e je le vois, ce visage. -- Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c'est ce pauvre Lubin, le laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien accommodÊ il y a un mois, Á Calais, sur la route de la maison de campagne du gouverneur. -- Ah ! oui bien, dit d'Artagnan, et je le reconnais Á cette heure. Crois- tu qu'il te reconnaisse, toi ? -- Ma foi, Monsieur, il Êtait si fort troublÊ que je doute qu'il ait gardÊ de moi une mÊmoire bien nette. -- Eh bien, va donc causer avec ce garÚon, dit d'Artagnan, et informe- toi dans la conversation si son maÏtre est mort. " Planchet descendit de cheval, marcha droit Á Lubin, qui en effet ne le reconnut pas, et les deux laquais se mirent Á causer dans la meilleure intelligence du monde, tandis que d'Artagnan poussait les deux chevaux dans une ruelle et, faisant le tour d'une maison, s'en revenait assister Á la confÊrence derriÉre une haie de coudriers. Au bout d'un instant d'observation derriÉre la haie, il entendit le bruit d'une voiture, et il vit s'arrËter en face de lui le carrosse de Milady. Il n'y avait pas Á s'y tromper. Milady Êtait dedans. D'Artagnan se coucha sur le cou de son cheval, afin de tout voir sans Ëtre vu. Milady sortit sa charmante tËte blonde par la portiÉre, et donna des ordres Á sa femme de chambre. Cette derniÉre, jolie fille de vingt Á vingt-deux ans, alerte et vive, vÊritable soubrette de grande dame, sauta en bas du marchepied, sur lequel elle Êtait assise selon l'usage du temps, et se dirigea vers la terrasse oÝ d'Artagnan avait aperÚu Lubin. D'Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s'acheminer vers la terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l'intÊrieur avait appelÊ Lubin, de sorte que Planchet Êtait restÊ seul, regardant de tous cÆtÊs par quel chemin avait disparu d'Artagnan. La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour Lubin, et lui tendant un petit billet : " Pour votre maÏtre, dit-elle. -- Pour mon maÏtre ? reprit Planchet ÊtonnÊ. -- Oui, et trÉs pressÊ. Prenez donc vite. " LÁ-dessus elle s'enfuit vers le carrosse, retournÊ Á l'avance du cÆtÊ par lequel il Êtait venu ; elle s'ÊlanÚa sur le marchepied, et le carrosse repartit. Planchet tourna et retourna le billet, puis, accoutumÊ Á l'obÊissance passive, il sauta Á bas de la terrasse, enfila la ruelle et rencontra au bout de vingt pas d'Artagnan qui, ayant tout vu, allait au-devant de lui. " Pour vous, Monsieur, dit Planchet, prÊsentant le billet au jeune homme. -- Pour moi ? dit d'Artagnan ; en es-tu bien sÙr ? -- Pardieu ! si j'en suis sÙr ; la soubrette a dit : " Pour ton maÏtre. " Je n'ai d'autre maÏtre que vous ; ainsi... Un joli brin de fille, ma foi, que cette soubrette ! " D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots : " Une personne qui s'intÊresse Á vous plus qu'elle ne peut le dire voudrait savoir quel jour vous serez en Êtat de vous promener dans la forËt. Demain, Á l'hÆtel du Champ du Drap d'Or , un laquais noir et rouge attendra votre rÊponse. " " Oh ! oh ! se dit d'Artagnan, voilÁ qui est un peu vif. Il paraÏt que Milady et moi nous sommes en peine de la santÊ de la mËme personne. Eh bien, Planchet, comment se porte ce bon M. de Wardes ? il n'est donc pas mort ? -- Non, Monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller avec quatre coups d'ÊpÊe dans le corps, car vous lui en avez, sans reproche, allongÊ quatre, Á ce cher gentilhomme, et il est encore bien faible, ayant perdu presque tout son sang. Comme je l'avais dit Á Monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et m'a racontÊ d'un bout Á l'autre notre aventure. -- Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ; maintenant, remonte