n costume complet de cavalier, et je me rendis Á un bal que donnait une dame de mes amies, et oÝ je savais que devait se trouver mon homme. C'Êtait rue des Francs-Bourgeois, tout prÉs de la Force. " En effet, mon officier y Êtait ; je m'approchai de lui, comme il chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et je l'interrompis au beau milieu du second couplet. " -- Monsieur, lui dis-je, vous dÊplaÏt-il toujours que je retourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups de canne, s'il me prend fantaisie de vous dÊsobÊir ? " " L'officier me regarda avec Êtonnement, puis il dit : " -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas. " -- Je suis, rÊpondis-je, le petit abbÊ qui lit les vies des saints et qui traduit Judith en vers. " -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant ; que me voulez-vous ? " -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de promenade avec moi. " -- Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus grand plaisir. " -- Non, pas demain matin, s'il vous plaÏt, tout de suite. " -- Si vous l'exigez absolument... " -- Mais oui, je l'exige. " -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dÊrangez pas. Le temps de tuer Monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier couplet. " " Nous sortÏmes. " Je le menai rue Payenne, juste Á l'endroit oÝ un an auparavant, heure pour heure, il m'avait fait le compliment que je vous ai rapportÊ. Il faisait un clair de lune superbe. Nous mÏmes l'ÊpÊe Á la main, et Á la premiÉre passe, je le tuai roide. -- Diable ! fit d'Artagnan. -- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup d'ÊpÊe au travers du corps, on pensa que c'Êtait moi qui l'avait accommodÊ ainsi, et la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcÊ de renoncer Á la soutane. Athos, dont je fis la connaissance Á cette Êpoque, et Porthos, qui m'avait, en dehors de mes leÚons d'escrime, appris quelques bottes gaillardes, me dÊcidÉrent Á demander une casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimÊ mon pÉre, tuÊ au siÉge d'Arras, et l'on m'accorda cette casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour moi de rentrer dans le sein de l'Eglise. -- Et pourquoi aujourd'hui plutÆt qu'hier et que demain ? Que vous est- il donc arrivÊ aujourd'hui, qui vous donne de si mÊchantes idÊes ? -- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a ÊtÊ un avertissement du Ciel. -- Cette blessure ? bah ! elle est Á peu prÉs guÊrie, et je suis sÙr qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-lÁ qui vous fait le plus souffrir. -- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant. -- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante, une blessure faite par une femme. " L'oeil d'Aramis Êtincela malgrÊ lui. " Ah ! dit-il en dissimulant son Êmotion sous une feinte nÊgligence, ne parlez pas de ces choses-lÁ ; moi, penser Á ces choses-lÁ ! avoir des chagrins d'amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc, Á votre avis, retournÊ la cervelle, et pour qui ? pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, Á qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi ! -- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visÊes plus haut. -- Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d'ambition ? un pauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve grandement dÊplacÊ dans le monde ! -- Aramis, Aramis ! s'Êcria d'Artagnan en regardant son ami avec un air de doute. -- PoussiÉre, je rentre dans la poussiÉre. La vie est pleine d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour Á tour dans la main de l'homme, surtout les fils d'or. O mon cher d'Artagnan ! reprit Aramis en donnant Á sa voix une lÊgÉre teinte d'amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand vous en aurez. Le silence est la derniÉre joie des malheureux ; gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessÊ. -- HÊlas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant Á son tour un profond soupir, c'est mon histoire Á moi-mËme que vous faites lÁ. -- Comment ? -- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de m'Ëtre enlevÊe de force. Je ne sais pas oÝ elle est, oÝ on l'a conduite ; elle est peut-Ëtre prisonniÉre, elle est peut-Ëtre morte. -- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne vous a pas quittÊ volontairement ; que si vous n'avez point de ses nouvelles, c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que... -- Tandis que... -- Rien, reprit Aramis, rien. -- Ainsi, vous renoncez Á jamais au monde ;, c'est un parti pris, une rÊsolution arrËtÊe ? -- A tout jamais. Vous Ëtes mon ami aujourd'hui, demain vous ne serez plus pour moi qu'une ombre ; oÝ plutÆt mËme, vous n'existerez plus. Quant au monde, c'est un sÊpulcre et pas autre chose. -- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites lÁ. -- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlÉve. " D'Artagnan sourit et ne rÊpondit point. Aramis continua : " Et cependant, tandis que je tiens encore Á la terre, j'eusse voulu vous parler de vous, de nos amis. -- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mËme, mais je vous vois si dÊtachÊ de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis sont des ombres, le monde est un sÊpulcre. -- HÊlas ! vous le verrez par vous-mËme, dit Aramis avec un soupir. -- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brÙlons cette lettre qui, sans doute, vous annonÚait quelque nouvelle infidÊlitÊ de votre grisette ou de votre fille de chambre. -- Quelle lettre ? s'Êcria vivement Aramis. -- Une lettre qui Êtait venue chez vous en votre absence et qu'on m'a remise pour vous. -- Mais de qui cette lettre ? -- Ah ! de quelque suivante ÊplorÊe, de quelque grisette au dÊsespoir ; la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-Ëtre, qui aura ÊtÊ obligÊe de retourner Á Tours avec sa maÏtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura pris du papier parfumÊ et aura cachetÊ sa lettre avec une couronne de duchesse. -- Que dites-vous lÁ ? -- Tiens, je l'aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sÊpulcre, que les hommes et par consÊquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un sentiment dont vous faites fi ! -- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'Êcria Aramis, tu me fais mourir ! -- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan. Et il tira la lettre de sa poche. Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutÆt la dÊvora ; son visage rayonnait. " Il paraÏt que la suivante Á un beau style, dit nonchalamment le messager. -- Merci, d'Artagnan ! s'Êcria Aramis presque en dÊlire. Elle a ÊtÊ forcÊe de retourner Á Tours ; elle ne m'est pas infidÉle, elle m'aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'Êtouffe ! " Et les deux amis se mirent Á danser autour du vÊnÊrable saint Chrysostome, piÊtinant bravement les feuillets de la thÉse qui avaient roulÊ sur le parquet. En ce moment, Bazin entrait avec les Êpinards et l'omelette. " Fuis, malheureux ! s'Êcria Aramis en lui jetant sa calotte au visage ; retourne d'oÝ tu viens, remporte ces horribles lÊgumes et cet affreux entremets ! demande un liÉvre piquÊ, un chapon gras, un gigot Á l'ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne. " Bazin, qui regardait son maÏtre et qui ne comprenait rien Á ce changement, laissa mÊlancoliquement glisser l'omelette dans les Êpinards, et les Êpinards sur le parquet. " VoilÁ le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit d'Artagnan, si vous tenez Á lui faire une politesse : Non inutile desiderium in oblatione . -- Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d'Artagnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce qu'on fait lÁ-bas. " CHAPITRE XXVII. LA FEMME D ATHOS " Il reste maintenant Á savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce qui s'Êtait passÊ dans la capitale depuis leur dÊpart, et qu'un excellent dÏner leur eut fait oublier Á l'un sa thÉse, Á l'autre sa fatigue. " Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivÊ malheur ? demanda Aramis. Athos est si froid, si brave et manie si habilement son ÊpÊe. -- Oui, sans doute, et personne ne reconnaÏt mieux que moi le courage et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon ÊpÊe le choc des lances que celui des b×tons ; je crains qu'Athos n'ait ÊtÊ ÊtrillÊ par de la valetaille, les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tÆt. VoilÁ pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tÆt possible. -- Je t×cherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente guÉre en Êtat de monter Á cheval. Hier, j'essayai de la discipline que vous voyez sur ce mur, et la douleur m'empËcha de continuer ce pieux exercice. -- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de guÊrir un coup d'escopette avec des coups de martinet ; mais vous Êtiez malade, et la maladie rend la tËte faible, ce qui fait que je vous excuse. -- Et quand partez-vous ? -- Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble. -- A demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous Ëtes, vous devez avoir besoin de repos. " Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva Á sa fenËtre. " Que regardez-vous donc lÁ ? demanda d'Artagnan. -- Ma foi ! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les garÚons d'Êcurie tiennent en bride ; c'est un plaisir de prince que de voyager sur de pareilles montures. -- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-lÁ, car l'un de ces chevaux est Á vous. -- Ah ! bah ! et lequel ? -- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de prÊfÊrence. -- Et le riche caparaÚon qui le couvre est Á moi aussi ? -- Sans doute. -- Vous voulez rire, d'Artagnan. -- Je ne ris plus depuis que vous parlez franÚais. -- C'est pour moi, ces fontes dorÊes, cette housse de velours, cette selle chevillÊe d'argent ? -- A vous-mËme, comme le cheval qui piaffe est Á moi, comme cet autre cheval qui caracole est Á Athos. -- Peste ! ce sont trois bËtes superbes. -- Je suis flattÊ qu'elles soient de votre goÙt. -- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-lÁ ? -- A coup sÙr, ce n'est point le cardinal, mais ne vous inquiÊtez pas d'oÝ ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre propriÊtÊ. -- Je prends celui que tient le valet roux. -- A merveille ! -- Vive Dieu ! s'Êcria Aramis, voilÁ qui me fait passer le reste de ma douleur ; je monterais lÁ-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur mon ×me, les beaux Êtriers ! HolÁ ! Bazin, venez ÚÁ, et Á l'instant mËme. " Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte. " Fourbissez mon ÊpÊe, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et chargez mes pistolets ! dit Aramis. -- Cette derniÉre recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan : il y a des pistolets chargÊs dans vos fontes. " Bazin soupira. " Allons, maÏtre Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions. -- Monsieur Êtait dÊjÁ si bon thÊologien ! dit Bazin presque larmoyant ; il fÙt devenu ÊvËque et peut-Ëtre cardinal. -- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rÊflÊchis un peu ; Á quoi sert d'Ëtre homme d'Eglise, je te prie ? on n'Êvite pas pour cela d'aller faire la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la premiÉre campagne avec le pot en tËte et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La Valette, qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande Á son laquais combien de fois il lui a fait de la charpie. -- HÊlas ! soupira Bazin, je le sais, Monsieur, tout est bouleversÊ dans le monde aujourd'hui. " Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais Êtaient descendus. " Tiens-moi l'Êtrier, Bazin " , dit Aramis. Et Aramis s'ÊlanÚa en selle avec sa gr×ce et sa lÊgÉretÊ ordinaire ; mais aprÉs quelques voltes et quelques courbettes du noble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu'il