. -- Voici une demi-pistole. A demain. " D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet et s'Êloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau. " Dieu que j'ai froid ! " s'Êcria Planchet dÉs qu'il eut perdu son maÏtre de vue ; -- et pressÊ qu'il Êtait de se rÊchauffer, il se h×ta d'aller frapper Á la porte d'une maison parÊe de tous les attributs d'un cabaret de banlieue. Cependant d'Artagnan, qui s'Êtait jetÊ dans un petit chemin de traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud ; mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derriÉre le ch×teau, gagna une espÉce de ruelle fort ÊcartÊe, et se trouva bientÆt en face du pavillon indiquÊ. Il Êtait situÊ dans un lieu tout Á fait dÊsert. Un grand mur, Á l'angle duquel Êtait ce pavillon, rÊgnait d'un cÆtÊ de cette ruelle, et de l'autre une haie dÊfendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s'Êlevait une maigre cabane. Il Êtait arrivÊ au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit d'annoncer sa prÊsence par aucun signal, il attendit. Nul bruit ne se faisait entendre, on eÙt dit qu'on Êtait Á cent lieues de la capitale. D'Artagnan s'adossa Á la haie aprÉs avoir jetÊ un coup d'oeil derriÉre lui. Par-delÁ cette haie, ce jardin et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensitÊ oÝ dort Paris, vide, bÊant, immensitÊ oÝ brillaient quelques points lumineux, Êtoiles funÉbres de cet enfer. Mais pour d'Artagnan tous les aspects revËtaient une forme heureuse, toutes les idÊes avaient un sourire, toutes les tÊnÉbres Êtaient diaphanes. L'heure du rendez-vous allait sonner. En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante. Il y avait quelque chose de lugubre Á cette voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit. Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue vibrait harmonieusement au coeur du jeune homme. Ses yeux Êtaient fixÊs sur le petit pavillon situÊ Á l'angle de la rue et dont toutes les fenËtres Êtaient fermÊes par des volets, exceptÊ une seule du premier Êtage. A travers cette fenËtre brillait une lumiÉre douce qui argentait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'Êlevaient formant groupe en dehors du parc. Evidemment derriÉre cette petite fenËtre, si gracieusement ÊclairÊe, la jolie Mme Bonacieux l'attendait. BercÊ par cette douce idÊe, d'Artagnan attendit de son cÆtÊ une demi- heure sans impatience aucune, les yeux fixÊs sur ce charmant petit sÊjour dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dorÊes, attestant l'ÊlÊgance du reste de l'appartement. Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie. Cette fois-ci, sans que d'Artagnan comprÏt pourquoi, un frisson courut dans ses veines. Peut-Ëtre aussi le froid commenÚait-il Á le gagner et prenait-il pour une impression morale une sensation tout Á fait physique. Puis l'idÊe lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez-vous Êtait pour onze heures seulement. Il s'approcha de la fenËtre, se plaÚa dans un rayon de lumiÉre, tira sa lettre de sa poche et la relut ; il ne s'Êtait point trompÊ : le rendez-vous Êtait bien pour dix heures. Il alla reprendre son poste, commenÚant Á Ëtre assez inquiet de ce silence et de cette solitude. Onze heures sonnÉrent. D'Artagnan commenÚa Á craindre vÊritablement qu'il ne fÙt arrivÊ quelque chose Á Mme Bonacieux. Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux ; mais personne ne lui rÊpondit : pas mËme l'Êcho. Alors il pensa avec un certain dÊpit que peut-Ëtre la jeune femme s'Êtait endormie en l'attendant. Il s'approcha du mur et essaya d'y monter ; mais le mur Êtait nouvellement crÊpi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles. En ce moment il avisa les arbres, dont la lumiÉre continuait d'argenter les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie sur le chemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard pourrait pÊnÊtrer dans le pavillon. L'arbre Êtait facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans Á peine, et par consÊquent se souvenait de son mÊtier d'Êcolier. En un instant il fut au milieu des branches, et par les vitres transparentes ses yeux plongÉrent dans l'intÊrieur du pavillon. Chose Êtrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des pieds Á la racine des cheveux, cette douce lumiÉre, cette calme lampe Êclairait une scÉne de dÊsordre Êpouvantable ; une des vitres de la fenËtre Êtait cassÊe, la porte de la chambre avait ÊtÊ enfoncÊe et, Á demi brisÊe, pendait Á ses gonds ; une table qui avait dÙ Ëtre couverte d'un ÊlÊgant souper gisait Á terre ; les flacons en Êclats, les fruits ÊcrasÊs jonchaient le parquet ; tout tÊmoignait dans cette chambre d'une lutte violente et dÊsespÊrÊe ; d'Artagnan crut mËme reconnaÏtre au milieu de ce pËle- mËle Êtrange des lambeaux de vËtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les rideaux. Il se h×ta de redescendre dans la rue avec un horrible battement de coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces de violence. La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit. D'Artagnan s'aperÚut alors, chose qu'il n'avait pas remarquÊe d'abord, car rien ne le poussait Á cet examen, que le sol, battu ici, trouÊ lÁ, prÊsentait des traces confuses de pas d'hommes, et de pieds de chevaux. En outre, les roues d'une voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creusÊ dans la terre molle une profonde empreinte qui ne dÊpassait pas la hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris. Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva prÉs du mur un gant de femme dÊchirÊ. Cependant ce gant, par tous les points oÝ il n'avait pas touchÊ la terre boueuse, Êtait d'une fraÏcheur irrÊprochable. C'Êtait un de ces gants parfumÊs comme les amants aiment Á les arracher d'une jolie main. A mesure que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus abondante et plus glacÊe perlait sur son front, son coeur Êtait serrÊ par une horrible angoisse, sa respiration Êtait haletante ; et cependant il se disait, pour se rassurer, que ce pavillon n'avait peut-Ëtre rien de commun avec Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui avait donnÊ rendez-vous devant ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu'elle avait pu Ëtre retenue Á Paris par son service, par la jalousie de son mari peut- Ëtre. Mais tous ces raisonnements Êtaient battus en brÉche, dÊtruits, renversÊs par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions, s'empare de tout notre Ëtre et nous crie, par tout ce qui est destinÊ chez nous Á entendre, qu'un grand malheur plane sur nous. Alors d'Artagnan devint presque insensÊ : il courut sur la grande route, prit le mËme chemin qu'il avait dÊjÁ fait, s'avanÚa jusqu'au bac, et interrogea le passeur. Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la riviÉre Á une femme enveloppÊe d'une mante noire, qui paraissait avoir le plus grand intÊrËt Á ne pas Ëtre reconnue ; mais, justement Á cause des prÊcautions qu'elle prenait, le passeur avait prËtÊ une attention plus grande, et il avait reconnu que la femme Êtait jeune et jolie. Il y avait alors, comme aujourd'hui, une foule de jeunes et jolies femmes qui venaient Á Saint-Cloud et qui avaient intÊrËt Á ne pas Ëtre vues, et cependant d'Artagnan ne douta point un instant que ce ne fÙt Mme Bonacieux qu'avait remarquÊe le passeur. D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne s'Êtait pas trompÊ, que le rendez-vous Êtait bien Á Saint-Cloud et non ailleurs, devant le pavillon de M. d'EstrÊes et non dans une autre rue. Tout concourait Á prouver Á d'Artagnan que ses pressentiments ne le trompaient point et qu'un grand malheur Êtait arrivÊ. Il reprit le chemin du ch×teau tout courant ; il lui semblait qu'en son absence quelque chose de nouveau s'Êtait peut-Ëtre passÊ au pavillon et que des renseignements l'attendaient lÁ. La ruelle Êtait toujours dÊserte, et la mËme lueur calme et douce s'Êpanchait de la fenËtre. D'Artagnan songea alors Á cette masure muette et aveugle mais qui sans doute avait vu et qui peut-Ëtre pouvait parler. La porte de clÆture Êtait fermÊe, mais il sauta par-dessus la haie, et malgrÊ les aboiements du chien Á la chaÏne, il s'approcha de la cabane. Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne rÊpondit. Un silence de mort rÊgnait dans la cabane comme dans le pavillon ; cependant, comme cette cabane Êtait sa derniÉre ressource, il s'obstina. BientÆt il lui sembla entendre un lÊger bruit intÊrieur, bruit craintif, et qui semblait trembler lui-mËme d'Ëtre entendu. Alors d'Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein d'inquiÊtude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa voix Êtait de nature Á rassurer de plus peureux. Enfin un vieux volet vermoulu s'ouvrit, ou plutÆt s'entreb×illa, et se referma dÉs que la lueur d'une misÊrable lampe qui brÙlait dans un coin eut ÊclairÊ le baudrier, la poignÊe de l'ÊpÊe et le pommeau des pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eÙt ÊtÊ le mouvement, d'Artagnan avait eu le temps d'entrevoir une tËte de vieillard. " Au nom du Ciel ! dit-il, Êcoutez-moi : j'attendais quelqu'un qui ne vient pas, je meurs d'inquiÊtude. Serait-il arrivÊ quelque malheur aux environs ? Parlez. " La fenËtre se rouvrit lentement, et la mËme figure apparut de nouveau : seulement elle Êtait plus p×le encore que la premiÉre fois. D'Artagnan raconta naÐvement son histoire, aux noms prÉs ; il dit comment il avait rendez-vous avec une jeune femme devant ce pavillon, et comment, ne la voyant pas venir, il Êtait montÊ sur le tilleul et, Á la lueur de la lampe, il avait vu le dÊsordre de la chambre. Le vieillard l'Êcouta attentivement, tout en faisant signe que c'Êtait bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la tËte d'un air qui n'annonÚait rien de bon. " Que voulez-vous dire ? s'Êcria d'Artagnan. Au nom du Ciel ! voyons, expliquez-vous. -- Oh ! Monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car si je vous disais ce que j'ai vu, bien certainement il ne m'arriverait rien de