Á cheval et rattrapons le carrosse. " Ce ne fut pas long ; au bout de cinq minutes on aperÚut le carrosse arrËtÊ sur le revers de la route, un cavalier richement vËtu se tenait Á la portiÉre. La conversation entre Milady et le cavalier Êtait tellement animÊe, que d'Artagnan s'arrËta de l'autre cÆtÊ du carrosse sans que personne autre que la jolie soubrette s'aperÚÙt de sa prÊsence. La conversation avait lieu en anglais, langue que d'Artagnan ne comprenait pas ; mais, Á l'accent, le jeune homme crut deviner que la belle Anglaise Êtait fort en colÉre ; elle termina par un geste qui ne lui laissa point de doute sur la nature de cette conversation : c'Êtait un coup d'Êventail appliquÊ de telle force, que le petit meuble fÊminin vola en mille morceaux. Le cavalier poussa un Êclat de rire qui parut exaspÊrer Milady. D'Artagnan pensa que c'Êtait le moment d'intervenir ; il s'approcha de l'autre portiÉre, et se dÊcouvrant respectueusement : " Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services ? Il me semble que ce cavalier vous a mise en colÉre. Dites un mot, Madame, et je me charge de le punir de son manque de courtoisie. " Aux premiÉres paroles, Milady s'Êtait retournÊe, regardant le jeune homme avec Êtonnement, et lorsqu'il eut fini : " Monsieur, dit-elle en trÉs bon franÚais, ce serait de grand coeur que je me mettrais sous votre protection si la personne qui me querelle n'Êtait point mon frÉre. -- Ah ! excusez-moi, alors, dit d'Artagnan, vous comprenez que j'ignorais cela, Madame. -- De quoi donc se mËle cet Êtourneau, s'Êcria en s'abaissant Á la hauteur de la portiÉre le cavalier que Milady avait dÊsignÊ comme son parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ? -- Etourneau vous-mËme, dit d'Artagnan en se baissant Á son tour sur le cou de son cheval, et en rÊpondant de son cÆtÊ par la portiÉre ; je ne passe pas mon chemin parce qu'il me plaÏt de m'arrËter ici. " Le cavalier adressa quelques mots en anglais Á sa soeur. " Je vous parle franÚais, moi, dit d'Artagnan ; faites-moi donc, je vous prie, le plaisir de me rÊpondre dans la mËme langue. Vous Ëtes le frÉre de Madame, soit, mais vous n'Ëtes pas le mien, heureusement. " On eÙt pu croire que Milady, craintive comme l'est ordinairement une femme, allait s'interposer dans ce commencement de provocation, afin d'empËcher que la querelle n'all×t plus loin ; mais, tout au contraire, elle se rejeta au fond de son carrosse, et cria froidement au cocher : " Touche Á l'hÆtel ! " La jolie soubrette jeta un regard d'inquiÊtude sur d'Artagnan, dont la bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle. Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l'un de l'autre, aucun obstacle matÊriel ne les sÊparant plus. Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan, dont la colÉre dÊjÁ bouillante s'Êtait encore augmentÊe en reconnaissant en lui l'Anglais qui, Á Amiens, lui avait gagnÊ son cheval et avait failli gagner Á Athos son diamant, sauta Á la bride et l'arrËta. " Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus Êtourneau que moi, car vous me faites l'effet d'oublier qu'il y a entre nous une petite querelle engagÊe. -- Ah ! ah ! dit l'Anglais, c'est vous, mon maÏtre. Il faut donc toujours que vous jouiez un jeu ou un autre ? -- Oui, et cela me rappelle que j'ai une revanche Á prendre. Nous verrons, mon cher Monsieur, si vous maniez aussi adroitement la rapiÉre que le cornet. -- Vous voyez bien que je n'ai pas d'ÊpÊe, dit l'Anglais ; voulez-vous faire le brave contre un homme sans armes ? -- J'espÉre bien que vous en avez chez vous, rÊpondit d'Artagnan. En tout cas, j'en ai deux, et si vous le voulez, je vous en jouerai