p×lit et chancela. D'Artagnan qui, dans la prÊvision de cet accident, ne l'avait pas perdu des yeux, s'ÊlanÚa vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit Á sa chambre. " C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul Á la recherche d'Athos. -- Vous Ëtes un homme d'airain, lui dit Aramis. -- Non, j'ai du bonheur, voilÁ tout ; mais comment allez-vous vivre en m'attendant ? plus de thÉse, plus de glose sur les doigts et les bÊnÊdictions, hein ? " Aramis sourit. " Je ferai des vers, dit-il. -- Oui, des vers parfumÊs Á l'odeur du billet de la suivante de Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie Á Bazin, cela le consolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux manoeuvres. -- Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez prËt Á vous suivre. " Ils se dirent adieu et, dix minutes aprÉs, d'Artagnan, aprÉs avoir recommandÊ son ami Á Bazin et Á l'hÆtesse, trottait dans la direction d'Amiens. Comment allait-il retrouver Athos, et mËme le retrouverait-il ? La position dans laquelle il l'avait laissÊ Êtait critique ; il pouvait bien avoir succombÊ. Cette idÊe, en assombrissant son front, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos Êtait le plus ×gÊ, et partant le moins rapprochÊ en apparence de ses goÙts et de ses sympathies. Cependant il avait pour ce gentilhomme une prÊfÊrence marquÊe. L'air noble et distinguÊ d'Athos, ces Êclairs de grandeur qui jaillissaient de temps en temps de l'ombre oÝ il se tenait volontairement enfermÊ, cette inaltÊrable ÊgalitÊ d'humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaietÊ forcÊe et mordante, cette bravoure qu'on eÙt appelÊe aveugle si elle n'eÙt ÊtÊ le rÊsultat du plus rare sang- froid, tant de qualitÊs attiraient plus que l'estime, plus que l'amitiÊ de d'Artagnan, elles attiraient son admiration. En effet, considÊrÊ mËme auprÉs de M. de TrÊville, l'ÊlÊgant et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir avantageusement la comparaison ; il Êtait de taille moyenne, mais cette taille Êtait si admirablement prise et si bien proportionnÊe, que, plus d'une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le gÊant dont la force physique Êtait devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa tËte, aux yeux perÚants, au nez droit, au menton dessinÊ comme celui de Brutus, avait un caractÉre indÊfinissable de grandeur et de gr×ce ; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le dÊsespoir d'Aramis, qui cultivait les siennes Á grand renfort de p×te d'amandes et d'huile parfumÊe ; le son de sa voix Êtait pÊnÊtrant et mÊlodieux tout Á la fois, et puis, ce qu'il y avait d'indÊfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit, c'Êtait cette science dÊlicate du monde et des usages de la plus brillante sociÊtÊ, cette habitude de bonne maison qui perÚait comme Á son insu dans ses moindres actions. S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme du monde, plaÚant chaque convive Á la place et au rang que lui avaient faits ses ancËtres ou qu'il s'Êtait faits lui-mËme. S'agissait-il de science hÊraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume, leur gÊnÊalogie, leurs alliances, leurs armes et l'origine de leurs armes. L'Êtiquette n'avait pas de minuties qui lui fussent ÊtrangÉres, il savait quels Êtaient les droits des grands propriÊtaires, il connaissait Á fond la vÊnerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art, ÊtonnÊ le roi Louis XIII lui-mËme, qui cependant y Êtait passÊ maÏtre. Comme tous les grands seigneurs de cette Êpoque, il montait Á cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son Êducation avait ÊtÊ si peu nÊgligÊe, mËme sous le rapport des Êtudes scolastiques, si rares Á cette Êpoque chez les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que dÊtachait Aramis, et qu'avait l'air de comprendre Porthos ; deux ou trois fois mËme, au grand Êtonnement de ses amis, il lui Êtait arrivÊ lorsque Aramis laissait Êchapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe Á son temps et un nom Á son cas. En outre, sa probitÊ Êtait inattaquable, dans ce siÉcle oÝ les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion et leur conscience, les amants avec la dÊlicatesse rigoureuse de nos jours, et les pauvres avec le septiÉme commandement de Dieu. C'Êtait donc un homme fort extraordinaire qu'Athos. Et cependant, on voyait cette nature si distinguÊe, cette crÊature si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matÊrielle, comme les vieillards tournent vers l'imbÊcillitÊ physique et morale. Athos, dans ses heures de privation, et ces heures Êtaient frÊquentes, s'Êteignait dans toute sa partie lumineuse, et son cÆtÊ brillant disparaissait comme dans une profonde nuit. Alors, le demi-dieu Êvanoui, il restait Á peine un homme. La tËte basse, l'oeil terne, la parole lourde et pÊnible, Athos regardait pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habituÊ Á lui obÊir par signes, lisait dans le regard atone de son maÏtre jusqu'Á son moindre dÊsir, qu'il satisfaisait aussitÆt. La rÊunion des quatre amis avait-elle lieu dans un de ces moments-lÁ, un mot, ÊchappÊ avec un violent effort, Êtait tout le contingent qu'Athos fournissait Á la conversation. En Êchange, Athos Á lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu'il y parÙt autrement que par un froncement de sourcil plus indiquÊ et par une tristesse plus profonde. D'Artagnan, dont nous connaissons l'esprit investigateur et pÊnÊtrant, n'avait, quelque intÊrËt qu'il eÙt Á satisfaire sa curiositÊ sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause Á ce marasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune dÊmarche qui ne fÙt connue de tous ses amis. On ne pouvait dire que ce fÙt le vin qui lui donn×t cette tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse, que ce remÉde, comme nous l'avons dit, rendait plus sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excÉs d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance, Athos, lorsqu'il avait gagnÊ, demeurait aussi impassible que lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un soir trois mille pistoles, les perdre jusqu'au ceinturon brodÊ d'or des jours de gala ; regagner tout cela, plus cent louis, sans que son beau sourcil noir eÙt haussÊ ou baissÊ d'une demi-ligne, sans que ses mains eussent perdu leur nuance nacrÊe, sans que sa conversation, qui Êtait agrÊable ce soir-lÁ, eÙt cessÊ d'Ëtre calme et agrÊable. Ce n'Êtait pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une influence atmosphÊrique qui assombrissait son visage, car cette tristesse devenait plus intense en gÊnÊral vers les beaux jours de l'annÊe ; juin et juillet Êtaient les mois terribles d'Athos. Pour le prÊsent, il n'avait pas de chagrin, il haussait les Êpaules quand on lui parlait de l'avenir ; son secret Êtait donc dans le passÊ, comme on l'avait dit vaguement Á d'Artagnan. Cette teinte mystÊrieuse rÊpandue sur toute sa personne rendait encore plus intÊressant l'homme dont jamais les yeux ni la bouche, dans l'ivresse la plus complÉte, n'avaient rien rÊvÊlÊ, quelle que fÙt l'adresse des questions dirigÊes contre lui. " Eh bien, pensait d'Artagnan, le pauvre Athos est peut-Ëtre mort Á cette heure, et mort par ma faute, car c'est moi qui l'ai entraÏnÊ dans cette affaire, dont il ignorait l'origine, dont il ignorera le rÊsultat et dont il ne devait tirer aucun profit. -- Sans compter, Monsieur, rÊpondait Planchet, que nous lui devons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a criÊ : " Au large, d'Artagnan ! je suis pris. " Et aprÉs avoir dÊchargÊ ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son ÊpÊe ! On eÙt dit vingt hommes, ou plutÆt vingt diables enragÊs ! " Et ces mots redoublaient l'ardeur de d'Artagnan, qui excitait son cheval, lequel n'ayant pas besoin d'Ëtre excitÊ emportait son cavalier au galop. Vers onze heures du matin, on aperÚut Amiens ; Á onze heures et demie, on Êtait Á la porte de l'auberge maudite. D'Artagnan avait souvent mÊditÊ contre l'hÆte perfide une de ces bonnes vengeances qui consolent, rien qu'en espÊrance. Il entra donc dans l'hÆtellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur le pommeau de l'ÊpÊe et faisant siffler sa cravache de la main droite. " Me reconnaissez-vous ? dit-il Á l'hÆte, qui s'avanÚait pour le saluer. -- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur, rÊpondit celui-ci les yeux encore Êblouis du brillant Êquipage avec lequel d'Artagnan se prÊsentait. -- Ah ! vous ne me connaissez pas ! -- Non, Monseigneur. -- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mÊmoire. Qu'avez-vous fait de ce gentilhomme Á qui vous eÙtes l'audace, voici quinze jours passÊs Á peu prÉs, d'intenter une accusation de fausse monnaie ? " L'hÆte p×lit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la plus menaÚante, et Planchet se modelait sur son maÏtre. " Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez pas, s'Êcria l'hÆte de son ton de voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j'ai payÊ cette faute ! Ah ! malheureux que je suis ! -- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ? -- Daignez m'Êcouter, Monseigneur, et soyez clÊment. Voyons, asseyez-vous, par gr×ce ! " D'Artagnan, muet de colÉre et d'inquiÊtude, s'assit, menaÚant comme un juge. Planchet s'adossa fiÉrement Á son fauteuil. " Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hÆte tout tremblant, car je vous reconnais Á cette heure ; c'est vous qui Ëtes parti quand j'eus ce malheureux dÊmËlÊ avec ce gentilhomme dont vous parlez. -- Oui, c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de gr×ce Á attendre si vous ne dites pas toute la vÊritÊ. -- Aussi veuillez m'Êcouter, et vous la saurez tout entiÉre. -- J'Êcoute. -- J'avais ÊtÊ prÊvenu par les autoritÊs qu'un faux-monnayeur cÊlÉbre arriverait Á mon auberge avec plusieurs de ses compagnons, tous dÊguisÊs sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, Messeigneurs, tout m'avait ÊtÊ dÊpeint. -- AprÉs, aprÉs ? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'oÝ venait le signalement si exactement donnÊ. -- Je pris donc, d'aprÉs les ordres de l'autoritÊ, qui m'envoya un renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m'assurer de la personne des prÊtendus faux-monnayeurs. -- Encore ! dit d'Artagnan, Á qui ce mot de faux-monnayeur Êchauffait terriblement les oreilles. -- Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais elles sont justement mon excuse. L'autoritÊ m'avait fait peur, et vous savez qu'un aubergiste doit mÊnager l'autoritÊ. -- Mais encore une fois, ce gentilhomme, oÝ est-il ? qu'est-il devenu ? Est-il mort ? est-il vivant ? -- Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous savez, et dont votre dÊpart prÊcipitÊ, ajouta l'hÆte avec une finesse qui n'Êchappa point Á d'Artagnan, semblait autoriser l'issue. Ce gentilhomme votre ami se dÊfendit en dÊsespÊrÊ. Son valet, qui, par un malheur imprÊvu, avait cherchÊ querelle aux gens de l'autoritÊ, dÊguisÊs en garÚons d'Êcurie... -- Ah ! misÊrable ! s'Êcria d'Artagnan, vous Êtiez tous d'accord, et je ne sais Á quoi tient que je ne vous extermine tous ! -- HÊlas ! non, Monseigneur, nous n'Êtions pas tous d'accord, et vous l'allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point l'appeler par le nom honorable qu'il porte sans doute, mais nous ignorons ce nom), Monsieur votre ami, aprÉs avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet, battit en retraite en se dÊfendant avec son ÊpÊe dont il estropia encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'Êtourdit. -- Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d'Artagnan. Athos, que devient Athos ? -- En battant en retraite, comme j'ai dit Á Monseigneur, il trouva derriÉre lui l'escalier de la cave, et comme la porte Êtait ouverte, il tira la clef Á lui et se barricada