bon. -- Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d'Artagnan. En ce cas, au nom du Ciel ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de mon coeur. " Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'Êcouter et qu'il lui dit Á voix basse : " Il Êtait neuf heures Á peu prÉs, j'avais entendu quelque bruit dans la rue et je dÊsirais savoir ce que ce pouvait Ëtre, lorsqu'en m'approchant de ma porte je m'aperÚus qu'on cherchait Á entrer. Comme je suis pauvre et que je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes Á quelques pas de lÁ. Dans l'ombre Êtait un carrosse avec des chevaux attelÊs et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient Êvidemment aux trois hommes qui Êtaient vËtus en cavaliers. " -- Ah, mes bons Messieurs ! m'Êcriai-je, que demandez-vous ? " -- Tu dois avoir une Êchelle ? me dit celui qui paraissait le chef de l'escorte. " -- Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits. " -- Donne-nous-la, et rentre chez toi, voilÁ un Êcu pour le dÊrangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu Êcouteras, quelque menace que nous te fassions, j'en suis sÙr), tu es perdu. " " A ces mots, il me jeta un Êcu, que je ramassai, et il prit mon Êchelle. " Effectivement, aprÉs avoir refermÊ la porte de la haie derriÉre eux, je fis semblant de rentrer Á la maison ; mais j'en sortis aussitÆt par la porte de derriÉre, et, me glissant dans l'ombre, je parvins jusqu'Á cette touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans Ëtre vu. " Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit, ils en tirÉrent un petit homme, gros, court, grisonnant, mesquinement vËtu de couleur sombre, lequel monta avec prÊcaution Á l'Êchelle, regarda sournoisement dans l'intÊrieur de la chambre, redescendit Á pas de loup et murmura Á voix basse : " -- C'est elle ! " " AussitÆt celui qui m'avait parlÊ s'approcha de la porte du pavillon, l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la porte et disparut ; en mËme temps les deux autres hommes montÉrent Á l'Êchelle. Le petit vieux demeurait Á la portiÉre, le cocher maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais les chevaux de selle. " Tout Á coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une femme accourut Á la fenËtre et l'ouvrit comme pour se prÊcipiter. Mais aussitÆt qu'elle aperÚut les deux hommes, elle se rejeta en arriÉre ; les deux hommes s'ÊlancÉrent aprÉs elle dans la chambre. " Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des meubles que l'on brise. La femme criait et appelait au secours. Mais bientÆt ses cris furent ÊtouffÊs ; les trois hommes se rapprochÉrent de la fenËtre, emportant la femme dans leurs bras ; deux descendirent par l'Êchelle et la transportÉrent dans la voiture, oÝ le petit vieux entra aprÉs elle. Celui qui Êtait restÊ dans le pavillon referma la croisÊe, sortit un instant aprÉs par la porte et s'assura que la femme Êtait bien dans la voiture : ses deux compagnons l'attendaient dÊjÁ Á cheval, il sauta Á son tour en selle ;, le laquais reprit sa place prÉs du cocher ; le carrosse s'Êloigna au galop escortÊ par les trois cavaliers, et tout fut fini. A partir de ce moment-lÁ, je n'ai plus rien vu, rien entendu. " D'Artagnan, ÊcrasÊ par une si terrible nouvelle, resta immobile et muet, tandis que tous les dÊmons de la colÉre et de la jalousie hurlaient dans son coeur. " Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet dÊsespoir causait certes plus d'effet que n'en eussent produit des cris et des larmes ; allons, ne vous dÊsolez pas, ils ne vous l'ont pas tuÊe, voilÁ l'essentiel. " -- Savez-vous Á peu prÉs, dit d'Artagnan, quel est l'homme qui conduisait cette infernale expÊdition ? -- Je ne le connais pas. -- Mais puisqu'il vous a parlÊ, vous avez pu le voir. -- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ? -- Oui. -- Un grand sec, basanÊ, moustaches noires, oeil noir, l'air d'un gentilhomme. -- C'est cela, s'Êcria d'Artagnan ; encore lui ! toujours lui ! C'est mon dÊmon, Á ce qu'il paraÏt ! Et l'autre ? -- Lequel ? -- Le petit. -- Oh ! celui-lÁ n'est pas un seigneur, j'en rÊponds : d'ailleurs il ne portait pas l'ÊpÊe, et les autres le traitaient sans aucune considÊration. -- Quelque laquais, murmura d'Artagnan. Ah ! pauvre femme ! pauvre femme ! qu'en ont-ils fait ? -- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard. -- Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis gentilhomme. Un gentilhomme n'a que sa parole, et je vous ai donnÊ la mienne. " D'Artagnan reprit, l'×me navrÊe, le chemin du bac. TantÆt il ne pouvait croire que ce fÙt Mme Bonacieux, et il espÊrait le lendemain la retrouver au Louvre ; tantÆt il craignait qu'elle n'eÙt eu une intrigue avec quelque autre et qu'un jaloux ne l'eÙt surprise et fait enlever. Il flottait, il se dÊsolait, il se dÊsespÊrait. -- " Oh ! si j'avais lÁ mes amis ! s'Êcriait-il, j'aurais au moins quelque espÊrance de la retrouver ; mais qui sait ce qu'ils sont devenus eux- mËmes ! " Il Êtait minuit Á peu prÉs ; il s'agissait de retrouver Planchet. D'Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans lesquels il aperÚut un peu de lumiÉre ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet. Au sixiÉme, il commenÚa de rÊflÊchir que la recherche Êtait un peu hasardÊe. D'Artagnan n'avait donnÊ rendez-vous Á son laquais qu'Á six heures du matin, et quelque part qu'il fÙt, il Êtait dans son droit. D'ailleurs, il vint au jeune homme cette idÊe, qu'en restant aux environs du lieu oÝ l'ÊvÊnement s'Êtait passÊ, il obtiendrait peut-Ëtre quelque Êclaircissement sur cette mystÊrieuse affaire. Au sixiÉme cabaret, comme nous l'avons dit, d'Artagnan s'arrËta donc, demanda une bouteille de vin de premiÉre qualitÊ, s'accouda dans l'angle le plus obscur et se dÊcida Á attendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son espÊrance fut trompÊe, et quoiqu'il Êcout×t de toutes ses oreilles, il n'entendit, au milieu des jurons, des lazzi et des injures qu'Êchangeaient entre eux les ouvriers, les laquais et les rouliers qui composaient l'honorable sociÊtÊ dont il faisait partie, rien qui pÙt le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevÊe. Force lui fut donc, aprÉs avoir avalÊ sa bouteille par dÊsoeuvrement et pour ne pas Êveiller des soupÚons, de chercher dans son coin la posture la plus satisfaisante possible et de s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait vingt ans, on se le rappelle, et Á cet ×ge le sommeil a des droits imprescriptibles qu'il rÊclame impÊrieusement, mËme sur les coeurs les plus dÊsespÊrÊs. Vers six heures du matin, d'Artagnan se rÊveilla avec ce malaise qui accompagne ordinairement le point du jour aprÉs une mauvaise nuit. Sa toilette n'Êtait pas longue Á faire ; il se t×ta pour savoir si on n'avait pas profitÊ de son sommeil pour le voler, et ayant retrouvÊ son diamant Á son doigt, sa bourse dans sa poche et ses pistolets Á sa ceinture, il se leva, paya sa bouteille et sortit pour voir s'il n'aurait pas plus de bonheur dans la recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la premiÉre chose qu'il aperÚut Á travers le brouillard humide et gris×tre fut l'honnËte Planchet qui, les deux chevaux en main, l'attendait Á la porte d'un petit cabaret borgne devant lequel d'Artagnan Êtait passÊ sans mËme soupÚonner son existence. CHAPITRE XXV. PORTHOS Au lieu de rentrer chez lui directement, d'Artagnan mit pied Á terre Á la porte de M. de TrÊville, et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il Êtait dÊcidÊ Á lui raconter tout ce qui venait de se passer. Sans doute il lui donnerait de bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de TrÊville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut- Ëtre tirer de Sa MajestÊ quelque renseignement sur la pauvre femme Á qui l'on faisait sans doute payer son dÊvouement Á sa maÏtresse. M. de TrÊville Êcouta le rÊcit du jeune homme avec une gravitÊ qui prouvait qu'il voyait autre chose, dans toute cette aventure, qu'une intrigue d'amour ; puis, quand d'Artagnan eut achevÊ : " Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue. -- Mais, que faire ? dit d'Artagnan. -- Rien, absolument rien, Á cette heure, que quitter Paris, comme je vous l'ai dit, le plus tÆt possible. Je verrai la reine, je lui raconterai les dÊtails de la disparition de cette pauvre femme, qu'elle ignore sans doute ; ces dÊtails la guideront de son cÆtÊ, et, Á votre retour, peut-Ëtre aurai-je quelque bonne nouvelle Á vous dire. Reposez vous-en sur moi. " D'Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de TrÊville n'avait pas l'habitude de promettre, et que lorsque par hasard il promettait, il tenait plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le passÊ et pour l'avenir, et le digne capitaine, qui de son cÆtÊ Êprouvait un vif intÊrËt pour ce jeune homme si brave et si rÊsolu, lui serra affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage. DÊcidÊ Á mettre les conseils de M. de TrÊville en pratique Á l'instant mËme, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller Á la confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en costume du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que lui avait dit, la veille, le prudent Planchet sur le caractÉre sinistre de son hÆte revint alors Á l'esprit de d'Artagnan, qui le regarda plus attentivement qu'il n'avait fait encore. En effet, outre cette p×leur jaun×tre et maladive qui indique l'infiltration de la bile dans le sang et qui pouvait d'ailleurs n'Ëtre qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua quelque chose de sournoisement perfide dans l'habitude des rides de sa face. Un fripon ne rit pas de la mËme faÚon qu'un honnËte homme, un hypocrite ne pleure pas les mËmes larmes qu'un homme de bonne foi. Toute faussetÊ est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d'attention, Á le distinguer du visage. Il sembla donc Á d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et mËme que ce masque Êtait des plus dÊsagrÊables Á voir. En consÊquence il