une. -- Inutile, dit l'Anglais, je suis muni suffisamment de ces sortes d'ustensiles. -- Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d'Artagnan, choisissez la plus longue et venez me la montrer ce soir. -- OÝ cela, s'il vous plaÏt ? -- DerriÉre le Luxembourg, c'est un charmant quartier pour les promenades dans le genre de celle que je vous propose. -- C'est bien, on y sera. -- Votre heure ? -- Six heures. -- A propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ? -- Mais j'en ai trois qui seront fort honorÊs de jouer la mËme partie que moi. -- Trois ? Á merveille ! comme cela se rencontre ! dit d'Artagnan, c'est juste mon compte. -- Maintenant, qui Ëtes-vous ? demanda l'Anglais. -- Je suis M. d'Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux gardes, compagnie de M. des Essarts. Et vous ? -- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield. -- Eh bien, je suis votre serviteur, Monsieur le baron, dit d'Artagnan, quoique vous ayez des noms bien difficiles Á retenir. " Et piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin de Paris. Comme il avait l'habitude de le faire en pareille occasion, d'Artagnan descendit droit chez Athos. Il trouva Athos couchÊ sur un grand canapÊ, oÝ il attendait, comme il l'avait dit, que son Êquipement le vÏnt trouver. Il raconta Á Athos tout ce qui venait de se passer, moins la lettre de M. de Wardes. Athos fut enchantÊ lorsqu'il sut qu'il allait se battre contre un Anglais. Nous avons dit que c'Êtait son rËve. On envoya chercher Á l'instant mËme Porthos et Aramis par les laquais, et on les mit au courant de la situation. Porthos tira son ÊpÊe hors du fourreau et se mit Á espadonner contre le mur en se reculant de temps en temps et en faisant des pliÊs comme un danseur. Aramis, qui travaillait toujours Á son poÉme, s'enferma dans le cabinet d'Athos et pria qu'on ne le dÊrange×t plus qu'au moment de dÊgainer. Athos demanda par signe Á Grimaud une bouteille. Quant Á d'Artagnan, il arrangea en lui-mËme un petit plan dont nous verrons plus tard l'exÊcution, et qui lui promettait quelque gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux sourires qui, de temps en temps, passaient sur son visage dont ils Êclairaient la rËverie. CHAPITRE XXXI. ANGLAIS ET FRANCAIS L'heure venue, on se rendit avec les quatre laquais, derriÉre le Luxembourg, dans un enclos abandonnÊ aux chÉvres. Athos donna une piÉce de monnaie au chevrier pour qu'il s'Êcart×t. Les laquais furent chargÊs de faire sentinelle. BientÆt une troupe silencieuse s'approcha du mËme enclos, y pÊnÊtra et joignit les mousquetaires ; puis, selon les habitudes d'outre-mer, les prÊsentations eurent lieu. Les Anglais Êtaient tous gens de la plus haute qualitÊ, les noms bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de surprise, mais encore d'inquiÊtude. " Mais, avec tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis eurent ÊtÊ nommÊs, nous ne savons pas qui vous Ëtes, et nous ne nous battrons pas avec des noms pareils ; ce sont des noms de bergers, cela. -- Aussi, comme vous le supposez bien, Milord, ce sont de faux noms, dit Athos. -- Ce qui ne nous donne qu'un plus grand dÊsir de connaÏtre les noms vÊritables, rÊpondit l'Anglais. -- Vous avez bien jouÊ contre nous sans les connaÏtre, dit Athos, Á telles enseignes que vous nous avez gagnÊ nos deux chevaux ? -- C'est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles ; cette fois nous risquons notre sang : on joue avec tout le monde, on ne se bat qu'avec ses Êgaux. -- C'est juste " , dit Athos. Et il prit Á l'Êcart celui des quatre Anglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout bas. Porthos et Aramis en firent autant de leur cÆtÊ. " Cela