en dedans. Comme on Êtait sÙr de le retrouver lÁ, on le laissa libre. -- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout Á fait Á le tuer, on ne cherchait qu'Á l'emprisonner. -- Juste Dieu ! Á l'emprisonner, Monseigneur ? il s'emprisonna bien lui- mËme, je vous le jure. D'abord il avait fait de rude besogne, un homme Êtait tuÊ sur le coup, et deux autres Êtaient blessÊs griÉvement. Le mort et les deux blessÊs furent emportÊs par leurs camarades, et jamais je n'ai plus entendu parler ni des uns, ni des autres. Moi-mËme, quand je repris mes sens, j'allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui s'Êtait passÊ, et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur eut l'air de tomber des nues ; il me dit qu'il ignorait complÉtement ce que je voulais dire, que les ordres qui m'Êtaient parvenus n'Êmanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire Á qui que ce fÙt qu'il Êtait pour quelque chose dans toute cette ÊchauffourÊe, il me ferait pendre. Il paraÏt que je m'Êtais trompÊ, Monsieur, que j'avais arrËtÊ l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrËter Êtait sauvÊ. -- Mais Athos ? s'Êcria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait de l'abandon oÝ l'autoritÊ laissait la chose ; Athos, qu'est-il devenu ? -- Comme j'avais h×te de rÊparer mes torts envers le prisonnier, reprit l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui rendre sa libertÊ. Ah ! Monsieur, ce n'Êtait plus un homme, c'Êtait un diable. A cette proposition de libertÊ, il dÊclara que c'Êtait un piÉge qu'on lui tendait et qu'avant de sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me dissimulais pas la mauvaise position oÝ je m'Êtais mis en portant la main sur un mousquetaire de Sa MajestÊ, je lui dis que j'Êtais prËt Á me soumettre Á ses conditions. " -- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armÊ. " " On s'empressa d'obÊir Á cet ordre ; car vous comprenez bien, Monsieur, que nous Êtions disposÊs Á faire tout ce que voudrait votre ami. M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-lÁ, quoiqu'il ne parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu Á la cave, tout blessÊ qu'il Êtait ; alors, son maÏtre l'ayant reÚu, rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans notre boutique. -- Mais enfin, s'Êcria d'Artagnan, oÝ est-il ? oÝ est Athos ? -- Dans la cave, Monsieur. -- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-lÁ ? -- BontÊ divine ! Non, Monsieur. Nous, le retenir dans la cave ! Vous ne savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l'en faire sortir, Monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron. -- Alors il est lÁ, je le retrouverai lÁ ? -- Sans doute, Monsieur, il s'est obstinÊ Á y rester. Tous les jours, on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une fourche, et de la viande quand il en demande ; mais, hÊlas ! ce n'est pas de pain et de viande qu'il fait la plus grande consommation. Une fois, j'ai essayÊ de descendre avec deux de mes garÚons, mais il est entrÊ dans une terrible fureur. J'ai entendu le bruit de ses pistolets qu'il armait et de son mousqueton qu'armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions quelles Êtaient leurs intentions, le maÏtre a rÊpondu qu'ils avaient quarante coups Á tirer lui et son laquais, et qu'ils les tireraient jusqu'au dernier plutÆt que de permettre qu'un seul de nous mÏt le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai ÊtÊ me plaindre au gouverneur, lequel m'a rÊpondu que je n'avais que ce que je mÊritais, et que cela m'apprendrait Á insulter les honorables seigneurs qui prenaient gÏte chez moi. -- De sorte que, depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne pouvant s'empËcher de rire de la figure piteuse de son hÆte. -- De sorte que, depuis ce temps, Monsieur, continua celui-ci, nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin en piÉce, la biÉre, l'huile et les Êpices, le lard et les saucissons ; et comme il nous est dÊfendu d'y descendre, nous sommes forcÊs de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent, de sorte que tous les jours notre hÆtellerie se perd. Encore une semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinÊs. -- Et ce sera justice, drÆle. Ne voyait-on pas bien, Á notre mine, que nous Êtions gens de qualitÊ et non faussaires, dites ? -- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hÆte. Mais tenez, tenez, le voilÁ qui s'emporte. -- Sans doute qu'on l'aura troublÊ, dit d'Artagnan. -- Mais il faut bien qu'on le trouble, s'Êcria l'hÆte ; il vient de nous arriver deux gentilshommes anglais. -- Eh bien ? -- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ; ceux-ci ont demandÊ du meilleur. Ma femme alors aura sollicitÊ de M. Athos la permission d'entrer pour satisfaire ces Messieurs ; et il aura refusÊ comme de coutume. Ah ! bontÊ divine ! voilÁ le sabbat qui redouble ! " D'Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du cÆtÊ de la cave ; il se leva et, prÊcÊdÊ de l'hÆte qui se tordait les mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armÊ, il s'approcha du lieu de la scÉne. Les deux gentilshommes Êtaient exaspÊrÊs, ils avaient fait une longue course et mouraient de faim et de soif. " Mais c'est une tyrannie, s'Êcriaient-ils en trÉs bon franÚais, quoique avec un accent Êtranger, que ce maÏtre fou ne veuille pas laisser Á ces bonnes gens l'usage de leur vin. úÁ, nous allons enfoncer la porte, et s'il est trop enragÊ, eh bien ! nous le tuerons. -- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses pistolets de sa ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaÏt. -- Bon, bon, disait derriÉre la porte la voix calme d'Athos, qu'on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. " Tout braves qu'ils paraissaient Ëtre, les deux gentilshommes anglais se regardÉrent en hÊsitant ; on eÙt dit qu'il y avait dans cette cave un de ces ogres famÊliques, gigantesques hÊros des lÊgendes populaires, et dont nul ne force impunÊment la caverne. Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte un coup de pied Á fendre une muraille. " Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner ! -- Mon Dieu, s'Êcria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce me semble. -- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix Á son tour, c'est moi- mËme, mon ami. -- Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces enfonceurs de portes. " Les gentilshommes avaient mis l'ÊpÊe Á la main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ; ils hÊsitÉrent un instant encore ; mais, comme la premiÉre fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur. " Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais tirer. -- Messieurs, dit d'Artagnan, que la rÊflexion n'abandonnait jamais, Messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez lÁ dans une mauvaise affaire, et vous allez Ëtre criblÊs. Voici mon valet et moi qui vous l×cherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos ÊpÊes, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout Á l'heure vous aurez Á boire, je vous en donne ma parole. -- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos. L'hÆtelier sentit une sueur froide couler le long de son Êchine. " Comment, s'il en reste ! murmura-t-il. -- Que diable ! il en restera, reprit d'Artagnan ; soyez donc tranquille, Á eux deux ils n'auront pas bu toute la cave. Messieurs, remettez vos ÊpÊes au fourreau. -- Eh bien, vous, remettez vos pistolets Á votre ceinture. -- Volontiers. " Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il lui fit signe de dÊsarmer son mousqueton. Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs ÊpÊes au fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme ils Êtaient bons gentilshommes, ils donnÉrent tort Á l'hÆtelier. " Maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous rÊponds qu'on vous y portera tout ce que vous pourrez dÊsirer. " Les Anglais saluÉrent et sortirent. " Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en prie. -- A l'instant mËme " , dit Athos. Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoquÊs et de poutres gÊmissantes : c'Êtaient les contrescarpes et les bastions d'Athos, que l'assiÊgÊ dÊmolissait lui-mËme. Un instant aprÉs, la porte s'Êbranla, et l'on vit paraÏtre la tËte p×le d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs. D'Artagnan se jeta Á son cou et l'embrassa tendrement ; puis il voulut l'entraÏner hors de ce sÊjour humide, alors il s'aperÚut qu'Athos chancelait. " Vous Ëtes blessÊ ? lui dit-il. -- Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilÁ tout, et jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon hÆte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma part cent cinquante bouteilles. -- MisÊricorde ! s'Êcria l'hÆte, si le valet en a bu la moitiÊ du maÏtre seulement, je suis ruinÊ. -- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis le mËme ordinaire que moi ; il a bu Á la piÉce seulement ; tenez, je crois qu'il a oubliÊ de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. " D'Artagnan partit d'un Êclat de rire qui changea le frisson de l'hÆte en fiÉvre chaude. En mËme temps, Grimaud parut Á son tour derriÉre son maÏtre, le mousqueton sur l'Êpaule, la tËte tremblante, comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il Êtait arrosÊ par-devant et par-derriÉre d'une liqueur grasse que l'hÆte reconnut pour Ëtre sa meilleure huile d'olive. Le cortÉge traversa la grande salle et alla s'installer dans la meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autoritÊ. Pendant ce temps, l'hÆte et sa femme se prÊcipitÉrent avec des lampes dans la cave, qui leur avait ÊtÊ si longtemps interdite et oÝ un affreux spectacle les attendait. Au-delÁ des fortifications auxquelles Athos avait fait brÉche pour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides entassÊes selon toutes les rÉgles de l'art stratÊgique, on voyait ÚÁ et lÁ, nageant dans les mares d'huile et de vin, les ossements de tous les jambons mangÊs, tandis qu'un amas de bouteilles cassÊes jonchait tout l'angle gauche de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet Êtait restÊ ouvert, perdait par cette ouverture les derniÉres gouttes de son sang. L'image de la dÊvastation et de la mort, comme dit le poÉte de l'AntiquitÊ, rÊgnait lÁ comme sur un champ de bataille. Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient Á peine. Alors les hurlements de l'hÆte et de l'hÆtesse percÉrent la voÙte de la cave, d'Artagnan lui-mËme en fut Êmu. Athos ne tourna pas mËme la tËte. Mais Á la douleur succÊda la rage. L'hÆte s'arma d'une broche et, dans son dÊsespoir, s'ÊlanÚa dans la chambre oÝ les deux amis s'Êtaient retirÊs. " Du vin ! dit Athos en apercevant l'hÆte. -- Du vin ! s'Êcria l'hÆte stupÊfait, du vin ! mais vous m'en avez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruinÊ, perdu, anÊanti ! -- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restÊs sur notre soif. -- Si vous vous Êtiez contentÊs de boire, encore ; mais vous avez cassÊ toutes les bouteilles. -- Vous m'avez poussÊ sur un tas qui a dÊgringolÊ. C'est votre faute. -- Toute mon huile est perdue ! -- L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait bien que ce pauvre Grimaud pans×t celles que vous lui avez faites. -- Tous mes saucissons rongÊs ! -- Il y a ÊnormÊment de rats dans cette cave. -- Vous allez me payer tout cela, cria l'hÆte exaspÊrÊ. -- Triple drÆle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitÆt ; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint Á son secours en levant sa cravache. L'hÆte recula d'un pas et se mit Á fondre en larmes. " Cela vous apprendra ! dit d'Artagnan, Á traiter d'une faÚon plus courtoise les hÆtes que Dieu vous envoie. -- Dieu... , dites le diable ! -- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si vÊritablement le dÊg×t est aussi grand que vous le dites. -- Eh bien, oui, Messieurs, dit l'hÆte, j'ai tort, je l'avoue ; mais Á tout pÊchÊ misÊricorde ; vous Ëtes des seigneurs et je suis un pauvre aubergiste, vous aurez pitiÊ de moi. -- Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles. On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons. " L'hÆte s'approcha avec inquiÊtude. " Viens, te dis-je, et n'aie pas peur, continua Athos. Au moment oÝ j'allais te payer, j'avais posÊ ma bourse sur la table. -- Oui, Monseigneur. -- Cette bourse contenait soixante pistoles, oÝ est-elle ? -- DÊposÊe au greffe, Monseigneur : on avait dit que c'Êtait de la fausse monnaie. -- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles. -- Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne l×che pas ce qu'il tient. Si c'Êtait de la fausse monnaie, il y aurait encore de l'espoir ; mais malheureusement ce sont de bonnes piÉces. -- Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas, d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre. -- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, oÝ est-il ? -- A l'Êcurie. -- Combien vaut-il ? -- Cinquante pistoles tout au plus. -- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit. -- Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ? -- Je t'en amÉne un autre, dit d'Artagnan. -- Un autre ? -- Et magnifique ! s'Êcria l'hÆte. -- Alors, s'il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le vieux, et Á boire ! -- Duquel ? demanda l'hÆte tout Á fait rassÊrÊnÊ. -- De celui qui est au fond, prÉs des lattes ; il en reste encore vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont ÊtÊ cassÊes dans ma chute. Montez-en six. -- Mais c'est un foudre que cet homme ! dit l'hÆte Á part lui ; s'il reste seulement quinze jours ici, et qu'il paie ce qu'il boira, je rÊtablirai mes affaires. -- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre bouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais. -- Maintenant, dit Athos, en attendant qu'on nous apporte du vin, conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. " D'Artagnan lui raconta comment il avait trouvÊ Porthos dans son lit avec une foulure, et Aramis Á une table entre les deux thÊologiens. Comme il achevait, l'hÆte rentra avec les bouteilles demandÊes et un jambon qui, heureusement pour lui, Êtait restÊ hors de la cave. " C'est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de d'Artagnan, voilÁ pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, mon ami, qu'avez-vous et que vous est-il arrivÊ personnellement ? Je vous trouve un air sinistre. -- HÊlas ! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus malheureux de nous tous, moi ! -- Toi malheureux, d'Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment es-tu malheureux ? Dis-moi cela. -- Plus tard, dit d'Artagnan. -- Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je suis ivre, d'Artagnan ? Retiens bien ceci : je n'ai jamais les idÊes plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. " D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux. Athos l'Êcouta sans sourciller ; puis, lorsqu'il eut fini : " MisÉres que tout cela, dit Athos, misÉres ! " C'Êtait le mot d'Athos. " Vous dites toujours misÉres ! mon cher Athos, dit d'Artagnan ; cela vous sied bien mal, Á vous qui n'avez jamais aimÊ. " L'oeil mort d'Athos s'enflamma soudain ; mais ce ne fut qu'un Êclair, il redevint terne et vague comme auparavant. " C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimÊ, moi. -- Vous voyez bien alors, coeur de pierre, dit d'Artagnan, que vous avez tort d'Ëtre dur pour nous autres coeurs tendres. -- Coeurs tendres, coeurs percÊs, dit Athos. -- Que dites-vous ? -- Je dis que l'amour est une loterie oÝ celui qui gagne, gagne la mort ! Vous Ëtes bien heureux d'avoir perdu, croyez-moi, mon cher d'Artagnan. Et si j'ai un conseil Á vous donner, c'est de perdre toujours. -- Elle avait l'air de si bien m'aimer ! -- Elle en avait l'air. -- Oh ! elle m'aimait. -- Enfant ! il n'y a pas un homme qui n'ait cru comme vous que sa maÏtresse l'aimait, et il n'y a pas un homme qui n'ait ÊtÊ trompÊ par sa maÏtresse. -- ExceptÊ vous, Athos, qui n'en avez jamais eu. -- C'est vrai, dit Athos aprÉs un moment de silence, je n'en ai jamais eu, moi. Buvons ! -- Mais alors, philosophe que vous Ëtes, dit d'Artagnan, instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir et d'Ëtre consolÊ. -- ConsolÊ de quoi ? -- De mon malheur. -- Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les Êpaules ; je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais une histoire d'amour. -- ArrivÊe Á vous ? -- Ou Á un de mes amis, qu'importe ! -- Dites, Athos, dites. -- Buvons, nous ferons mieux. -- Buvez et racontez. -- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre, les deux choses vont Á merveille ensemble. -- J'Êcoute " , dit d'Artagnan. Athos se recueillit, et, Á mesure qu'il se recueillait, d'Artagnan le voyait p×lir : ; il en Êtait Á cette pÊriode de l'ivresse oÝ les buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rËvait tout haut sans dormir. Ce somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose d'effrayant. " Vous le voulez absolument ? demanda-t-il. -- Je vous en prie, dit d'Artagnan. -- Qu'il soit fait donc comme vous le dÊsirez. Un de mes amis, un de mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en s'interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de ma province, c'est-Á-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux Á vingt-cinq ans d'une jeune fille de seize, belle comme les amours. A travers la naÐvetÊ de son ×ge perÚait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poÉte ; elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un petit bourg, prÉs de son frÉre qui Êtait curÊ. Tous deux Êtaient arrivÊs dans le pays : ils venaient on ne savait d'oÝ ; mais en la voyant si belle et en voyant son frÉre si pieux, on ne songeait pas Á leur demander d'oÝ ils venaient. Du reste, on les disait de bonne extraction. Mon ami, qui Êtait le seigneur du pays, aurait pu la sÊduire ou la prendre de force, Á son grÊ, il Êtait le maÏtre ; qui serait venu Á l'aide de deux Êtrangers, de deux inconnus ? Malheureusement il Êtait honnËte homme, il l'Êpousa. Le sot, le niais, l'imbÊcile ! -- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait ? demanda d'Artagnan. -- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son ch×teau, et en fit la premiÉre dame de sa province ; et il faut lui rendre justice, elle tenait parfaitement son rang. -- Eh bien ? demanda d'Artagnan. -- Eh bien, un jour qu'elle Êtait Á la chasse avec son mari, continua Athos Á voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de cheval et s'Êvanouit ; le comte s'ÊlanÚa Á son secours, et comme elle Êtouffait dans ses habits, il les fendit avec son poignard et lui dÊcouvrit l'Êpaule. Devinez ce qu'elle avait sur l'Êpaule, d'Artagnan ? dit Athos avec un grand Êclat de rire. -- Puis-je le savoir ? demanda d'Artagnan. -- Une fleur de lys, dit Athos. Elle Êtait marquÊe ! " Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait Á la main. " Horreur ! s'Êcria d'Artagnan, que me dites-vous lÁ ? -- La vÊritÊ. Mon cher, l'ange Êtait un dÊmon. La pauvre fille avait volÊ. -- Et que fit le comte ? -- Le comte Êtait un grand seigneur, il avait sur ses terres droit de justice basse et haute : il acheva de dÊchirer les habits de la comtesse, il lui lia les mains derriÉre le dos et la pendit Á un arbre. -- Ciel ! Athos ! un meurtre ! s'Êcria d'Artagnan. -- Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos p×le comme la mort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble. " Et Athos saisit au goulot la derniÉre bouteille qui restait, l'approcha de sa bouche et la vida d'un seul trait, comme il eÙt fait d'un verre ordinaire. Puis il laissa tomber sa tËte sur ses deux mains ; d'Artagnan demeura devant lui, saisi d'Êpouvante. " Cela m'a guÊri des femmes belles, poÊtiques et amoureuses, dit Athos en se relevant et sans songer Á continuer l'apologue du comte. Dieu vous en accorde autant ! Buvons ! -- Ainsi elle est morte ? balbutia d'Artagnan. -- Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drÆle, cria Athos, nous ne pouvons plus boire ! -- Et son frÉre ? ajouta timidement d'Artagnan. -- Son frÉre ? reprit Athos. -- Oui, le prËtre ? -- Ah ! je m'en informai pour le faire pendre Á son tour ; mais il avait pris les devants, il avait quittÊ sa cure depuis la veille. -- A-t-on su au moins ce que c'Êtait que ce misÊrable ? -- C'Êtait sans doute le premier amant et le complice de la belle, un digne homme qui avait fait semblant d'Ëtre curÊ peut-Ëtre pour marier sa maÏtresse et lui assurer un sort. Il aura ÊtÊ ÊcartelÊ, je l'espÉre. -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d'Artagnan, tout Êtourdi de cette horrible aventure. -- Mangez donc de ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos en coupant une tranche qu'il mit sur l'assiette du jeune homme. Quel malheur qu'il n'y en ait pas eu seulement quatre comme celui-lÁ dans la cave ! j'aurais bu cinquante bouteilles de plus. " D'Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui l'eÙt rendu fou ; il laissa tomber sa tËte sur ses deux mains et fit semblant de s'endormir. " Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant en pitiÊ, et pourtant celui-lÁ est des meilleurs... " CHAPITRE XXVIII. RETOUR D'Artagnan Êtait restÊ Êtourdi de la terrible confidence d'Athos ; cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans cette demi-rÊvÊlation ; d'abord elle avait ÊtÊ faite par un homme tout Á fait ivre Á un homme qui l'Êtait Á moitiÊ et cependant, malgrÊ ce vague que fait monter au cerveau la fumÊe de deux ou trois bouteilles de bourgogne, d'Artagnan, en se rÊveillant le lendemain matin, avait chaque parole d'Athos aussi prÊsente Á son esprit que si, Á mesure qu'elles Êtaient tombÊes de sa bouche, elles s'Êtaient imprimÊes dans son esprit. Tout ce doute ne lui donna qu'un plus vif dÊsir d'arriver Á une certitude, et il passa chez son ami avec l'intention bien arrËtÊe de renouer sa conversation de la veille ; mais il trouva Athos de sens tout Á fait rassis, c'est-Á-dire le plus fin et le plus impÊnÊtrable des hommes. Au reste, le mousquetaire, aprÉs avoir ÊchangÊ avec lui une poignÊe de main, alla le premier au-devant de sa pensÊe. " J'Êtais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai senti cela ce matin Á ma langue, qui Êtait encore fort Êpaisse, et Á mon pouls qui Êtait encore fort agitÊ, je parie que j'ai dit mille extravagances. " Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixitÊ qui l'embarrassa. " Mais non pas, rÊpliqua d'Artagnan, et, si je me le rappelle bien, vous n'avez rien dit que de fort ordinaire. -- Ah ! vous m'Êtonnez ! Je croyais vous avoir racontÊ une histoire des plus lamentables. " Et il regardait le jeune homme comme s'il eÙt voulu lire au plus profond de son coeur. " Ma foi ! dit d'Artagnan, il paraÏt que j'Êtais encore plus ivre que vous, puisque je ne me souviens de rien. " Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit : " Vous n'Ëtes pas sans avoir remarquÊ, mon cher ami, que chacun a son genre d'ivresse, triste ou gaie ; moi j'ai l'ivresse triste, et, quand une fois je suis gris, ma maniÉre est de raconter toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m'a inculquÊes dans le cerveau. C'est mon dÊfaut ; dÊfaut capital, j'en conviens ; mais, Á cela prÉs, je suis bon buveur. " Athos disait cela d'une faÚon si naturelle, que d'Artagnan fut ÊbranlÊ dans sa conviction. " Oh ! c'est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de ressaisir la vÊritÊ, c'est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on se souvient d'un rËve, que nous avons parlÊ de pendus. -- Ah ! vous voyez bien, dit Athos en p×lissant et cependant en essayant