allait, vaincu par sa rÊpugnance pour cet homme, passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux l'interpella. " Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il paraÏt que nous faisons de grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me semble que vous retournez tant soit peu les habitudes reÚues, et que vous rentrez Á l'heure oÝ les autres sortent. -- On ne vous fera pas le mËme reproche, maÏtre Bonacieux, dit le jeune homme, et vous Ëtes le modÉle des gens rangÊs. Il est vrai que lorsque l'on possÉde une jeune et jolie femme, on n'a pas besoin de courir aprÉs le bonheur : c'est le bonheur qui vient vous trouver ; n'est- ce pas, Monsieur Bonacieux ? " Bonacieux devint p×le comme la mort et grimaÚa un sourire. " Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous Ëtes un plaisant compagnon. Mais oÝ diable avez-vous ÊtÊ courir cette nuit, mon jeune maÏtre ? Il paraÏt qu'il ne faisait pas bon dans les chemins de traverse. " D'Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue ; mais dans ce mouvement ses regards se portÉrent en mËme temps sur les souliers et les bas du mercier ; on eÙt dit qu'on les avait trempÊs dans le mËme bourbier ; les uns et les autres Êtaient maculÊs de taches absolument pareilles. Alors une idÊe subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce petit homme gros, court, grisonnant, cette espÉce de laquais vËtu d'un habit sombre, traitÊ sans considÊration par les gens d'ÊpÊe qui composaient l'escorte, c'Êtait Bonacieux lui-mËme. Le mari avait prÊsidÊ Á l'enlÉvement de sa femme. Il prit Á d'Artagnan une terrible envie de sauter Á la gorge du mercier et de l'Êtrangler ; mais, nous l'avons dit, c'Êtait un garÚon fort prudent, et il se contint. Cependant la rÊvolution qui s'Êtait faite sur son visage Êtait si visible, que Bonacieux en fut effrayÊ et essaya de reculer d'un pas ; mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui Êtait fermÊe, et l'obstacle qu'il rencontra le forÚa de se tenir Á la mËme place. " Ah ÚÁ ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan, il me semble que si mes bottes ont besoin d'un coup d'Êponge, vos bas et vos souliers rÊclament aussi un coup de brosse. Est-ce que de votre cÆtÊ vous auriez couru la prÊtantaine, maÏtre Bonacieux ? Ah ! diable, ceci ne serait point pardonnable Á un homme de votre ×ge et qui, de plus, Á une jeune et jolie femme comme la vÆtre. -- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai ÊtÊ Á Saint-MandÊ pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument me passer, et comme les chemins Êtaient mauvais, j'en ai rapportÊ toute cette fange, que je n'ai pas encore eu le temps de faire disparaÏtre. " Le lieu que dÊsignait Bonacieux comme celui qui avait ÊtÊ le but de sa course fut une nouvelle preuve Á l'appui des soupÚons qu'avait conÚus d'Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-MandÊ, parce que Saint-MandÊ est le point absolument opposÊ Á Saint-Cloud. Cette probabilitÊ lui fut une premiÉre consolation. Si Bonacieux savait oÝ Êtait sa femme, on pourrait toujours, en employant des moyens extrËmes, forcer le mercier Á desserrer les dents et Á laisser Êchapper son secret. Il s'agissait seulement de changer cette probabilitÊ en certitude. " Pardon, mon cher Monsieur Bonacieux, si j'en use avec vous sans faÚon, dit d'Artagnan ; mais rien n'altÉre comme de ne pas dormir, j'ai donc une soif d'enragÊ ; permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous le savez, cela ne se refuse pas entre voisins. " Et sans attendre la permission de son hÆte, d'Artagnan entra vivement dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le lit n'Êtait pas dÊfait. Bonacieux ne s'Êtait pas couchÊ. Il rentrait donc seulement il y avait une heure ou deux ; il avait accompagnÊ sa femme jusqu'Á l'endroit oÝ on l'avait conduite, ou tout au moins jusqu'au premier relais. " Merci, maÏtre Bonacieux, dit d'Artagnan en vidant son verre, voilÁ tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura fini, je vous l'enverrai si vous voulez pour brosser vos souliers. " Et il quitta le mercier tout Êbahi de ce singulier adieu et se demandant s'il ne s'Êtait pas enferrÊ lui-mËme. Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effarÊ. " Ah ! Monsieur, s'Êcria Planchet dÉs qu'il eut aperÚu son maÏtre, en voilÁ bien d'une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez. -- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan. -- Oh ! je vous le donne en cent, Monsieur, je vous le donne en mille de deviner la visite que j'ai reÚue pour vous en votre absence. -- Quand cela ? -- Il y a une demi-heure, tandis que vous Êtiez chez M. de TrÊville. -- Et qui donc est venu ? Voyons, parle. -- M. de Cavois. -- M. de Cavois ? -- En personne. -- Le capitaine des gardes de Son Eminence ? -- Lui-mËme. -- Il venait m'arrËter ? -- Je m'en suis doutÊ, Monsieur, et cela malgrÊ son air patelin. -- Il avait l'air patelin, dis-tu ? -- C'est-Á-dire qu'il Êtait tout miel, Monsieur. -- Vraiment ? -- Il venait, disait-il de la part de Son Eminence, qui vous voulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal. -- Et tu lui as rÊpondu ? -- Que la chose Êtait impossible, attendu que vous Êtiez hors de la maison, comme il le pouvait voir. -- Alors qu'a-t-il dit ? -- Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journÊe ; puis il a ajoutÊ tout bas : " Dis Á ton maÏtre que Son Eminence est parfaitement disposÊe pour lui, et que sa fortune dÊpend peut-Ëtre de cette entrevue. " -- Le piÉge est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le jeune homme. -- Aussi, je l'ai vu, le piÉge, et j'ai rÊpondu que vous seriez dÊsespÊrÊ Á votre retour. " -- OÝ est-il allÊ ? a demandÊ M. de Cavois. " -- A Troyes en Champagne, ai-je rÊpondu. " -- Et quand est-il parti ? " -- Hier soir. " -- Planchet, mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es vÊritablement un homme prÊcieux. -- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pensÊ qu'il serait toujours temps, si vous dÊsirez voir M. de Cavois, de me dÊmentir en disant que vous n'Êtiez point parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir. -- Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta rÊputation d'homme vÊridique : dans un quart d'heure nous partons. -- C'est le conseil que j'allais donner Á Monsieur ; et oÝ allons-nous, sans Ëtre trop curieux ? -- Pardieu ! du cÆtÊ opposÊ Á celui vers lequel tu as dit que j'Êtais allÊ. D'ailleurs, n'as-tu pas autant de h×te d'avoir des nouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en ai, moi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis ? -- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ; l'air de la province vaut mieux pour nous, Á ce que je crois, en ce moment, que l'air de Paris. Ainsi donc... -- Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons ; moi, je m'en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne se doute de rien. Tu me rejoindras Á l'hÆtel des Gardes. A propos, Planchet, je crois que tu as raison Á l'endroit de notre hÆte, et que c'est dÊcidÊment une affreuse canaille. -- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis physionomiste, moi, allez ! " D'Artagnan descendit le premier, comme la chose avait ÊtÊ convenue ; puis, pour n'avoir rien Á se reprocher, il se dirigea une derniÉre fois vers la demeure de ses trois amis : on n'avait reÚu aucune nouvelle d'eux, seulement une lettre toute parfumÊe et d'une Êcriture ÊlÊgante et menue Êtait arrivÊe pour Aramis. D'Artagnan s'en chargea. Dix minutes aprÉs, Planchet le rejoignait dans les Êcuries de l'hÆtel des Gardes. D'Artagnan, pour qu'il n'y eÙt pas de temps perdu, avait dÊjÁ sellÊ son cheval lui-mËme. " C'est bien, dit-il Á Planchet, lorsque celui-ci eut joint le portemanteau Á l'Êquipement ; maintenant selle les trois autres, et partons. -- Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux ? demanda Planchet avec son air narquois. -- Non, Monsieur le mauvais plaisant, rÊpondit d'Artagnan, mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous les retrouvons vivants. -- Ce qui serait une grande chance, rÊpondit Planchet, mais enfin il ne faut pas dÊsespÊrer de la misÊricorde de Dieu. -- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval. Et tous deux sortirent de l'hÆtel des Gardes, s'ÊloignÉrent chacun par un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barriÉre de la Villette et l'autre par la barriÉre de Montmartre, pour se rejoindre au-delÁ de Saint-Denis, manoeuvre stratÊgique qui, ayant ÊtÊ exÊcutÊe avec une Êgale ponctualitÊ, fut couronnÊe des plus heureux rÊsultats. D'Artagnan et Planchet entrÉrent ensemble Á Pierrefitte. Planchet Êtait plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit. Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait pas un seul instant ; il n'avait oubliÊ aucun des incidents du premier voyage, et il tenait pour ennemis tous ceux qu'il rencontrait sur la route. Il en rÊsultait qu'il avait sans cesse le chapeau Á la main, ce qui lui valait de sÊvÉres mercuriales de la part de d'Artagnan, qui craignait que, gr×ce Á cet excÉs de politesse, on ne le prÏt pour le valet d'un homme de peu. Cependant, soit qu'effectivement les passants fussent touchÊs de l'urbanitÊ de Planchet, soit que cette fois personne ne fÙt apostÊ sur la route du jeune homme, nos deux voyageurs arrivÉrent Á Chantilly sans accident aucun et descendirent Á l'hÆtel du Grand Saint Martin , le mËme dans lequel ils s'Êtaient arrËtÊs lors de leur premier voyage. L'hÆte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais et de deux chevaux de main, s'avanÚa respectueusement sur le seuil de la porte. Or, comme il avait dÊjÁ fait onze lieues, d'Artagnan jugea Á propos de s'arrËter, que Porthos fÙt ou ne fÙt pas dans l'hÆtel. Puis peut-Ëtre n'Êtait-il pas prudent de s'informer du premier coup de ce qu'Êtait devenu le mousquetaire. Il rÊsulta de ces rÊflexions que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle de qui que ce fÙt, descendit, recommanda les chevaux Á son laquais, entra dans une petite chambre destinÊe Á recevoir ceux qui dÊsiraient Ëtre seuls, et demanda Á son hÆte une bouteille de son meilleur vin et un dÊjeuner aussi bon que possible, demande qui corrobora encore la bonne opinion que l'aubergiste avait prise de son voyageur Á la premiÉre vue. Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une cÊlÊritÊ miraculeuse. Le rÊgiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgrÊ la simplicitÊ de son uniforme, manquer de faire sensation. L'hÆte voulut le servir lui-mËme ; ce que voyant, d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante : " Ma foi, mon cher hÆte, dit d'Artagnan en remplissant les deux verres, je vous ai demandÊ de votre meilleur vin, et si vous m'avez trompÊ, vous allez Ëtre puni par oÝ vous avez pÊchÊ, attendu que, comme je dÊteste boire seul, vous allez boire avec moi. Prenez donc ce verre, et buvons. A quoi boirons-nous, voyons, pour ne blesser aucune susceptibilitÊ ? Buvons Á la prospÊritÊ de votre Êtablissement ! -- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'hÆte, et je la remercie bien sincÉrement de son bon souhait. -- Mais ne vous y trompez pas, dit d'Artagnan, il y a plus d'ÊgoÐsme peut-Ëtre que vous ne le pensez dans mon toast : il n'y a que les Êtablissements qui prospÉrent dans lesquels on soit bien reÚu ; dans les hÆtels qui pÊriclitent, tout va Á la dÊbandade, et le voyageur est victime des embarras de son hÆte ; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune. -- En effet, dit l'hÆte, il me semble que ce n'est pas la premiÉre fois que j'ai l'honneur de voir Monsieur. -- Bah ? je suis passÊ dix fois peut-Ëtre Á Chantilly, et sur les dix fois je me suis arrËtÊ au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j'y Êtais encore il y a dix ou douze jours Á peu prÉs ; je faisais la conduite Á des amis, Á des mousquetaires, Á telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de dispute avec un Êtranger, un inconnu, un homme qui lui a cherchÊ je ne sais quelle querelle. -- Ah ! oui vraiment ! dit l'hÆte, et je me le rappelle parfaitement. N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler ? -- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage. -- Mon Dieu ! mon cher hÆte, dites-moi, lui serait-il arrivÊ malheur ? -- Mais Votre Seigneurie a dÙ remarquer qu'il n'a pas pu continuer sa route. -- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons pas revu. --Il nous a fait l'honneur de rester ici. --Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ? --Oui, Monsieur, dans cet hÆtel ; nous sommes mËme bien inquiets. --Et de quoi ? --De certaines dÊpenses qu'il a faites. -- Eh bien, mais les dÊpenses qu'il a faites, il les paiera. -- Ah ! Monsieur, vous me mettez vÊritablement du baume dans le sang ! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore le chirurgien nous dÊclarait que si M. Porthos ne le payait pas, c'Êtait Á moi qu'il s'en prendrait, attendu que c'Êtait moi qui l'avais envoyÊ chercher. -- Mais Porthos est donc blessÊ ? -- Je ne saurais vous le dire, Monsieur. -- Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez cependant Ëtre mieux informÊ que personne. -- Oui, mais dans notre Êtat nous ne disons pas tout ce que nous savons, Monsieur, surtout quand on nous a prÊvenus que nos oreilles rÊpondraient pour notre langue. -- Eh bien, puis-je voir Porthos ? -- Certainement, Monsieur. Prenez l'escalier, montez au premier et frappez au numÊro 1. Seulement, prÊvenez que c'est vous. -- Comment ! que je prÊvienne que c'est moi ? -- Oui, car il pourrait vous arriver malheur. -- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ? -- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un mouvement de colÉre, vous passer son ÊpÊe Á travers le corps ou vous brÙler la cervelle. -- Que lui avez-vous donc fait ? -- Nous lui avons demandÊ de l'argent. -- Ah ! diable, je comprends cela ; c'est une demande que Porthos reÚoit trÉs mal quand il n'est pas en fonds ; mais je sais qu'il devait y Ëtre. -- C'est ce que nous avions pensÊ aussi, Monsieur ; comme la maison est fort rÊguliÉre et que nous faisons nos comptes toutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons prÊsentÊ notre note ; mais il paraÏt que nous sommes tombÊs dans un mauvais moment, car, au premier mot que nous avons prononcÊ sur la chose, il nous a envoyÊs Á tous les diables ; il est vrai qu'il avait jouÊ la veille. -- Comment, il avait jouÊ la veille ! et avec qui ? -- Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui passait et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet. -- C'est cela, le malheureux aura tout perdu. -- Jusqu'Á son cheval, Monsieur, car lorsque l'Êtranger a ÊtÊ pour partir, nous nous sommes aperÚus que son laquais sellait le cheval de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation, mais il nous a rÊpondu que nous nous mËlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval Êtait Á lui. Nous avons aussitÆt fait prÊvenir M. Porthos de ce qui se passait, mais il nous a fait dire que nous Êtions des faquins de douter de la parole d'un gentilhomme, et que, puisque celui-lÁ avait dit que le cheval Êtait Á lui, il fallait bien que cela fÙt. -- Je le reconnais bien lÁ, murmura d'Artagnan. -- Alors, continua l'hÆte, je lui fis rÊpondre que du moment oÝ nous paraissions destinÊs Á ne pas nous entendre Á l'endroit du paiement, j'espÊrais qu'il aurait au moins la bontÊ d'accorder la faveur de sa pratique Á mon confrÉre le maÏtre de l'Aigle d'Or ; mais M. Porthos me rÊpondit que mon hÆtel Êtant le meilleur, il dÊsirait y rester. " Cette rÊponse Êtait trop flatteuse pour que j'insistasse sur son dÊpart. Je me bornai donc Á le prier de me rendre sa chambre, qui est la plus belle de l'hÆtel, et de se contenter d'un joli petit cabinet au troisiÉme. Mais Á ceci M. Porthos rÊpondit que, comme il attendait d'un moment Á l'autre sa maÏtresse, qui Êtait une des plus grandes dames de la cour, je devais comprendre que la chambre qu'il me faisait l'honneur d'habiter chez moi Êtait encore bien mÊdiocre pour une pareille personne. " Cependant, tout en reconnaissant la vÊritÊ de ce qu'il disait, je crus devoir insister ; mais, sans mËme se donner la peine d'entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table de nuit et dÊclara qu'au premier mot qu'on lui dirait d'un dÊmÊnagement quelconque Á l'extÊrieur ou Á l'intÊrieur, il brÙlerait la cervelle Á celui qui serait assez imprudent pour se mËler d'une chose qui ne regardait que lui. Aussi, depuis ce temps-lÁ, Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre, si ce n'est son domestique. -- Mousqueton est donc ici ? -- Oui, Monsieur ; cinq jours aprÉs son dÊpart, il est revenu de fort mauvaise humeur de son cÆtÊ ; il paraÏt que lui aussi a eu du dÊsagrÊment dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe que son maÏtre, ce qui fait que pour son maÏtre il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme il pense qu'on pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont il a besoin sans demander. -- Le fait est, rÊpondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarquÊ dans Mousqueton un dÊvouement et une intelligence trÉs supÊrieurs. -- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un dÊvouement semblables, et je suis un homme ruinÊ. -- Non, car Porthos vous paiera. -- Hum ! fit l'hÆtelier d'un ton de doute. -- C'est le favori d'une trÉs grande dame qui ne le laissera pas dans l'embarras pour une misÉre comme celle qu'il vous doit. -- Si j'ose dire ce que je crois lÁ-dessus... -- Ce que vous croyez ? -- Je dirai plus : ce que je sais. -- Ce que vous savez ? -- Et mËme ce dont je suis sÙr. -- Et de quoi Ëtes-vous sÙr, voyons ? -- Je dirai que je connais cette grande dame. -- Vous ? -- Oui, moi. -- Et comment la connaissez-vous ? -- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier Á votre discrÊtion... -- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas Á vous repentir de votre confiance. -- Eh bien, Monsieur, vous concevez, l'inquiÊtude fait faire bien des choses. -- Qu'avez-vous fait ? -- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un crÊancier. -- Enfin ? -- M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous recommandant de le jeter Á la poste. Son domestique n'Êtait pas encore arrivÊ. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il fallait bien qu'il nous charge×t de ses commissions. -- Ensuite ? -- Au lieu de mettre la lettre Á la poste, ce qui n'est jamais bien sÙr, j'ai profitÊ de l'occasion de l'un de mes garÚons qui allait Á Paris, et je lui ai ordonnÊ de la remettre Á cette duchesse elle-mËme. C'Êtait remplir les intentions de M. Porthos, qui nous avait si fort recommandÊ cette lettre, n'est-ce pas ? -- A peu prÉs. -- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ? -- Non ; j'en ai entendu parler Á Porthos, voilÁ tout. -- Savez-vous ce que c'est que cette prÊtendue duchesse ? -- Je vous le rÊpÉte, je ne la connais pas. -- C'est une vieille procureuse au Ch×telet, Monsieur, nommÊe Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne encore des airs d'Ëtre jalouse. Cela me paraissait aussi fort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours. -- Comment savez-vous cela ? -- Parce qu'elle s'est mise dans une grande colÉre en recevant la lettre, disant que M. Porthos Êtait un volage, et que c'Êtait encore pour quelque femme qu'il avait reÚu ce coup d'ÊpÊe. -- Mais il a donc reÚu un coup d'ÊpÊe ? -- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit lÁ ? -- Vous avez dit que Porthos avait reÚu un coup d'ÊpÊe. -- Oui ; mais il m'avait si fort dÊfendu de le dire ! -- Pourquoi cela ? -- Dame ! Monsieur, parce qu'il s'Êtait vantÊ de perforer cet Êtranger avec lequel vous l'avez laissÊe en dispute, et que c'est cet Êtranger, au contraire, qui, malgrÊ toutes ses rodomontades, l'a couchÊ sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, exceptÊ envers la duchesse, qu'il avait cru intÊresser en lui faisant le rÊcit de son aventure, il ne