vous suffit-il, dit Athos Á son adversaire, et me trouvez-vous assez grand seigneur pour me faire la gr×ce de croiser l'ÊpÊe avec moi ? -- Oui, Monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant. -- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit froidement Athos. -- Laquelle ? demanda l'Anglais. -- C'est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je me fisse connaÏtre. -- Pourquoi cela ? -- Parce qu'on me croit mort, que j'ai des raisons pour dÊsirer qu'on ne sache pas que je vis, et que je vais Ëtre obligÊ de vous tuer, pour que mon secret ne coure pas les champs. " L'Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait ; mais Athos ne plaisantait pas le moins du monde. " Messieurs, dit-il en s'adressant Á la fois Á ses compagnons et Á leurs adversaires, y sommes-nous ? -- Oui, rÊpondirent tout d'une voix Anglais et FranÚais. -- Alors, en garde " , dit Athos. Et aussitÆt huit ÊpÊes brillÉrent aux rayons du soleil couchant, et le combat commenÚa avec un acharnement bien naturel entre gens deux fois ennemis. Athos s'escrimait avec autant de calme et de mÊthode que s'il eÙt ÊtÊ dans une salle d'armes. Porthos, corrigÊ sans doute de sa trop grande confiance par son aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence. Aramis, qui avait le troisiÉme chant de son poÉme Á finir, se dÊpËchait en homme trÉs pressÊ. Athos, le premier, tua son adversaire : il ne lui avait portÊ qu'un coup, mais, comme il l'en avait prÊvenu, le coup avait ÊtÊ mortel. L'ÊpÊe lui traversa le coeur. Porthos, le second, Êtendit le sien sur l'herbe : il lui avait percÊ la cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire plus longue rÊsistance, lui avait rendu son ÊpÊe, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse. Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu'aprÉs avoir rompu une cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite Á toutes jambes et disparut aux huÊes des laquais. Quant Á d'Artagnan, il avait jouÊ purement et simplement un jeu dÊfensif ; puis, lorsqu'il avait vu son adversaire bien fatiguÊ, il lui avait, d'une vigoureuse flanconade, fait sauter son ÊpÊe. Le baron, se voyant dÊsarmÊ, fit deux ou trois pas en arriÉre ; mais, dans ce mouvement, son pied glissa, et il tomba Á la renverse. D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'ÊpÊe Á la gorge : " Je pourrais vous tuer, Monsieur, dit-il Á l'Anglais, et vous Ëtes bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l'amour de votre soeur. " D'Artagnan Êtait au comble de la joie ; il venait de rÊaliser le plan qu'il avait arrËtÊ d'avance, et dont le dÊveloppement avait fait Êclore sur son visage les sourires dont nous avons parlÊ. L'Anglais, enchantÊ d'avoir affaire Á un gentilhomme d'aussi bonne composition, serra d'Artagnan entre ses bras, fit mille caresses aux trois mousquetaires, et, comme l'adversaire de Porthos Êtait dÊjÁ installÊ dans la voiture et que celui d'Aramis avait pris la poudre d'escampette, on ne songea plus qu'au dÊfunt. Comme Porthos et Aramis le dÊshabillaient dans l'espÊrance que sa blessure n'Êtait pas mortelle, une grosse bourse s'Êchappa de sa ceinture. D'Artagnan la ramassa et la tendit Á Lord de Winter. " Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? dit l'Anglais. -- Vous la rendrez Á sa famille, dit d'Artagnan. -- Sa famille se soucie bien de cette misÉre : elle hÊrite de quinze mille louis de rente : gardez cette bourse pour vos laquais. " D'Artagnan mit la bourse dans sa poche. " Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l'espÉre, de vous donner ce nom, dit Lord de Winter, dÉs ce soir, si vous le voulez bien, je vous prÊsenterai Á ma soeur, Lady