de rire, j'en Êtais sÙr, les pendus sont mon cauchemar, Á moi. -- Oui, oui, reprit d'Artagnan, et voilÁ la mÊmoire qui me revient ; oui, il s'agissait... attendez donc... il s'agissait d'une femme. -- Voyez, rÊpondit Athos en devenant presque livide, c'est ma grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-lÁ, c'est que je suis ivre mort. -- Oui, c'est cela, dit d'Artagnan, l'histoire de la femme blonde, grande et belle, aux yeux bleus. -- Oui, et pendue. -- Par son mari, qui Êtait un seigneur de votre connaissance, continua d'Artagnan en regardant fixement Athos. -- Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on ne sait plus ce que l'on dit, reprit Athos en haussant les Êpaules, comme s'il se fÙt pris lui-mËme en pitiÊ. DÊcidÊment, je ne veux plus me griser, d'Artagnan, c'est une trop mauvaise habitude. " D'Artagnan garda le silence. Puis Athos, changeant tout Á coup de conversation : " A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez amenÊ. -- Est-il de votre goÙt ? demanda d'Artagnan. -- Oui, mais ce n'Êtait pas un cheval de fatigue. -- Vous vous trompez ; j'ai fait avec lui dix lieues en moins d'une heure et demie, et il n'y paraissait pas plus que s'il eÙt fait le tour de la place Saint-Sulpice. -- Ah ÚÁ, vous allez me donner des regrets. -- Des regrets ? -- Oui, je m'en suis dÊfait. -- Comment cela ? -- Voici le fait : ce matin, je me suis rÊveillÊ Á six heures, vous dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j'Êtais encore tout hÊbÊtÊ de notre dÊbauche d'hier ; je descendis dans la grande salle, et j'avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval Á un maquignon, le sien Êtant mort hier d'un coup de sang. Je m'approchai de lui, et comme je vis qu'il offrait cent pistoles d'un alezan brÙlÊ : " Par Dieu, lui dis-je, mon gentilhomme, moi aussi j'ai un cheval Á vendre. " -- Et trÉs beau mËme, dit-il, je l'ai vu hier, le valet de votre ami le tenait en main. " -- Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles ? " -- Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-lÁ ? " -- Non, mais je vous le joue. " -- Vous me le jouez ? " -- Oui. " -- A quoi ? " -- Aux dÊs. " " Ce qui fut dit fut fait ; et j'ai perdu le cheval. Ah mais ! par exemple, continua Athos, j'ai regagnÊ le caparaÚon. " D'Artagnan fit une mine assez maussade. " Cela vous contrarie ? dit Athos. -- Mais oui, je vous l'avoue, reprit d'Artagnan ; ce cheval devait servir Á nous faire reconnaÏtre un jour de bataille ; c'Êtait un gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort. -- Eh ! mon cher ami, mettez-vous Á ma place, reprit le mousquetaire ; je m'ennuyais Á pÊrir, moi, et puis, d'honneur, je n'aime pas les chevaux anglais. Voyons, s'il ne s'agit que d'Ëtre reconnu par quelqu'un, Eh bien, la selle suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. " D'Artagnan ne se dÊridait pas. " Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir Á ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire. -- Qu'avez-vous donc fait encore ? -- AprÉs avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l'idÊe me vint de jouer le vÆtre. -- Oui, mais vous vous en tÏntes, j'espÉre, Á l'idÊe ? -- Non pas, je la mis Á exÊcution Á l'instant mËme. -- Ah ! par exemple ! s'Êcria d'Artagnan inquiet. -- Je jouai, et je perdis. -- Mon cheval ? -- Votre cheval ; sept contre huit ; faute d'un point... . vous connaissez le proverbe. -- Athos, vous n'Ëtes pas dans votre bon sens, je vous jure ! -- Mon cher, c'Êtait hier, quand je vous contais mes sottes histoires, qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous les Êquipages et harnais possibles. -- Mais c'est affreux ! -- Attendez donc, vous n'y Ëtes point, je ferais un joueur excellent, si je ne m'entËtais pas ; mais je m'entËte, c'est comme quand je bois ; je m'entËtai donc... -- Mais que pÙtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ? -- Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille Á votre doigt, et que j'avais remarquÊ hier. -- Ce diamant ! s'Êcria d'Artagnan, en portant vivement la main Á sa bague. -- Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon propre compte, je l'avais estimÊ mille pistoles. -- J'espÉre, dit sÊrieusement d'Artagnan Á demi mort de frayeur, que vous n'avez aucunement fait mention de mon diamant ? -- Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant devenait notre seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux, et, de plus, l'argent pour faire la route. -- Athos, vous me faites frÊmir ! s'Êcria d'Artagnan. -- Je parlai donc de votre diamant Á mon partenaire, lequel l'avait aussi remarquÊ. Que diable aussi, mon cher, vous portez Á votre doigt une Êtoile du ciel, et vous ne voulez pas qu'on y fasse attention ! Impossible ! -- Achevez, mon cher ; achevez ! dit d'Artagnan, car, d'honneur ! avec votre sang-froid, vous me faites mourir ! -- Nous divis×mes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles chacune. -- Ah ! vous voulez rire et m'Êprouver ? dit d'Artagnan, que la colÉre commenÚait Á prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l'Illiade . -- Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j'aurais bien voulu vous y voir, vous ! il y avait quinze jours que je n'avais envisagÊ face humaine et que j'Êtais lÁ Á m'abrutir en m'abouchant avec des bouteilles. -- Ce n'est point une raison pour jouer mon diamant, cela ! rÊpondit d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse. -- Ecoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en dix coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize coups ! Le nombre 13 m'a toujours ÊtÊ fatal, c'Êtait le 13 du mois de juillet que... -- Ventrebleu ! s'Êcria d'Artagnan en se levant de table, l'histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille. -- Patience, dit Athos, j'avais un plan. L'Anglais Êtait un original, je l'avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud m'avait averti qu'il lui avait fait des propositions pour entrer Á son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux Grimaud, divisÊ en dix portions. -- Ah ! pour le coup ! dit d'Artagnan Êclatant de rire malgrÊ lui. -- Grimaud lui-mËme, entendez-vous cela ! et avec les dix parts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le diamant. Dites maintenant que la persistance n'est pas une vertu. -- Ma foi, c'est trÉs drÆle ! s'Êcria d'Artagnan consolÊ et se tenant les cÆtes de rire. -- Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aussitÆt Á jouer sur le diamant. -- Ah ! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau. -- J'ai regagnÊ vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j'ai rattrapÊ votre harnais, puis le mien. VoilÁ oÝ nous en sommes. C'est un coup superbe ; aussi je m'en suis tenu lÁ. " D'Artagnan respira comme si on lui eÙt enlevÊ l'hÆtellerie de dessus la poitrine. " Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement. -- Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre BucÊphale et du mien. -- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ? -- J'ai une idÊe sur eux. -- Athos, vous me faites frÊmir. -- Ecoutez, vous n'avez pas jouÊ depuis longtemps, vous, d'Artagnan ? -- Et je n'ai point l'envie de jouer. -- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas jouÊ depuis longtemps, disais-je, vous devez donc avoir la main bonne. -- Eh bien, aprÉs ? -- Eh bien, l'Anglais et son compagnon sont encore lÁ. J'ai remarquÊ qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir Á votre cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval. -- Mais il ne voudra pas un seul harnais. -- Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un ÊgoÐste comme vous, moi. -- Vous feriez cela ? dit d'Artagnan indÊcis, tant la confiance d'Athos commenÚait Á le gagner Á son insu. -- Parole d'honneur, en un seul coup. -- Mais c'est qu'ayant perdu les chevaux, je tenais ÊnormÊment Á conserver les harnais. -- Jouez votre diamant, alors. -- Oh ! ceci, c'est autre chose ; jamais, jamais. -- Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet ; mais comme cela a dÊjÁ ÊtÊ fait, l'Anglais ne voudrait peut-Ëtre plus. -- DÊcidÊment, mon cher Athos, dit d'Artagnan, j'aime mieux ne rien risquer. -- C'est dommage, dit froidement Athos, l'Anglais est cousu de pistoles. Eh ! mon Dieu ! essayez un coup, un coup est bientÆt jouÊ. -- Et si je perds ? -- Vous gagnerez. -- Mais si je perds ? -- Eh bien, vous donnerez les harnais. -- Va pour un coup " , dit d'Artagnan. Athos se mit en quËte de l'Anglais et le trouva dans l'Êcurie, oÝ il examinait les harnais d'un oeil de convoitise. L'occasion Êtait bonne. Il fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, Á choisir. L'Anglais calcula vite : les deux harnais valaient trois cents pistoles Á eux deux ; il topa. D'Artagnan jeta les dÊs en tremblant et amena le nombre trois ; sa p×leur effraya Athos, qui se contenta de dire : " VoilÁ un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux tout harnachÊs, Monsieur. " L'Anglais, triomphant, ne se donna mËme la peine de rouler les dÊs, il les jeta sur la table sans regarder, tant il Êtait sÙr de la victoire ; d'Artagnan s'Êtait dÊtournÊ pour cacher sa mauvaise humeur. " Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de dÊs est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois dans ma vie : deux as ! " L'Anglais regarda et fut saisi d'Êtonnement, d'Artagnan regarda et fut saisi de plaisir. " Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez M. de CrÊquy ; une autre fois chez moi, Á la campagne, dans mon ch×teau de... quand j'avais un ch×teau ; une troisiÉme fois chez M. de TrÊville, oÝ il nous surprit tous ; enfin une quatriÉme fois au cabaret, oÝ il Êchut Á moi et oÝ je perdis sur lui cent louis et un souper. -- Alors, Monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais. -- Certes, dit d'Artagnan. -- Alors il n'y a pas de revanche ? -- Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ? -- C'est vrai ; le cheval va Ëtre rendu Á votre valet, Monsieur. -- Un moment, dit Athos ; avec votre permission, Monsieur, je demande Á dire un mot Á mon ami. -- Dites. " Athos tira d'Artagnan Á part. " Eh bien, lui dit d'Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu veux que je joue, n'est-ce pas ? -- Non, je veux que vous rÊflÊchissiez. -- A quoi ? -- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas ? -- Sans doute. -- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous avez jouÊ les harnais contre le cheval ou cent pistoles, Á votre choix. -- Oui. -- Je prendrais les cent pistoles. -- Eh bien, moi, je prends le cheval. -- Et vous avez tort, je vous le rÊpÉte ; que ferons-nous d'un cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l'air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frÉres ; vous ne pouvez pas m'humilier en chevauchant prÉs de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons besoin d'argent pour revenir Á Paris. -- Je tiens Á ce cheval, Athos. -- Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un Êcart, un cheval bute et se couronne, un cheval mange dans un r×telier oÝ a mangÊ un cheval morveux : voilÁ un cheval ou plutÆt cent pistoles perdues ; il faut que le maÏtre nourrisse son cheval, tandis qu'au contraire cent pistoles nourrissent leur maÏtre. -- Mais comment reviendrons-nous ? -- Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra toujours bien Á l'air de nos figures que nous sommes gens de condition. -- La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu'Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux ! -- Aramis ! Porthos ! s'Êcria Athos, et il se mit Á rire. -- Quoi ? demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien Á l'hilaritÊ de son ami. -- Bien, bien, continuons, dit Athos. -- Ainsi, votre avis... ? -- Est de prendre les cent pistoles, d'Artagnan ; avec les cent pistoles nous allons festiner jusqu'Á la fin du mois ; nous avons essuyÊ des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu. -- Me reposer ! oh ! non, Athos, aussitÆt Á Paris je me mets Á la recherche de cette pauvre femme. -- Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile pour cela que de bons louis d'or ? Prenez les cent pistoles, mon ami, prenez les cent pistoles. " D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre. Celle-lÁ lui parut excellente. D'ailleurs, en rÊsistant plus longtemps, il craignait de paraÏtre ÊgoÐste aux yeux d'Athos ; il acquiesÚa donc et choisit les cent pistoles, que l'Anglais lui compta sur-le-champ. Puis l'on ne songea plus qu'Á partir. La paix signÊe avec l'aubergiste, outre le vieux cheval d'Athos, coÙta six pistoles ; d'Artagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en route Á pied, portant les selles sur leurs tËtes. Si mal montÊs que fussent les deux amis, ils prirent bientÆt les devants sur leurs valets et arrivÉrent Á CrÉve coeur. De loin ils aperÚurent Aramis mÊlancoliquement appuyÊ sur sa fenËtre et regardant, comme ma soeur Anne , poudroyer l'horizon. " HolÁ, eh ! Aramis ! que diable faites-vous donc lÁ ? criÉrent les deux amis. -- Ah ! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous, Athos, dit le jeune homme ; je songeais avec quelle rapiditÊ s'en vont les biens de ce monde, et mon cheval anglais, qui s'Êloignait et qui vient de disparaÏtre au milieu d'un tourbillon de poussiÉre, m'Êtait une vivante image de la fragilitÊ des choses de la terre. La vie elle-mËme peut se rÊsoudre en trois mots : Erat, est, fuit . -- Cela veut dire au fond ? demanda d'Artagnan, qui commenÚait Á se douter de la vÊritÊ. -- Cela veut dire que je viens de faire un marchÊ de dupe : soixante louis, un cheval qui, Á la maniÉre dont il file, peut faire au trot cinq lieues Á l'heure. " D'Artagnan et Athos ÊclatÉrent de rire. " Mon cher d'Artagnan, dit Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je vous prie : nÊcessitÊ n'a pas de loi ; d'ailleurs je suis le premier puni, puisque cet inf×me maquignon m'a volÊ cinquante louis au moins. Ah ! vous Ëtes bons mÊnagers, vous autres ! vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et Á petites journÊes. " Au mËme instant un fourgon, qui depuis quelques instants pointait sur la route d'Amiens, s'arrËta, et l'on vit sortir Grimaud et Planchet leurs selles sur la tËte. Le fourgon retournait Á vide vers Paris, et les deux laquais s'Êtaient engagÊs, moyennant leur transport, Á dÊsaltÊrer le voiturier tout le long de la route. " Qu'est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce qui se passait ; rien que les selles ? -- Comprenez-vous maintenant ? dit Athos. -- Mes amis, c'est exactement comme moi. J'ai conservÊ le harnais, par instinct. HolÁ, Bazin ! portez mon harnais neuf auprÉs de celui de ces Messieurs. -- Et qu'avez-vous fait de vos curÊs ? demanda d'Artagnan. -- Mon cher, je les ai invitÊs Á dÏner le lendemain, dit Aramis : il y a ici du vin exquis, cela soit dit en passant ; je les ai grisÊs de mon mieux ; alors le curÊ m'a dÊfendu de quitter la casaque, et le jÊsuite m'a priÊ de le faire recevoir mousquetaire. -- Sans thÉse ! cria d'Artagnan, sans thÉse ! je demande la suppression de la thÉse, moi ! -- Depuis lors, continua Aramis, je vis agrÊablement. J'ai commencÊ un poÉme en vers d'une syllabe ; c'est assez difficile, mais le mÊrite en toutes choses est dans la difficultÊ. La matiÉre est galante, je vous lirai le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute. -- Ma foi, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, qui dÊtestait presque autant les vers que le latin, ajoutez au mÊrite de la difficultÊ celui de la briÉvetÊ, et vous Ëtes sÙr au moins que votre poÉme aura deux mÊrites. -- Puis, continua Aramis, il respire des passions honnËtes, vous verrez. Ah ÚÁ !, mes amis, nous retournons donc Á Paris ? Bravo, je suis prËt ; nous allons donc revoir ce bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez pas qu'il me manquait, ce grand niais-lÁ ? Ce n'est pas lui qui aurait vendu son cheval, fÙt-ce contre un royaume. Je voudrais dÊjÁ le voir sur sa bËte et sur sa selle. Il aura, j'en suis sÙr, l'air du Grand Mogol. " On fit une halte d'une heure pour faire souffler les chevaux ; Aramis solda son compte, plaÚa Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l'on se mit en route pour aller retrouver Porthos. On le trouva debout, moins p×le que ne l'avait vu d'Artagnan Á sa premiÉre visite, et assis Á une table oÝ, quoiqu'il fÙt seul, figurait un dÏner de quatre personnes ; ce dÏner se composait de viandes galamment troussÊes, de vins choisis et de fruits superbes. " Ah ! pardieu ! dit-il en se levant, vous arrivez Á merveille, Messieurs, j'en Êtais justement au potage, et vous allez dÏner avec moi. -- Oh ! oh ! fit d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton qui a pris au lasso de pareilles bouteilles, puis voilÁ un fricandeau piquÊ et un filet de boeuf... -- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit comme ces diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ? -- Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre ÊchauffourÊe de la rue FÊrou je reÚus un coup d'ÊpÊe qui, au bout de quinze ou dix-huit jours, m'avait produit exactement le mËme effet. -- Mais ce dÏner n'Êtait pas pour vous seul, mon cher Porthos ? dit Aramis. -- Non, dit Porthos ; j'attendais quelques gentilshommes du voisinage qui viennent de me faire dire qu'ils ne viendraient pas ; vous les remplacerez, et je ne perdrai pas au change. HolÁ ! Mousqueton, des siÉges, et que l'on double les bouteilles ! -- Savez-vous ce que nous mangeons ici ? dit Athos au bout de dix minutes. -- Pardieu ! rÊpondit d'Artagnan, moi je mange du veau piquÊ aux cardons et Á la moelle. -- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos. -- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis. -- Vous vous trompez tous, Messieurs, rÊpondit Athos, vous mangez du cheval. -- Allons donc ! dit d'Artagnan. -- Du cheval ! " fit Aramis avec une grimace de dÊgoÙt. Porthos seul ne rÊpondit pas. " Oui, du cheval ; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval ? Peut-Ëtre mËme les caparaÚons avec ! -- Non, Messieurs, j'ai gardÊ le harnais, dit Porthos. -- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on dirait que nous nous sommes donnÊ le mot. -- Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte Á mes visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier ! -- Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n'est-ce pas ? reprit d'Artagnan. -- Toujours, rÊpondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de la province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui Á dÏner, m'a paru le dÊsirer si fort que je le lui ai donnÊ. -- DonnÊ ! s'Êcria d'Artagnan. -- Oh ! mon Dieu ! oui, donnÊ ! c'est le mot, dit Porthos ; car il valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu me le payer que quatre-vingts. -- Sans la selle ? dit Aramis. -- Oui, sans la selle. -- Vous remarquerez, Messieurs, dit Athos, que c'est encore Porthos qui a fait le meilleur marchÊ de nous tous. " Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi ; mais on lui expliqua bientÆt la raison de cette hilaritÊ, qu'il partagea bruyamment selon sa coutume. " De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d'Artagnan. -- Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j'ai trouvÊ le vin d'Espagne d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans le fourgon des laquais : ce qui m'a fort dÊsargentÊ. -- Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j'avais donnÊ jusqu'Á mon dernier sou Á l'Êglise de Montdidier et aux jÊsuites d'Amiens ; que j'avais pris en outre des engagements qu'il m'a fallu tenir, des messes commandÊes pour moi et pour vous, Messieurs, que l'on dira, Messieurs, et dont je ne doute pas que nous ne nous trouvions Á merveille. -- Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu'elle ne m'a rien coÙtÊ ? sans compter la blessure de Mousqueton, pour laquelle j'ai ÊtÊ obligÊ de faire venir le chirurgien deux fois par jour, lequel m'a fait payer ses visites double, sous prÊtexte que cet imbÊcile de Mousqueton avait ÊtÊ se faire donner une balle dans un endroit qu'on ne montre ordinairement qu'aux apothicaires ; aussi je lui ai bien recommandÊ de ne plus se faire blesser lÁ. -- Allons, allons, dit Athos, en Êchangeant un sourire avec d'Artagnan et Aramis, je vois que vous vous Ëtes conduit grandement Á l'Êgard du pauvre garÚon : c'est d'un bon maÏtre. -- Bref, continua Porthos, ma dÊpense payÊe, il me restera bien une trentaine d'Êcus. -- Et Á moi une dizaine de pistoles, dit Aramis. -- Allons, allons, dit Athos, il paraÏt que nous sommes les CrÊsus de la sociÊtÊ. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles, d'Artagnan ? -- Sur mes cent pistoles ? D'abord, je vous en ai donnÊ cinquante. -- Vous croyez ? -- Pardieu ! Ah ! c'est vrai, je me rappelle. -- Puis, j'en ai payÊ six Á l'hÆte. -- Quel animal que cet hÆte ! pourquoi lui avez-vous donnÊ six pistoles ? -- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner. -- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ? -- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan. -- Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche, moi... -- Vous, rien. -- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de rapporter Á la masse. -- Maintenant, calculons combien nous possÊdons en tout : Porthos ? -- Trente Êcus. -- Aramis ? -- Dix pistoles. -- Et vous, d'Artagnan ? -- Vingt-cinq. -- Cela fait en tout ? dit Athos. -- Quatre cent soixante-quinze livres ! dit d'Artagnan, qui comptait comme ArchimÉde. -- ArrivÊs Á Paris, nous en aurons bien encore quatre cents, dit Porthos, plus les harnais. -- Mais nos chevaux d'escadron ? dit Aramis. -- Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de maÏtre que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents livres, on en fera un demi pour un des dÊmontÊs, puis nous donnerons les grattures de nos poches Á d'Artagnan, qui a la main bonne, et qui ira les jouer dans le premier tripot venu, voilÁ. -- DÏnons donc, dit Porthos, cela refroidit. " Les quatre amis, plus tranquilles dÊsormais sur leur avenir, firent honneur au repas, dont les restes furent abandonnÊs Á MM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud. En arrivant Á Paris, d'Artagnan trouva une lettre de M. de TrÊville qui le prÊvenait que, sur sa demande, le roi venait de lui accorder la faveur d'entrer dans les mousquetaires. Comme c'Êtait tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde, Á part bien entendu le dÊsir de retrouver Mme Bonacieux, il courut tout joyeux chez ses camarades, qu'il venait de quitter il y avait une demi- heure, et qu'il trouva fort tristes et fort prÊoccupÊs. Ils Êtaient rÊunis en conseil chez Athos : ce qui indiquait toujours des circonstances d'une certaine gravitÊ. M. de TrÊville venait de les faire prÊvenir que l'intention bien arrËtÊe de Sa MajestÊ Êtant d'ouvrir la campagne le 1er mai, ils eussent Á prÊparer incontinent leurs Êquipages. Les quatre philosophes se regardÉrent tout Êbahis : M. de TrÊville ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline. " Et Á combien estimez-vous ces Êquipages ? dit d'Artagnan. -- Oh ! il n'y a pas Á dire, reprit Aramis, nous venons de faire nos comptes avec une lÊsinerie de Spartiates, et il nous faut Á chacun quinze cents livres. -- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos. -- Moi, dit d'Artagnan, il me semble qu'avec mille livres chacun, il est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur... " Ce mot de procureur rÊveilla Porthos. " Tiens, j'ai une idÊe ! dit-il. -- C'est dÊjÁ quelque chose : moi, je n'en ai pas mËme l'ombre, fit froidement Athos, mais quant Á d'Artagnan, Messieurs, le bonheur d'Ëtre