veut avouer Á personne que c'est un coup d'ÊpÊe qu'il a reÚu. -- Ainsi c'est donc un coup d'ÊpÊe qui le retient dans son lit ? -- Et un maÏtre coup d'ÊpÊe, je vous l'assure. Il faut que votre ami ait l'×me chevillÊe dans le corps. -- Vous Êtiez donc lÁ ? -- Monsieur, je les avais suivis par curiositÊ, de sorte que j'ai vu le combat sans que les combattants me vissent. -- Et comment cela s'est-il passÊ ? -- Oh ! la chose n'a pas ÊtÊ longue, je vous en rÊponds. Ils se sont mis en garde ; l'Êtranger a fait une feinte et s'est fendu ; tout cela si rapidement, que lorsque M. Porthos est arrivÊ Á la parade, il avait dÊjÁ trois pouces de fer dans la poitrine. Il est tombÊ en arriÉre. L'Êtranger lui a mis aussitÆt la pointe de son ÊpÊe Á la gorge ; et M. Porthos, se voyant Á la merci de son adversaire, s'est avouÊ vaincu. Sur quoi, l'Êtranger lui a demandÊ son nom, et apprenant qu'il s'appelait M. Porthos, et non M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramenÊ Á l'hÆtel, est montÊ Á cheval et a disparu. -- Ainsi c'est Á M. d'Artagnan qu'en voulait cet Êtranger ? -- Il paraÏt que oui. -- Et savez-vous ce qu'il est devenu ? -- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'Á ce moment et nous ne l'avons pas revu depuis. -- TrÉs bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites que la chambre de Porthos est au premier, numÊro I ? -- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais dÊjÁ eu dix fois l'occasion de louer. -- Bah ! tranquillisez vous, dit d'Artagnan en riant ; Porthos vous paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard. -- Oh ! Monsieur, procureuse ou duchesse, si elle l×chait les cordons de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement rÊpondu qu'elle Êtait lasse des exigences et des infidÊlitÊs de M. Porthos, et qu'elle ne lui enverrait pas un denier. -- Et avez-vous rendu cette rÊponse Á votre hÆte ? -- Nous nous en sommes bien gardÊs : il aurait vu de quelle maniÉre nous avions fait la commission. -- Si bien qu'il attend toujours son argent ? -- Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a Êcrit ; mais, cette fois, c'est son domestique qui a mis la lettre Á la poste. -- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide ?. -- Cinquante ans au moins, Monsieur, et pas belle du tout, Á ce qu'a dit Pathaud. -- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d'ailleurs Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose. -- Comment, pas grand-chose ! Une vingtaine de pistoles dÊjÁ, sans compter le mÊdecin. Oh ! il ne se refuse rien, allez ! on voit qu'il est habituÊ Á bien vivre. -- Eh bien, si sa maÏtresse l'abandonne, il trouvera des amis, je vous le certifie. Ainsi, mon cher hÆte, n'ayez aucune inquiÊtude, et continuez d'avoir pour lui tous les soins qu'exige son Êtat. -- Monsieur m'a promis de ne pas parler de la procureuse et de ne pas dire un mot de la blessure. -- C'est chose convenue ; vous avez ma parole. -- Oh ! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous ! -- N'ayez pas peur ; il n'est pas si diable qu'il en a l'air. " En disant ces mots, d'Artagnan monta l'escalier, laissant son hÆte un peu plus rassurÊ Á l'endroit de deux choses auxquelles il paraissait beaucoup tenir : sa crÊance et sa vie. Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor Êtait tracÊ, Á l'encre noire, un numÊro I gigantesque ; d'Artagnan frappa un coup, et, sur l'invitation de passer outre qui lui vint de l'intÊrieur, il entra. Porthos Êtait couchÊ, et faisait une partie de lansquenet avec Mousqueton, pour s'entretenir la main, tandis qu'une broche chargÊe de perdrix tournait devant le feu, et qu'Á chaque coin d'une grande cheminÊe bouillaient sur deux rÊchauds deux casseroles, d'oÝ s'exhalait une double odeur de gibelotte et de matelote qui rÊjouissait l'odorat. En outre, le haut d'un secrÊtaire et le marbre d'une commode Êtaient couverts de bouteilles vides. A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton, se levant respectueusement, lui cÊda la place et s'en alla donner un coup d'oeil aux deux casseroles, dont il paraissait avoir l'inspection particuliÉre. " Ah ! pardieu ! c'est vous, dit Porthos Á d'Artagnan, soyez le bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant de vous. Mais, ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine inquiÊtude, vous savez ce qui m'est arrivÊ ? -- Non. -- L'hÆte ne vous a rien dit ? -- J'ai demandÊ aprÉs vous, et je suis montÊ tout droit. " -- Porthos parut respirer plus librement. " Et que vous est-il donc arrivÊ, mon cher Porthos ? continua d'Artagnan. -- Il m'est arrivÊ qu'en me fendant sur mon adversaire, Á qui j'avais dÊjÁ allongÊ trois coups d'ÊpÊe, et avec lequel je voulais en finir d'un quatriÉme, mon pied a portÊ sur une pierre, et je me suis foulÊ le genou. -- Vraiment ? -- D'honneur ! Heureusement pour le maraud, car je ne l'aurais laissÊ que mort sur la place, je vous en rÊponds. -- Et qu'est-il devenu ? -- Oh ! je n'en sais rien ; il en a eu assez, et il est parti sans demander son reste ; mais vous, mon cher d'Artagnan, que vous est-il arrivÊ ? -- De sorte, continua d'Artagnan, que cette foulure, mon cher Porthos, vous retient au lit ? -- Ah ! mon Dieu, oui, voilÁ tout ; du reste, dans quelques jours je serai sur pied. -- Pourquoi alors ne vous Ëtes-vous pas fait transporter Á Paris ? Vous devez vous ennuyer cruellement ici. -- C'Êtait mon intention ; mais, mon cher ami, il faut que je vous avoue une chose. -- Laquelle ? -- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites, et que j'avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m'aviez distribuÊes, j'ai, pour me distraire, fait monter prÉs de moi un gentilhomme qui Êtait de passage, et auquel j'ai proposÊ de faire une partie de dÊs. Il a acceptÊ, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passÊes de ma poche dans la sienne, sans compter mon cheval, qu'il a encore emportÊ par-dessus le marchÊ. Mais vous, mon cher d'Artagnan ? -- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas Ëtre privilÊgiÊ de toutes faÚons, dit d'Artagnan ; vous savez le proverbe : " Malheureux au jeu, heureux en amour. " Vous Ëtes trop heureux en amour pour que le jeu ne se venge pas ; mais que vous importent, Á vous, les revers de la fortune ! n'avez-vous pas, heureux coquin que vous Ëtes, n'avez-vous pas votre duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ? -- Eh bien, voyez, mon cher d'Artagnan, comme je joue de guignon, rÊpondit Porthos de l'air le plus dÊgagÊ du monde ! je lui ai Êcrit de m'envoyer quelque cinquante louis dont j'avais absolument besoin, vu la position oÝ je me trouvais... -- Eh bien ? -- Eh bien, il faut qu'elle soit dans ses terres, car elle ne m'a pas rÊpondu. -- Vraiment ? -- Non. Aussi je lui ai adressÊ hier une seconde ÊpÏtre plus pressante encore que la premiÉre ; mais vous voilÁ, mon trÉs cher, parlons de vous. Je commenÚais, je vous l'avoue, Á Ëtre dans une certaine inquiÊtude sur votre compte. -- Mais votre hÆte se conduit bien envers vous, Á ce qu'il paraÏt, mon cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant au malade les casseroles pleines et les bouteilles vides. -- Couci-couci ! rÊpondit Porthos. Il y a dÊjÁ trois ou quatre jours que l'impertinent m'a montÊ son compte, et que je les ai mis Á la porte, son compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une faÚon de vainqueur, comme une maniÉre de conquÊrant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d'Ëtre forcÊ dans la position, je suis armÊ jusqu'aux dents. -- Cependant, dit en riant d'Artagnan, il me semble que de temps en temps vous faites des sorties. " Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles. " Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette misÊrable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la campagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu'il nous arrive du renfort, il nous faudra un supplÊment de victuailles. -- Mousqueton, dit d'Artagnan, il faudra que vous me rendiez un service. -- Lequel, Monsieur ? -- C'est de donner votre recette Á Planchet ; je pourrais me trouver assiÊgÊ Á mon tour, et je ne serais pas f×chÊ qu'il me fÏt jouir des mËmes avantages dont vous gratifiez votre maÏtre. -- Eh ! mon Dieu ! Monsieur, dit Mousqueton d'un air modeste, rien de plus facile. Il s'agit d'Ëtre adroit, voilÁ tout. J'ai ÊtÊ ÊlevÊ Á la campagne, et mon pÉre, dans ses moments perdus, Êtait quelque peu braconnier. -- Et le reste du temps, que faisait-il ? -- Monsieur, il pratiquait une industrie que j'ai toujours trouvÊe assez heureuse. -- Laquelle ? -- Comme c'Êtait au temps des guerres des catholiques et des huguenots, et qu'il voyait les catholiques exterminer les huguenots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout au nom de la religion, il s'Êtait fait une croyance mixte, ce qui lui permettait d'Ëtre tantÆt catholique, tantÆt huguenot. Or il se promenait habituellement, son escopette sur l'Êpaule, derriÉre les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un catholique seul, la religion protestante l'emportait aussitÆt dans son esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du voyageur ; puis, lorsqu'il Êtait Á dix pas de lui, il entamait un dialogue qui finissait presque toujours par l'abandon que le voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu'il voyait venir un huguenot, il se sentait pris d'un zÉle catholique si ardent, qu'il ne comprenait pas comment, un quart d'heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la supÊrioritÊ de notre sainte religion. Car, moi, Monsieur, je suis catholique, mon pÉre, fidÉle Á ses principes, ayant fait mon frÉre aÏnÊ huguenot. -- Et comment a fini ce digne homme ? demanda d'Artagnan. -- Oh ! de la faÚon la plus malheureuse, Monsieur. Un jour, il s'Êtait trouvÊ pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique Á qui il avait dÊjÁ eu affaire, et qui le reconnurent tous deux ; de sorte qu'ils se rÊunirent contre lui et le pendirent Á un arbre ; puis ils vinrent se