dÊsormais des nÆtres l'a rendu fou ; mille livres ! je dÊclare que pour moi seul il m'en faut deux mille. -- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c'est donc huit mille livres qu'il nous faut pour nos Êquipages, sur lesquels Êquipages, il est vrai, nous avons dÊjÁ les selles. -- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait remercier M. de TrÊville eÙt fermÊ la porte, plus ce beau diamant qui brille au doigt de notre ami. Que diable ! d'Artagnan est trop bon camarade pour laisser des frÉres dans l'embarras, quand il porte Á son mÊdius la ranÚon d'un roi. " CHAPITRE XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT Le plus prÊoccupÊ des quatre amis Êtait bien certainement d'Artagnan, quoique d'Artagnan, en sa qualitÊ de garde, fÙt bien plus facile Á Êquiper que Messieurs les mousquetaires, qui Êtaient des seigneurs ; mais notre cadet de Gascogne Êtait, comme on a pu le voir, d'un caractÉre prÊvoyant et presque avare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque Á rendre des points Á Porthos. A cette prÊoccupation de sa vanitÊ, d'Artagnan joignait en ce moment une inquiÊtude moins ÊgoÐste. Quelques informations qu'il eÙt pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne lui en Êtait venu aucune nouvelle. M. de TrÊville en avait parlÊ Á la reine ; la reine ignorait oÝ Êtait la jeune merciÉre et avait promis de la faire chercher. Mais cette promesse Êtait bien vague et ne rassurait guÉre d'Artagnan. Athos ne sortait pas de sa chambre ; il Êtait rÊsolu Á ne pas risquer une enjambÊe pour s'Êquiper. " Il nous reste quinze jours, disait-il Á ses amis ; eh bien, si au bout de ces quinze jours je n'ai rien trouvÊ, ou plutÆt si rien n'est venu me trouver, comme je suis trop bon catholique pour me casser la tËte d'un coup de pistolet, je chercherai une bonne querelle Á quatre gardes de Son Eminence ou Á huit Anglais, et je me battrai jusqu'Á ce qu'il y en ait un qui me tue, ce qui, sur la quantitÊ, ne peut manquer de m'arriver. On dira alors que je suis mort pour le roi, de sorte que j'aurai fait mon service sans avoir eu besoin de m'Êquiper. " Porthos continuait Á se promener, les mains derriÉre le dos, en hochant la tËte de haut en bas et disant : " Je poursuivrai mon idÊe. " Aramis, soucieux et mal frisÊ, ne disait rien. On peut voir par ces dÊtails dÊsastreux que la dÊsolation rÊgnait dans la communautÊ. Les laquais, de leur cÆtÊ, comme les coursiers d'Hippolyte, partageaient la triste peine de leurs maÏtres. Mousqueton faisait des provisions de croÙtes ; Bazin, qui avait toujours donnÊ dans la dÊvotion, ne quittait plus les Êglises ; Planchet regardait voler les mouches ; et Grimaud, que la dÊtresse gÊnÊrale ne pouvait dÊterminer Á rompre le silence imposÊ par son maÏtre, poussait des soupirs Á attendrir des pierres. Les trois amis -- car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait jurÊ de ne pas faire un pas pour s'Êquiper -- les trois amis sortaient donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils erraient par les rues, regardant sur chaque pavÊ pour savoir si les personnes qui y Êtaient passÊes avant eux n'y avaient pas laissÊ quelque bourse. On eÙt dit qu'ils suivaient des pistes, tant ils Êtaient attentifs partout oÝ ils allaient. Quand ils se rencontraient, ils avaient des regards dÊsolÊs qui voulaient dire : As-tu trouvÊ quelque chose ? Cependant, comme Porthos avait trouvÊ le premier son idÊe, et comme il l'avait poursuivie avec persistance, il fut le premier Á agir. C'Êtait un homme d'exÊcution que ce digne Porthos. D'Artagnan l'aperÚut un jour qu'il s'acheminait vers l'Êglise Saint-Leu, et le suivit instinctivement : il entra au lieu saint aprÉs avoir relevÊ sa moustache et allongÊ sa royale, ce qui annonÚait toujours de sa part les intentions les plus conquÊrantes. Comme d'Artagnan prenait quelques prÊcautions pour se dissimuler, Porthos crut n'avoir pas ÊtÊ vu. D'Artagnan entra derriÉre lui. Porthos alla s'adosser au cÆtÊ d'un pilier ; d'Artagnan, toujours inaperÚu, s'appuya de l'autre. Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l'Êglise Êtait fort peuplÊe. Porthos profita de la circonstance pour lorgner les femmes : gr×ce aux bons soins de Mousqueton, l'extÊrieur Êtait loin d'annoncer la dÊtresse de l'intÊrieur ; son feutre Êtait bien un peu r×pÊ, sa plume Êtait bien un peu dÊteinte, ses broderies Êtaient bien un peu ternies, ses dentelles Êtaient bien ÊraillÊes ; mais dans la demi-teinte toutes ces bagatelles disparaissaient, et Porthos Êtait toujours le beau Porthos. D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapprochÊ du pilier oÝ Porthos et lui Êtaient adossÊs, une espÉce de beautÊ mÙre, un peu jaune, un peu sÉche, mais raide et hautaine sous ses coiffes noires. Les yeux de Porthos s'abaissaient furtivement sur cette dame, puis papillonnaient au loin dans la nef. De son cÆtÊ, la dame, qui de temps en temps rougissait, lanÚait avec la rapiditÊ de l'Êclair un coup d'oeil sur le volage Porthos, et aussitÆt les yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il Êtait clair que c'Êtait un manÉge qui piquait au vif la dame aux coiffes noires, car elle se mordait les lÉvres jusqu'au sang, se grattait le bout du nez, et se dÊmenait dÊsespÊrÊment sur son siÉge. Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea une seconde fois sa royale, et se mit Á faire des signaux Á une belle dame qui Êtait prÉs du choeur, et qui non seulement Êtait une belle dame, mais encore une grande dame sans doute, car elle avait derriÉre elle un nÊgrillon qui avait apportÊ le coussin sur lequel elle Êtait agenouillÊe, et une suivante qui tenait le sac armoriÊ dans lequel on renfermait le livre oÝ elle lisait sa messe. La dame aux coiffes noires suivit Á travers tous ses dÊtours le regard de Porthos, et reconnut qu'il s'arrËtait sur la dame au coussin de velours, au nÊgrillon et Á la suivante. Pendant ce temps, Porthos jouait serrÊ : c'Êtaient des clignements d'yeux, des doigts posÊs sur les lÉvres, de petits sourires assassins qui rÊellement assassinaient la belle dÊdaignÊe. Aussi poussa-t-elle, en forme de mea-culpa et en se frappant la poitrine, un hum ! tellement vigoureux que tout le monde, mËme la dame au coussin rouge, se retourna de son cÆtÊ ; Porthos tint bon : pourtant il avait bien compris, mais il fit le sourd. La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle Êtait fort belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une rivale vÊritablement Á craindre ; un grand effet sur Porthos, qui la trouva plus jolie que la dame aux coiffes noires ; un grand effet sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de Meung, de Calais et de Douvres, que son persÊcuteur, l'homme Á la cicatrice, avait saluÊe du nom de Milady. D'Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua de suivre le manÉge de Porthos, qui l'amusait fort ; il crut deviner que la dame aux coiffes noires Êtait la procureuse de la rue aux Ours, d'autant mieux que l'Êglise Saint-Leu n'Êtait pas trÉs ÊloignÊe de ladite rue. Il devina alors par induction que Porthos cherchait Á prendre sa revanche de sa dÊfaite de Chantilly, alors que la procureuse s'Êtait montrÊe si rÊcalcitrante Á l'endroit de la bourse. Mais, au milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi que pas une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Ce n'Êtaient que chimÉres et illusions ; mais pour un amour rÊel, pour une jalousie vÊritable, y a-t-il d'autre rÊalitÊ que les illusions et les chimÉres ? Le sermon finit : la procureuse s'avanÚa vers le bÊnitier ; Porthos l'y devanÚa, et, au lieu d'un doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit, croyant que c'Êtait pour elle que Porthos se mettait en frais : mais elle fut promptement et cruellement dÊtrompÊe : lorsqu'elle ne fut plus qu'Á trois pas de lui, il dÊtourna la tËte, fixant invariablement les yeux sur la dame au coussin rouge, qui s'Êtait levÊe et qui s'approchait suivie de son nÊgrillon et de sa fille de chambre. Lorsque la dame au coussin rouge fut prÉs de Porthos, Porthos tira sa main toute ruisselante du bÊnitier ; la belle dÊvote toucha de sa main effilÊe la grosse main de Porthos, fit en souriant le signe de la croix et sortit de l'Êglise. C'en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que cette dame et Porthos fussent en galanterie. Si elle eÙt ÊtÊ une grande dame, elle se serait Êvanouie ; mais comme elle n'Êtait qu'une procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentrÊe : " Eh ! Monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas Á moi, d'eau bÊnite ? " Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme qui se rÊveillerait aprÉs un somme de cent ans. " Ma... Madame ! s'Êcria-t-il, est-ce bien vous ? Comment se porte votre mari, ce cher Monsieur Coquenard ? Est-il toujours aussi ladre qu'il Êtait ? OÝ avais-je donc les yeux, que je ne vous ai pas mËme aperÚue pendant les deux heures qu'a durÊ ce sermon ? -- J'Êtais Á deux pas de vous, Monsieur, rÊpondit la procureuse ; mais vous ne m'avez pas aperÚue parce que vous n'aviez d'yeux que pour la belle dame Á qui vous venez de donner de l'eau bÊnite. " Porthos feignit d'Ëtre embarrassÊ. " Ah ! dit-il, vous avez remarquÊ... -- Il eÙt fallu Ëtre aveugle pour ne pas le voir. -- Oui, dit nÊgligemment Porthos, c'est une duchesse de mes amies avec laquelle j'ai grand-peine Á me rencontrer Á cause de la jalousie de son mari, et qui m'avait fait prÊvenir qu'elle viendrait aujourd'hui, rien que pour me voir, dans cette chÊtive Êglise, au fond de ce quartier perdu. -- Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bontÊ de m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers avec vous ! -- Comment donc, Madame " , dit Porthos en se clignant de l'oeil Á lui- mËme comme un joueur qui rit de la dupe qu'il va faire. Dans ce moment, d'Artagnan passait poursuivant Milady ; il jeta un regard de cÆtÊ sur Porthos, et vit ce coup d'oeil triomphant. " Eh ! eh ! se dit-il Á lui-mËme en raisonnant dans le sens de la morale Êtrangement facile de cette Êpoque galante, en voici un qui pourrait bien Ëtre ÊquipÊ pour le terme voulu. " Porthos, cÊdant Á la pression du bras de sa procure use comme une barque cÉde au gouvernail, arriva au cloÏtre Saint-Magloire, passage peu frÊquentÊ, enfermÊ d'un tourniquet Á ses deux bouts. On n'y voyait, le jour, que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient. " Ah ! Monsieur Porthos ! s'Êcria la procureuse, quand elle se fut assurÊe qu'aucune personne ÊtrangÉre Á la population habituelle de la localitÊ ne pouvait les voir ni les entendre ; ah ! Monsieur Porthos ! vous Ëtes un grand vainqueur, Á ce qu'il paraÏt ! -- Moi, Madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela ? -- Et les signes de tantÆt, et l'eau bÊnite ? Mais c'est une princesse pour le moins, que cette dame avec son nÊgrillon et sa fille de chambre ! -- Vous vous trompez ; mon Dieu ! non, rÊpondit Porthos, c'est tout bonnement une duchesse. -- Et ce coureur qui attendait Á la porte, et ce carrosse avec un cocher Á grande livrÊe qui attendait sur son siÉge ? " Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le carrosse ; mais, de son regard de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu. Porthos regretta de n'avoir pas, du premier coup, fait la dame au coussin rouge princesse. " Ah ! vous Ëtes l'enfant chÊri des belles, Monsieur Porthos ! reprit en soupirant la procureuse. -- Mais, rÊpondit Porthos, vous comprenez qu'avec un physique comme celui dont la nature m'a douÊ, je ne manque pas de bonnes fortunes. -- Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s'Êcria la procureuse en levant les yeux au ciel. -- Moins vite encore que les femmes, ce me semble, rÊpondit Porthos ; car enfin, moi, Madame, je puis dire que j'ai ÊtÊ votre victime, lorsque blessÊ, mourant, je me suis vu abandonnÊ des chirurgiens ; moi, le rejeton d'une famille illustre, qui m'Êtais fiÊ Á votre amitiÊ, j'ai manquÊ mourir de mes blessures d'abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de Chantilly, et cela sans que vous ayez daignÊ rÊpondre une seule fois aux lettres brÙlantes que je vous ai Êcrites. -- Mais, Monsieur Porthos... , murmura la procureuse, qui sentait qu'Á en juger par la conduite des plus grandes dames de ce temps-lÁ, elle Êtait dans son tort. -- Moi qui avais sacrifiÊ pour vous la comtesse de Penaflor... -- Je le sais bien. -- La baronne de... -- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas. -- La duchesse de... -- Monsieur Porthos, soyez gÊnÊreux ! -- Vous avez raison, Madame, et je n'achÉverai pas. -- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prËter. -- Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la premiÉre lettre que vous m'avez Êcrite et que je conserve gravÊe dans ma mÊmoire. " La procureuse poussa un gÊmissement. " Mais c'est qu'aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez Á emprunter Êtait un peu bien forte. -- Madame Coquenard, je vous donnais la prÊfÊrence. Je n'ai eu qu'Á Êcrire Á la duchesse de... Je ne veux pas dire son nom, car je ne sais pas ce que c'est que de compromettre une femme ; mais ce que je sais, c'est que je n'ai eu qu'Á lui Êcrire pour qu'elle m'en envoy×t quinze cents. " La procureuse versa une larme. " Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m'avez grandement punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en pareille passe, vous n'auriez qu'Á vous adresser Á moi. -- Fi donc, Madame ! dit Porthos comme rÊvoltÊ, ne parlons pas argent, s'il vous plaÏt, c'est humiliant. -- Ainsi, vous ne m'aimez plus ! " dit lentement et tristement la procureuse. Porthos garda un majestueux silence. " C'est ainsi que vous me rÊpondez ? HÊlas ! je comprends. -- Songez Á l'offense que vous m'avez faite, Madame : elle est restÊe lÁ, dit Porthos, en posant la main Á son coeur et en l'y appuyant avec force. -- Je la rÊparerai ; voyons, mon cher Porthos ! -- D'ailleurs, que vous demandais-je, moi ? reprit Porthos avec un mouvement d'Êpaules plein de bonhomie ; un prËt, pas autre chose. AprÉs tout, je ne suis pas un homme dÊraisonnable. Je sais que vous n'Ëtes pas riche, Madame Coquenard, et que votre mari est obligÊ de sangsurer les pauvres plaideurs pour en tirer quelques pauvres Êcus. Oh ! si vous Êtiez comtesse, marquise ou duchesse, ce serait autre chose, et vous seriez impardonnable. " La procureuse fut piquÊe. " Apprenez, Monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort, tout coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-Ëtre mieux garni que celui de toutes vos mijaurÊes ruinÊes. -- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en dÊgageant le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si vous Ëtes riche, Madame Coquenard, alors votre refus n'a plus d'excuse. -- Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu'elle s'Êtait laissÊ entraÏner trop loin, il ne faut pas prendre le mot au pied de la lettre. Je ne suis pas prÊcisÊment riche, je suis Á mon aise. -- Tenez, Madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en prie. Vous m'avez mÊconnu ; toute sympathie est Êteinte entre nous. -- Ingrat que vous Ëtes ! -- Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos. -- Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens plus. -- Eh ! elle n'est dÊjÁ point si dÊcharnÊe, que je crois ! -- Voyons, Monsieur Porthos, encore une fois, c'est la derniÉre : m'aimez-vous encore ? -- HÊlas Madame, dit Porthos du ton le plus mÊlancolique qu'il put prendre, quand nous allons entrer en campagne, dans une campagne oÝ mes pressentiments me disent que je serai tuÊ... -- Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s'Êcria la procureuse en Êclatant en sanglots. -- Quelque chose me le dit, continua Porthos en mÊlancolisant de plus en plus. -- Dites plutÆt que vous avez un nouvel amour. -- Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me touche, et mËme je sens lÁ, au fond de mon coeur, quelque chose qui parle pour vous. Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, cette fatale campagne s'ouvre ; je vais Ëtre affreusement prÊoccupÊ de mon Êquipement. Puis je vais faire un voyage dans ma famille, au fond de la Bretagne, pour rÊaliser la somme nÊcessaire Á mon dÊpart. " Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice. " Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de voir Á l'Êglise a ses terres prÉs des miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les voyages, vous le savez, paraissent beaucoup moins longs quand on les fait Á deux. -- Vous n'avez donc point d'amis Á Paris, Monsieur Porthos ? dit la procureuse. -- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air mÊlancolique, mais j'ai bien vu que je me trompais. -- Vous en avez, Monsieur Porthos, vous en avez, reprit la procureuse dans un transport qui la surprit elle-mËme ; revenez demain Á la maison. Vous Ëtes le fils de ma tante, mon cousin par consÊquent ; vous venez de Noyon en Picardie, vous avez plusieurs procÉs Á Paris, et pas de procureur. Retiendrez-vous bien tout cela ? -- Parfaitement, Madame. -- Venez Á l'heure du dÏner. -- Fort bien. -- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgrÊ ses soixante- seize ans. -- Soixante-seize ans ! peste ! le bel ×ge ! reprit Porthos. -- Le grand ×ge, vous voulez dire, Monsieur Porthos. Aussi le pauvre cher homme peut me laisser veuve d'un moment Á l'autre, continua la procureuse en jetant un regard significatif Á Porthos. Heureusement que, par contrat de mariage, nous nous sommes tout passÊ au dernier vivant. -- Tout ? dit Porthos. -- Tout. -- Vous Ëtes femme de prÊcaution, je le vois, ma chÉre Madame Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de la procureuse. -- Nous sommes donc rÊconciliÊs, cher Monsieur Porthos ? dit-elle en minaudant. -- Pour la vie, rÊpliqua Porthos sur le mËme air. -- Au revoir donc, mon traÏtre. -- Au revoir, mon oublieuse. -- A demain, mon ange ! -- A demain, flamme de ma vie ! " CHAPITRE XXX. MILADY D'Artagnan avait suivi Milady sans Ëtre aperÚu par elle : il la vit monter dans son carrosse, et il l'entendit donner Á son cocher l'ordre d'aller Á Saint-Germain. Il Êtait inutile d'essayer de suivre Á pied une voiture emportÊe au trot de deux vigoureux chevaux. D'Artagnan revint donc rue FÊrou. Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui Êtait arrËtÊ devant la boutique d'un p×tissier, et qui semblait en extase devant une brioche de la forme la plus appÊtissante. Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les Êcuries de M. de TrÊville, un pour lui d'Artagnan, l'autre pour lui Planchet, et de venir le joindre chez Athos, -- M. de TrÊville, une fois pour toutes, ayant mis ses Êcuries au service de d'Artagnan. Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers la rue FÊrou. Athos Êtait chez lui, vidant tristement une des bouteilles de ce fameux vin d'Espagne qu'il avait rapportÊ de son voyage en Picardie. Il fit signe Á Grimaud d'apporter un verre pour d'Artagnan, et Grimaud obÊit comme d'habitude. D'Artagnan raconta alors Á Athos tout ce qui s'Êtait passÊ Á l'Êglise entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade Êtait probablement, Á cette heure, en voie de s'Êquiper. " Quant Á moi, rÊpondit Athos Á tout ce rÊcit, je suis bien tranquille, ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de mon harnais. -- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous l'Ëtes, mon cher Athos, il n'y aurait ni princesses, ni reines Á l'abri de vos traits amoureux. -- Que ce d'Artagnan est jeune ! " dit Athos en haussant les Êpaules. Et il fit signe Á Grimaud d'apporter une seconde bouteille. En ce moment, Planchet passa modestement la tËte par la porte entreb×illÊe, et annonÚa Á son maÏtre que les deux chevaux Êtaient lÁ. " Quels chevaux ? demanda Athos. -- Deux que M. de TrÊville me prËte pour la promenade, et avec lesquels je vais aller faire un tour Á Saint-Germain. -- Et qu'allez-vous faire Á Saint-Germain ? " demanda encore Athos. Alors d'Artagnan lui raconta la rencontre qu'il avait faite dans l'Êglise, et comment il avait retrouvÊ cette femme qui, avec le seigneur au manteau noir et Á la cicatrice prÉs de la tempe, Êtait sa prÊoccupation Êternelle. " C'est-Á-dire que vous Ëtes amoureux de celle-lÁ, comme vous l'Êtiez de Mme Bonacieux, dit Athos en haussant dÊdaigneusement les Êpaules, comme s'il eÙt pris en pitiÊ la faiblesse humaine. -- Moi, point du tout ! s'Êcria d'Artagnan. Je suis seulement curieux d'Êclaircir le mystÉre auquel elle se rattache. Je ne sais pourquoi, je me figure que cette femme, tout inconnue qu'elle m'est et tout inconnu que je lui suis, a une action sur ma vie. -- Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une femme qui vaille la peine qu'on la cherche quand elle est perdue. Mme Bonacieux est perdue, tant pis pour elle ! qu'elle se retrouve ! -- Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d'Artagnan ; j'aime ma pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le lieu oÝ elle est, fÙt- elle au bout du monde, je partirais pour la tirer des mains de ses ennemis ; mais je l'ignore, toutes mes recherches ont ÊtÊ inutiles. Que voulez-vous, il faut bien se distraire. -- Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher d'Artagnan ; je le souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser. -- Ecoutez, Athos, dit d'Artagnan, au lieu de vous tenir enfermÊ ici comme si vous Êtiez aux arrËts, montez Á cheval et venez vous promener avec moi Á Saint-Germain. -- Mon cher, rÊpliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en ai, sinon je vais Á pied. -- Eh bien, moi, rÊpondit d'Artagnan en souriant de la misanthropie d'Athos, qui dans un autre l'eÙt certainement blessÊ, moi, je suis moins fier que vous, je monte ce que je trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos. -- Au revoir " , dit le mousquetaire en faisant signe Á Grimaud de dÊboucher la bouteille qu'il venait d'apporter. D'Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le chemin de Saint- Germain. Tout le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme de Mme Bonacieux lui revenait Á l'esprit. Quoique d'Artagnan ne fÙt pas d'un caractÉre fort sentimental, la jolie merciÉre avait fait une impression rÊelle sur son coeur : comme il le disait, il Êtait prËt Á aller au bout du monde pour la chercher. Mais le monde a bien des bouts, par cela mËme qu'il est rond ; de sorte qu'il ne savait de quel cÆtÊ se tourner. En attendant, il allait t×cher de savoir ce que c'Êtait que Milady. Milady avait parlÊ Á l'homme au manteau noir, donc elle le connaissait. Or, dans l'esprit de d'Artagnan, c'Êtait l'homme au manteau noir qui avait enlevÊ Mme Bonacieux une seconde fois, comme il l'avait enlevÊe une premiÉre. D'Artagnan ne mentait donc qu'Á moitiÊ, ce qui est bien peu mentir, quand il disait qu'en se mettant Á la recherche de Milady, il se mettait en mËme temps Á la recherche de Constance. Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup d'Êperon Á son cheval, d'Artagnan avait fait la route et Êtait arrivÊ Á Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon oÝ, dix ans plus tard, devait naÏtre Louis XIV. Il traversait une rue fort dÊserte, regardant Á droite et Á gauche s'il ne reconnaÏtrait pas quelque vestige de sa belle Anglaise, lorsque au rez-de-chaussÊe d'une jolie maison qui, selon l'usage du temps, n'avait aucune fenËtre sur la rue, il vit apparaÏtre une figure de connaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie de fleurs. Planchet la reconnut le premier. " Eh ! Monsieur, dit-il s'adressant Á d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui baye aux corneilles ? -- Non, dit d'Artagnan ; et cependant je suis certain que ce n'est point la premiÉre fois qu