vanter de la belle ÊquipÊe qu'ils avaient faite dans le cabaret du premier village, oÝ nous Êtions Á boire, mon frÉre et moi. -- Et que fÏtes-vous ? dit d'Artagnan. -- Nous les laiss×mes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opposÊe, mon frÉre alla s'embusquer sur le chemin du catholique, et moi sur celui du protestant. Deux heures aprÉs, tout Êtait fini, nous leur avions fait Á chacun son affaire, tout en admirant la prÊvoyance de notre pauvre pÉre qui avait pris la prÊcaution de nous Êlever chacun dans une religion diffÊrente. -- En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre pÉre me paraÏt avoir ÊtÊ un gaillard fort intelligent. Et vous dites donc que, dans ses moments perdus, le brave homme Êtait braconnier ? -- Oui, Monsieur, et c'est lui qui m'a appris Á nouer un collet et Á placer une ligne de fond. Il en rÊsulte que lorsque j'ai vu que notre gredin d'hÆte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes bonnes pour des manants, et qui n'allaient point Á deux estomacs aussi dÊbilitÊs que les nÆtres, je me suis remis quelque peu Á mon ancien mÊtier. Tout en me promenant dans le bois de M. le Prince, j'ai tendu des collets dans les passÊes ; tout en me couchant au bord des piÉces d'eau de Son Altesse, j'ai glissÊ des lignes dans les Êtangs. De sorte que maintenant, gr×ce Á Dieu, nous ne manquons pas, comme Monsieur peut s'en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et d'anguilles, tous aliments lÊgers et sains, convenables pour des malades. -- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin ? c'est votre hÆte ? -- C'est-Á-dire, oui et non. -- Comment, oui et non ? -- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur. -- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de choses instructives. -- Voici, Monsieur. Le hasard a fait que j'ai rencontrÊ dans mes pÊrÊgrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le Nouveau Monde. -- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles qui sont sur ce secrÊtaire et sur cette commode ? -- Patience, Monsieur, chaque chose viendra Á son tour. -- C'est juste, Mousqueton ; je m'en rapporte Á vous, et j'Êcoute. -- Cet Espagnol avait Á son service un laquais qui l'avait accompagnÊ dans son voyage au Mexique. Ce laquais Êtait mon compatriote, de sorte que nous nous li×mes d'autant plus rapidement qu'il y avait entre nous de grands rapports de caractÉre. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de sorte qu'il me racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples noeuds coulants qu'ils jettent au cou de ces terribles animaux. D'abord, je ne voulais pas croire qu'on pÙt en arriver Á ce degrÊ d'adresse, de jeter Á vingt ou trente pas l'extrÊmitÊ d'une corde oÝ l'on veut ; mais devant la preuve il fallait bien reconnaÏtre la vÊritÊ du rÊcit. Mon ami plaÚait une bouteille Á trente pas, et Á chaque coup il lui prenait le goulot dans un noeud coulant. Je me livrai Á cet exercice, et comme la nature m'a douÊ de quelques facultÊs, aujourd'hui je jette le lasso aussi bien qu'aucun homme du monde. Eh bien, comprenez-vous ? Notre hÆte a une cave trÉs bien garnie, mais dont la clef ne le quitte pas ; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce soupirail, je jette le lasso ; et comme je sais maintenant oÝ est le bon coin, j'y puise. Voici, Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve Ëtre en rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrÊtaire. Maintenant, voulez-vous goÙter notre vin, et, sans prÊvention, vous nous direz ce que vous en pensez. -- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de dÊjeuner. -- Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous dÊjeunerons, nous, d'Artagnan nous racontera ce qu'il est devenu lui- mËme, depuis dix jours qu'il nous a quittÊs. -- Volontiers " , dit d'Artagnan. Tandis que Porthos et Mousqueton dÊjeunaient avec des appÊtits de convalescents et cette cordialitÊ de frÉres qui rapproche les hommes dans le malheur, d'Artagnan raconta comment Aramis blessÊ avait ÊtÊ forcÊ de s'arrËter Á CrÉvecoeur, comment il avait laissÊ Athos se dÊbattre Á Amiens entre les mains de quatre hommes qui l'accusaient d'Ëtre un faux-monnayeur, et comment, lui, d'Artagnan, avait ÊtÊ forcÊ de passer sur le ventre du comte de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre. Mais lÁ s'arrËta la confidence de d'Artagnan ; il annonÚa seulement qu'Á son retour de la Grande-Bretagne il avait ramenÊ quatre chevaux magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons, puis il termina en annonÚant Á Porthos que celui qui lui Êtait destinÊ Êtait dÊjÁ installÊ dans l'Êcurie de l'hÆtel. En ce moment Planchet entra ; il prÊvenait son maÏtre que les chevaux Êtaient suffisamment reposÊs, et qu'il serait possible d'aller coucher Á Clermont. Comme d'Artagnan Êtait Á peu prÉs rassurÊ sur Porthos, et qu'il lui tardait d'avoir des nouvelles de ses deux autres amis, il tendit la main au malade, et le prÊvint qu'il allait se mettre en route pour continuer ses recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la mËme route, si, dans sept Á huit jours, Porthos Êtait encore Á l'hÆtel du Grand Saint Martin , il le reprendrait en passant. Porthos rÊpondit que, selon toute probabilitÊ, sa foulure ne lui permettrait pas de s'Êloigner d'ici lÁ. D'ailleurs il fallait qu'il rest×t Á Chantilly pour attendre une rÊponse de sa duchesse. D'Artagnan lui souhaita cette rÊponse prompte et bonne ; et aprÉs avoir recommandÊ de nouveau Porthos Á Mousqueton, et payÊ sa dÊpense Á l'hÆte, il se remit en route avec Planchet, dÊjÁ dÊbarrassÊ d'un de ses chevaux de main. CHAPITRE XXVI. LA THESE D'ARAMIS D'Artagnan n'avait rien dit Á Porthos de sa blessure ni de sa procureuse. C'Êtait un garÚon fort sage que notre BÊarnais, si jeune qu'il fÙt. En consÊquence, il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait racontÊ le glorieux mousquetaire, convaincu qu'il n'y a pas d'amitiÊ qui tienne Á un secret surpris, surtout quand ce secret intÊresse l'orgueil ; puis on a toujours une certaine supÊrioritÊ morale sur ceux dont on sait la vie. Or d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue Á venir, et dÊcidÊ qu'il Êtait Á faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune, d'Artagnan n'Êtait pas f×chÊ de rÊunir d'avance dans sa main les fils invisibles Á l'aide desquels il comptait les mener. Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait le coeur : il pensait Á cette jeune et jolie Mme Bonacieux qui devait lui donner le prix de son dÊvouement ; mais, h×tons-nous de le dire, cette tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu'il Êprouvait qu'il n'arriv×t malheur Á cette pauvre femme. Pour lui, il n'y avait pas de doute, elle Êtait victime d'une vengeance du cardinal, et comme on le sait, les vengeances de Son Eminence Êtaient terribles. Comment avait-il trouvÊ gr×ce devant les yeux du ministre, c'est ce qu'il ignorait lui-mËme et sans doute ce que lui eÙt rÊvÊlÊ M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eÙt trouvÊ chez lui. Rien ne fait marcher le temps et n'abrÉge la route comme une pensÊe qui absorbe en elle-mËme toutes les facultÊs de l'organisation de celui qui pense. L'existence extÊrieure ressemble alors Á un sommeil dont cette pensÊe est le rËve. Par son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace n'a plus de distance. On part d'un lieu, et l'on arrive Á un autre, voilÁ tout. De l'intervalle parcouru, rien ne reste prÊsent Á votre souvenir qu'un brouillard vague dans lequel s'effacent mille images confuses d'arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en proie Á cette hallucination que d'Artagnan franchit, Á l'allure que voulut prendre son cheval, les six ou huit lieues qui sÊparent Chantilly de CrÉvecoeur, sans qu'en arrivant dans ce village il se souvÏnt d'aucune des choses qu'il avait rencontrÊes sur sa route. LÁ seulement la mÊmoire lui revint, il secoua la tËte, aperÚut le cabaret oÝ il avait laissÊ Aramis, et, mettant son cheval au trot, il s'arrËta Á la porte. Cette fois ce ne fut pas un hÆte, mais une hÆtesse qui le reÚut ; d'Artagnan Êtait physionomiste, il enveloppa d'un coup d'oeil la grosse figure rÊjouie de la maÏtresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin de dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien Á craindre de la part d'une si joyeuse physionomie. " Ma bonne dame, lui demanda d'Artagnan, pourriez-vous me dire ce qu'est devenu un de mes amis, que nous avons ÊtÊ forcÊs de laisser ici il y a une douzaine de jours ? -- Un beau jeune homme de vingt-trois Á vingt-quatre ans, doux, aimable, bien fait ? -- De plus, blessÊ Á l'Êpaule. -- C'est cela ! -- Justement. -- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici. -- Ah ! pardieu, ma chÉre dame, dit d'Artagnan en mettant pied Á terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet, vous me rendez la vie ; oÝ est-il, ce cher Aramis, que je l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai h×te de le revoir. -- Pardon, Monsieur, mais je doute qu'il puisse vous recevoir en ce moment. -- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ? -- JÊsus ! que dites-vous lÁ ! le pauvre garÚon ! Non, Monsieur, il n'est pas avec une femme. -- Et avec qui est-il donc ? -- Avec le curÊ de Montdidier et le supÊrieur des jÊsuites d'Amiens. -- Mon Dieu ! s'Êcria d'Artagnan, le pauvre garÚon irait-il plus mal ? -- Non, Monsieur, au contraire ; mais, Á la suite de sa maladie, la gr×ce l'a touchÊ et il s'est dÊcidÊ Á entrer dans les ordres. -- C'est juste, dit d'Artagnan, j'avais oubliÊ qu'il n'Êtait mousquetaire que par intÊrim. -- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ? -- Plus que jamais. -- Eh bien, Monsieur n'a qu'Á prendre l'escalier Á droite dans la cour, au second, n 5. " D'Artagnan s'ÊlanÚa dans la direction indiquÊe et trouva un de ces escaliers extÊrieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans les cours des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas ainsi chez le futur abbÊ ; les dÊfilÊs de la chambre d'Aramis Êtaient gardÊs ni plus ni moins que les jardins d'Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passage avec d'autant plus d'intrÊpiditÊ qu'aprÉs bien des annÊes d'Êpreuve, Bazin se voyait enfin prÉs d'arriver au rÊsultat qu'il avait Êternellement ambitionnÊ. En effet, le rËve du pauvre Bazin avait toujours ÊtÊ de servir un homme d'Eglise, et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans l'avenir oÝ Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la soutane. La promesse renouvelÊe chaque jour par le jeune homme que le moment ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service d'un mousquetaire, service dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son ×me. Bazin Êtait donc au comble de la joie. Selon toute probabilitÊ, cette fois son maÏtre ne se dÊdirait pas. La rÊunion de la douleur physique Á la douleur morale avait produit l'effet si longtemps dÊsirÊ : Aramis, souffrant Á la fois du corps et de l'×me, avait enfin arrËtÊ sur la religion ses yeux et sa pensÊe, et il avait regardÊ comme un avertissement du Ciel le double accident qui lui Êtait arrivÊ, c'est-Á-dire la disparition subite de sa maÏtresse et sa blessure Á l'Êpaule. On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition oÝ il se trouvait, Ëtre plus dÊsagrÊable Á Bazin que l'arrivÊe de d'Artagnan, laquelle pouvait rejeter son maÏtre dans le tourbillon des idÊes mondaines qui l'avaient si longtemps entraÏnÊ. Il rÊsolut donc de dÊfendre bravement la porte ; et comme, trahi par la maÏtresse de l'auberge, il ne pouvait dire qu'Aramis Êtait absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le comble de l'indiscrÊtion que de dÊranger son maÏtre dans la pieuse confÊrence qu'il avait entamÊe depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne pouvait Ëtre terminÊe avant le soir. Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'Êloquent discours de maÏtre Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une polÊmique avec le valet de son ami, il l'Êcarta tout simplement d'une main, et de l'autre il tourna le bouton de la porte n 5. La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pÊnÊtra dans la chambre. Aramis, en surtout noir, le chef accommodÊ d'une espÉce de coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal Á une calotte, Êtait assis devant une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d'Ênormes in-folio ; Á sa droite Êtait assis le supÊrieur des jÊsuites, et Á sa gauche le curÊ de Montdidier. Les rideaux Êtaient Á demi clos et ne laissaient pÊnÊtrer qu'un jour mystÊrieux, mÊnagÊ pour une bÊate rËverie. Tous les objets mondains qui peuvent frapper l'oeil quand on entre dans la chambre d'un jeune homme, et surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramen×t son maÏtre aux idÊes de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l'ÊpÊe, les pistolets, le chapeau Á plume, les broderies et les dentelles de tout genre et de toute espÉce. Mais, en leur lieu et place, d'Artagnan crut apercevoir dans un coin obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou Á la muraille. Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tËte et reconnut son ami. Mais, au grand Êtonnement du jeune homme, sa vue ne parut pas produire une grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit Êtait dÊtachÊ des choses de la terre. " Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis heureux de vous voir. -- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sÙr que ce soit Á Aramis que je parle. -- A lui-mËme, mon ami, Á lui-mËme ; mais qui a pu vous faire douter ? -- J'avais peur de me tromper de chambre, et j'ai cru d'abord entrer dans l'appartement de quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur m'a pris en vous trouvant en compagnie de ces Messieurs : c'est que vous ne fussiez gravement malade. " Les deux hommes noirs lancÉrent sur d'Artagnan, dont ils comprirent l'intention, un regard presque menaÚant ; mais d'Artagnan ne s'en inquiÊta pas. " Je vous trouble peut-Ëtre, mon cher Aramis, continua d'Artagnan ; car, d'aprÉs ce que je vois, je suis portÊ Á croire que vous vous confessez Á ces Messieurs. " Aramis rougit imperceptiblement. " Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure ; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me rÊjouir en vous voyant sain et sauf. -- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux. -- Car, Monsieur, qui est mon ami, vient d'Êchapper Á un rude danger, continua Aramis avec onction, en montrant de la main d'Artagnan aux deux ecclÊsiastiques. -- Louez Dieu, Monsieur, rÊpondirent ceux-ci en s'inclinant Á l'unisson. -- Je n'y ai pas manquÊ, mes rÊvÊrends, rÊpondit le jeune homme en leur rendant leur salut Á son tour. -- Vous arrivez Á propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et vous allez, en prenant part Á la discussion, l'Êclairer de vos lumiÉres. M. le principal d'Amiens, M. le curÊ de Montdidier et moi, nous argumentons sur certaines questions thÊologiques dont l'intÊrËt nous captive depuis longtemps ; je serais charmÊ d'avoir votre avis. -- L'avis d'un homme d'ÊpÊe est bien dÊnuÊ de poids, rÊpondit d'Artagnan, qui commenÚait Á s'inquiÊter de la tournure que prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, Á la science de ces Messieurs. " Les deux hommes noirs saluÉrent Á leur tour. " Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera prÊcieux ; voici de quoi il s'agit : M. le principal croit que ma thÉse doit Ëtre surtout dogmatique et didactique. -- Votre thÉse ! vous faites donc une thÉse ? -- Sans doute, rÊpondit le jÊsuite ; pour l'examen qui prÊcÉde l'ordination, une thÉse est de rigueur. -- L'ordination ! s'Êcria d'Artagnan, qui ne pouvait croire Á ce que lui avaient dit successivement l'hÆtesse et Bazin, ... l'ordination ! " Et il promenait ses yeux stupÊfaits sur les trois personnages qu'il avait devant lui. " Or " , continua Aramis en prenant sur son fauteuil la mËme pose gracieuse que s'il eÙt ÊtÊ dans une ruelle et en examinant avec complaisance sa main blanche et potelÊe comme une main de femme, qu'il tenait en l'air pour en faire descendre le sang : " or, comme vous l'avez entendu, d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thÉse fÙt dogmatique, tandis que je voudrais, moi, qu'elle fÙt idÊale. C'est donc pourquoi M. le principal me proposait ce sujet qui n'a point encore ÊtÊ traitÊ, dans lequel je reconnais qu'il y a matiÉre Á de magnifiques dÊveloppements. " Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. " D'Artagnan, dont nous connaissons l'Êrudition, ne sourcilla pas plus Á cette citation qu'Á celle que lui avait faite M. de TrÊville Á propos des prÊsents qu'il prÊtendait que d'Artagnan avait reÚus de M. de Buckingham. " Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilitÊ : les deux mains sont indispensables aux prËtres des ordres infÊrieurs, quand ils donnent la bÊnÊdiction. -- Admirable sujet ! s'Êcria le jÊsuite. -- Admirable et dogmatique ! " rÊpÊta le curÊ qui, de la force de d'Artagnan Á peu prÉs sur le latin, surveillait soigneusement le jÊsuite pour emboÏter le pas avec lui et rÊpÊter ses paroles comme un Êcho. Quant Á d'Artagnan, il demeura parfaitement indiffÊrent Á l'enthousiasme des deux hommes noirs. " Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige une Êtude approfondie des PÉres et des Ecritures. Or j'ai avouÊ Á ces savants ecclÊsiastiques, et cela en toute humilitÊ, que les veilles des corps de garde et le service du roi m'avaient fait un peu nÊgliger l'Êtude. Je me trouverai donc plus Á mon aise, facilius natans , dans un sujet de mon choix, qui serait Á ces rudes questions thÊologiques ce que la morale est Á la mÊtaphysique en philosophie. " D'Artagnan s'ennuyait profondÊment, le curÊ aussi. " Voyez quel exorde ! s'Êcria le jÊsuite. -- Exordium , rÊpÊta le curÊ pour dire quelque chose. -- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. " Aramis jeta un coup d'oeil de cÆtÊ sur d'Artagnan, et il vit que son ami b×illait Á se dÊmonter la m×choire. " Parlons franÚais, mon pÉre, dit-il au jÊsuite, M. d'Artagnan goÙtera plus vivement nos paroles. -- Oui, je suis fatiguÊ de la route, dit d'Artagnan, et tout ce latin m'Êchappe. -- D'accord, dit le jÊsuite un peu dÊpitÊ, tandis que le curÊ, transportÊ d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de reconnaissance ; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette glose. -- MoÐse, serviteur de Dieu... il n'est que serviteur, entendez-vous bien ! MoÐse bÊnit avec les mains ; il se fait tenir les deux bras, tandis que les HÊbreux battent leurs ennemis ; donc il bÊnit avec les deux mains. D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus , et non pas manum . Imposez les mains, et non pas la main. -- Imposez les mains, rÊpÊta le curÊ en faisant un geste. -- A saint Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jÊsuite : Ponige digitos . PrÊsentez les doigts ; y Ëtes-vous maintenant ? -- Certes, rÊpondit Aramis en se dÊlectant, mais la chose est subtile. -- Les doigts ! reprit le jÊsuite ; saint Pierre bÊnit avec les doigts. Le pape bÊnit donc aussi avec les doigts. Et avec combien de doigts bÊnit- il ? Avec trois doigts, un pour le PÉre, un pour le Fils, et un pour le Saint-Esprit. " Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple. " Le pape est successeur de saint Pierre et reprÊsente les trois pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hiÊrarchie ecclÊsiastique, bÊnit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bÊnissent avec les goupillons, qui simulent un nombre indÊfini de doigts bÊnissants. VoilÁ le sujet simplifiÊ, argumentum omni denudatum ornamento . Je ferais avec cela, continua le jÊsuite, deux volumes de la taille de celui-ci. " Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome in-folio qui faisait plier la table sous son poids. D'Artagnan frÊmit. " Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautÊs de cette thÉse, mais en mËme temps je la reconnais Êcrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ; dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goÙt : Non inutile est desiderium in oblatione , ou mieux encore : un peu de regret ne messied pas dans une offrande au Seigneur. -- Halte-lÁ ! s'Êcria le jÊsuite, car cette thÉse frise l'hÊrÊsie ; il y a une proposition presque semblable dans l'Augustinus de l'hÊrÊsiarque JansÊnius, dont tÆt ou tard le livre sera brÙlÊ par les mains du bourreau. Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez vers les fausses doctrines, mon jeune ami ; vous vous perdrez ! -- Vous vous perdrez, dit le curÊ en secouant douloureusement la tËte. -- Vous touchez Á ce fameux point du libre arbitre, qui est un Êcueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des pÊlagiens et des demi-pÊlagiens. -- Mais, mon rÊvÊrend... . , reprit Aramis quelque peu abasourdi de la grËle d'arguments qui lui tombait sur la tËte. -- Comment prouverez-vous, continua le jÊsuite sans lui donner le temps de parler, que l'on doit regretter le monde lorsqu'on s'offre Á Dieu ? Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le monde, c'est regretter le diable : voilÁ ma conclusion. -- C'est la mienne aussi, dit le curÊ. -- Mais de gr×ce !... dit Aramis. -- Desideras diabolum , infortunÊ ! s'Êcria le jÊsuite. -- Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curÊ en gÊmissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en supplie. " D'Artagnan tournait Á l'idiotisme ; il lui semblait Ëtre dans une maison de fous, et qu'il allait devenir fou comme ceux qu'il voyait. Seulement il Êtait forcÊ de se taire, ne comprenant point la langue qui se parlait devant lui. " Mais Êcoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle commenÚait Á percer un peu d'impatience, je ne dis pas que je regrette ; non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... " Le jÊsuite leva les bras au ciel, et le curÊ en fit autant. " Non, mais convenez au moins qu'on a mauvaise gr×ce de n'offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement dÊgoÙtÊ. Ai-je raison, d'Artagnan ? -- Je le crois pardieu bien ! " s'Êcria celui-ci. Le curÊ et le jÊsuite firent un bond sur leur chaise. " Voici mon point de dÊpart, c'est un syllogisme : le monde ne manque pas d'attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur. -- Cela est vrai, dirent les antagonistes. -- Et puis, continua Aramis en se pinÚant l'oreille pour la rendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j'ai fait certain rondeau lÁ-dessus que je communiquai Á M. Voiture l'an passÊ, et duquel ce grand homme m'a fait mille compliments. -- Un rondeau ! fit dÊdaigneusement le jÊsuite. -- Un rondeau ! dit machinalement le curÊ. -- Dites, dites, s'Êcria d'Artagnan, cela nous changera quelque peu. -- Non, car il est religieux, rÊpondit Aramis, et c'est de la thÊologie en vers. -- Diable ! fit d'Artagnan. -- Le voici, dit Aramis d'un petit air modeste qui n'Êtait pas exempt d'une certaine teinte d'hypocrisie : -- Vous qui pleurez un passÊ plein de charmes, -- -- Et qui traÏnez des jours infortunÊs, -- -- Tous vos malheurs se verront terminÊs, -- -- Quand Á Dieu seul vous offrirez vos larmes, -- -- Vous qui pleurez. -- D'Artagnan et le curÊ parurent flattÊs. Le jÊsuite persista dans son opinion. " Gardez-vous du goÙt profane dans le style thÊologique. Que dit en effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo . -- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curÊ. -- Or, se h×ta d'interrompre le jÊsuite en voyant que son acolyte se fourvoyait, or votre thÉse plaira aux dames, voilÁ tout ; elle aura le succÉs d'une plaidoirie de maÏtre Patru. -- Plaise Á Dieu ! s'Êcria Aramis transportÊ. -- Vous le voyez, s'Êcria le jÊsuite, le monde parle encore en vous Á haute voix, altissima voce . Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je tremble que la gr×ce ne soit point efficace. -- Rassurez-vous, mon rÊvÊrend, je rÊponds de moi. -- PrÊsomption mondaine ! -- Je me connais, mon pÉre, ma rÊsolution est irrÊvocable. -- Alors vous vous obstinez Á poursuivre cette thÉse ? -- Je me sens appelÊ Á traiter celle-lÁ, et non pas une autre ; je vais donc la continuer, et demain j'espÉre que vous serez satisfait des corrections que j'y aurai faites d'aprÉs vos avis. -- Travaillez lentement, dit le curÊ, nous vous laissons dans des dispositions excellentes. -- Oui, le terrain est tout ensemencÊ, dit le jÊsuite, et nous n'avons pas Á craindre qu'une partie du grain soit tombÊe sur la pierre, l'autre le long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangÊ le reste, aves coeli coznederunt illam . -- Que la peste t'Êtouffe avec ton latin ! dit d'Artagnan, qui se sentait au bout de ses forces. -- Adieu, mon fils, dit le curÊ, Á demain. -- A demain, jeune tÊmÊraire, dit le jÊsuite ; vous promettez d'Ëtre une des lumiÉres de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette lumiÉre ne soit pas un feu dÊvorant. " D'Artagnan, qui pendant une heure s'Êtait rongÊ les ongles d'impatience, commenÚait Á attaquer la chair. Les deux hommes noirs se levÉrent, saluÉrent Aramis et d'Artagnan, et s'avancÉrent vers la porte. Bazin, qui s'Êtait tenu debout et qui avait ÊcoutÊ toute cette controverse avec une pieuse jubilation, s'ÊlanÚa vers eux, prit le brÊviaire du curÊ, le missel du jÊsuite, et marcha respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin. Aramis les conduisit jusqu'au bas de l'escalier et remonta aussitÆt prÉs de d'Artagnan qui rËvait encore. RestÊs seuls, les deux amis gardÉrent d'abord un silence embarrassÊ ; cependant il fallait que l'un des deux le rompÏt le premier, et comme d'Artagnan paraissait dÊcidÊ Á laisser cet honneur Á son ami : " Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu Á mes idÊes fondamentales. -- Oui, la gr×ce efficace vous a touchÊ, comme disait ce Monsieur tout Á l'heure. -- Oh ! ces plans de retraite sont formÊs depuis longtemps ; et vous m'en avez dÊjÁ ouÐ parler, n'est-ce pas, mon ami ? -- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez. -- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan ! -- Dame ! on plaisante bien avec la mort. -- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit Á la perdition ou au salut. -- D'accord ; mais, s'il vous plaÏt, ne thÊologisons pas, Aramis ; vous devez en avoir assez pour le reste de la journÊe ; quant Á moi, j'ai Á peu prÉs oubliÊ le peu de latin que je n'ai jamais su ; puis, je vous l'avouerai, je n'ai rien mangÊ depuis ce matin dix heures, et j'ai une faim de tous les diables. -- Nous dÏnerons tout Á l'heure, cher ami ; seulement, vous vous rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon dÏner, il se compose de tÊtragones cuits et de fruits. -- Qu'entendez-vous par tÊtragones ? demanda d'Artagnan avec inquiÊtude. -- J'entends des Êpinards, reprit Aramis, mais pour vous j'ajouterai des oeufs, et c'est une grave infraction Á la rÉgle, car les oeufs sont viande, puisqu'ils engendrent le poulet. -- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe ; pour rester avec vous, je le subirai. -- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s'il ne profite pas Á votre corps, il profitera, soyez-en certain, Á votre ×me. -- Ainsi, dÊcidÊment, Aramis, vous entrez en religion. Que vont dire nos amis, que va dire M. de TrÊville ? Ils vous traiteront de dÊserteur, je vous en prÊviens. -- Je n'entre pas en religion, j'y rentre. C'est l'Eglise que j'avais dÊsertÊe pour le monde, car vous savez que je me suis fait violence pour prendre la casaque de mousquetaire. -- Moi, je n'en sais rien. -- Vous ignorez comment j'ai quittÊ le sÊminaire ? -- Tout Á fait. -- Voici mon histoire ; d'ailleurs les Ecritures disent : " Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse Á vous, d'Artagnan. -- Et moi, je vous donne l'absolution d'avance, vous voyez que je suis bon homme. -- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami. -- Alors, dites, je vous Êcoute. -- J'Êtais donc au sÊminaire depuis l'×ge de neuf ans, j'en avais vingt dans trois jours, j'allais Ëtre abbÊ, et tout Êtait dit. Un soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une maison que je frÊquentais avec plaisir -- on est jeune, que voulez-vous ! on est faible -- un officier qui me voyait d'un oeil jaloux lire les vies des saints Á la maÏtresse de la maison, entra tout Á coup et sans Ëtre annoncÊ. Justement, ce soir-lÁ, j'avais traduit un Êpisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers Á la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchÊe sur mon Êpaule, les relisait avec moi. La pose, qui Êtait quelque peu abandonnÊe, je l'avoue, blessa cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il sortit derriÉre moi, et me rejoignant : " -- Monsieur l'abbÊ, dit-il, aimez-vous les coups de canne ? " -- Je ne puis le dire, Monsieur, rÊpondis-je, personne n'ayant jamais osÊ m'en donner. " -- Eh bien, Êcoutez-moi, Monsieur l'abbÊ, si vous retournez dans la maison oÝ je vous ai rencontrÊ ce soir, j'oserai, moi. " " Je crois que j'eus peur, je devins fort p×le, je sentis les jambes qui me manquaient, je cherchai une rÊponse que je ne trouvai pas, je me tus. " L'officier attendait cette rÊponse, et voyant qu'elle tardait, il se mit Á rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Je rentrai au sÊminaire. " Je suis bon gentilhomme et j'ai le sang vif, comme vous avez pu le remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte Êtait terrible, et, tout inconnue qu'elle Êtait restÊe au monde, je la sentais vivre et remuer au fond de mon coeur. Je dÊclarai Á mes supÊrieurs que je ne me sentais pas suffisamment prÊparÊ pour l'ordination, et, sur ma demande, on remit la cÊrÊmonie Á un an. " J'allai trouver le meilleur maÏtre d'armes de Paris, je fis condition avec lui pour prendre une leÚon d'escrime chaque jour, et chaque jour, pendant une annÊe, je pris cette leÚon. Puis, le jour anniversaire de celui oÝ j'avais ÊtÊ insultÊ, j'accrochai ma soutane Á un clou, je pris u