Clarick ; car je veux qu'elle vous prenne Á son tour dans ses bonnes gr×ces, et, comme elle n'est point tout Á fait mal en cour, peut-Ëtre dans l'avenir un mot dit par elle ne vous serait-il point inutile. " D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment. Pendant ce temps, Athos s'Êtait approchÊ de d'Artagnan. " Que voulez-vous faire de cette bourse ? lui dit-il tout bas Á l'oreille. -- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos. -- A moi ? et pourquoi cela ? -- Dame, vous l'avez tuÊ : ce sont les dÊpouilles opimes. -- Moi, hÊritier d'un ennemi ! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous ? -- C'est l'habitude Á la guerre, dit d'Artagnan ; pourquoi ne serait-ce pas l'habitude dans un duel ? -- MËme sur le champ de bataille, dit Athos, je n'ai jamais fait cela. " Porthos leva les Êpaules. Aramis, d'un mouvement de lÉvres, approuva Athos. " Alors, dit d'Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme Lord de Winter nous a dit de le faire. -- Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non Á nos laquais, mais aux laquais anglais. " Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher : " Pour vous et vos camarades. " Cette grandeur de maniÉres dans un homme entiÉrement dÊnuÊ frappa Porthos lui-mËme, et cette gÊnÊrositÊ franÚaise, redite par Lord de Winter et son ami, eut partout un grand succÉs, exceptÊ auprÉs de MM. Grimaud, Mousqueton, Planchet et Bazin. Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa soeur ; elle demeurait place Royale, qui Êtait alors le quartier Á la mode, au numÊro 6. D'ailleurs, il s'engageait Á le venir prendre pour le prÊsenter. D'Artagnan lui donna rendez-vous Á huit heures, chez Athos. Cette prÊsentation Á Milady occupait fort la tËte de notre Gascon. Il se rappelait de quelle faÚon Êtrange cette femme avait ÊtÊ mËlÊe jusque-lÁ dans sa destinÊe. Selon sa conviction, c'Êtait quelque crÊature du cardinal, et cependant il se sentait invinciblement entraÏnÊ vers elle, par un de ces sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule crainte Êtait que Milady ne reconnÙt en lui l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu'il Êtait des amis de M. de TrÊville, et par consÊquent qu'il appartenait corps et ×me au roi, ce qui, dÉs lors, lui ferait perdre une partie de ses avantages, puisque, connu de Milady comme il la connaissait, il jouerait avec elle Á jeu Êgal. Quant Á ce commencement d'intrigue entre elle et le comte de Wardes, notre prÊsomptueux ne s'en prÊoccupait que mÊdiocrement, bien que le marquis fÙt jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du cardinal. Ce n'est pas pour rien que l'on a vingt ans, et surtout que l'on est nÊ Á Tarbes. D'Artagnan commenÚa par aller faire chez lui une toilette flamboyante ; puis, il s'en revint chez Athos, et, selon son habitude, lui raconta tout. Athos Êcouta ses projets ; puis il secoua la tËte, et lui recommanda la prudence avec une sorte d'amertume. " Quoi ! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez bonne, charmante, parfaite, et voilÁ que vous courez dÊjÁ aprÉs une autre ! " D'Artagnan sentit la vÊritÊ de ce reproche. " J'aimais Mme Bonacieux avec le coeur, tandis que j'aime Milady avec la tËte, dit-il ; en me faisant conduire chez elle, je cherche surtout Á m'Êclairer sur le rÆle qu'elle joue Á la cour. -- Le rÆle qu'elle joue, pardieu ! il n'est pas difficile Á deviner d'aprÉs tout ce que vous m'avez dit. C'est quelque Êmissaire du cardinal : une femme qui vous attirera dans un piÉge, oÝ vous laisserez votre tËte tout bonnement. -- Diable ! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce me semble. -- Mon cher, je me dÊfie des femmes ; que voulez-vous ! je suis payÊ pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est blonde, m'avez- vous dit ? -- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir. -- Ah ! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos. -- Ecoutez, je veux m'Êclairer ; puis, quand je saurai ce que je dÊsire savoir, je m'Êloignerai. -- Eclairez-vous " , dit flegmatiquement Athos. Lord de Winter arriva Á l'heure dite, mais Athos, prÊvenu Á temps, passa dans la seconde piÉce. Il trouva donc d'Artagnan seul, et, comme il Êtait prÉs de huit heures, il emmena le jeune homme. Un ÊlÊgant carrosse attendait en bas, et comme il Êtait attelÊ de deux excellents chevaux, en un instant on fut place Royale. Milady Clarick reÚut gracieusement d'Artagnan. Son hÆtel Êtait d'une somptuositÊ remarquable ; et, bien que la plupart des Anglais, chassÊs par la guerre, quittassent la France, ou fussent sur le point de la quitter, Milady venait de faire faire chez elle de nouvelles dÊpenses : ce qui prouvait que la mesure gÊnÊrale qui renvoyait les Anglais ne la regardait pas. " Vous voyez, dit Lord de Winter en prÊsentant d'Artagnan Á sa soeur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et qui n'a point voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions deux fois ennemis, puisque c'est moi qui l'ai insultÊ, et que je suis Anglais. Remerciez-le donc, Madame, si vous avez quelque amitiÊ pour moi. " Milady fronÚa lÊgÉrement le sourcil ; un nuage Á peine visible passa sur son front, et un sourire tellement Êtrange apparut sur ses lÉvres, que le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson. Le frÉre ne vit rien ; il s'Êtait retournÊ pour jouer avec le singe favori de Milady, qui l'avait tirÊ par son pourpoint. " Soyez le bienvenu, Monsieur, dit Milady d'une voix dont la douceur singuliÉre contrastait avec les symptÆmes de mauvaise humeur que venait de remarquer d'Artagnan, vous avez acquis aujourd'hui des droits Êternels Á ma reconnaissance. " L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un dÊtail. Milady l'Êcouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait facilement, quelque effort qu'elle fÏt pour cacher ses impressions, que ce rÊcit ne lui Êtait point agrÊable. Le sang lui montait Á la tËte, et son petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe. Lord de Winter ne s'aperÚut de rien. Puis, lorsqu'il eut fini, il s'approcha d'une table oÝ Êtaient servis sur un plateau une bouteille de vin d'Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d'un signe invita d'Artagnan Á boire. D'Artagnan savait que c'Êtait fort dÊsobliger un Anglais que de refuser de toaster avec lui. Il s'approcha donc de la table, et prit le second verre. Cependant il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il s'aperÚut du changement qui venait de s'opÊrer sur son visage. Maintenant qu'elle croyait n'Ëtre plus regardÊe, un sentiment qui ressemblait Á de la fÊrocitÊ animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir Á belles dents. Cette jolie petite soubrette, que d'Artagnan avait dÊjÁ remarquÊe, entra alors ; elle dit en anglais quelques mots Á Lord de Winter, qui demanda aussitÆt Á d'Artagnan la permission de se retirer, s'excusant sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et chargeant sa soeur d'obtenir son pardon. D'Artagnan Êchangea une poignÊe de main avec Lord de Winter et revint prÉs de Milady. Le visage de cette femme, avec une mobilitÊ surprenante, avait repris son expression gracieuse, seulement quelques petites taches rouges dissÊminÊes sur son mouchoir indiquaient qu'elle s'Êtait mordu les lÉvres jusqu'au sang. Ses lÉvres Êtaient magnifiques, on eÙt dit du corail. La conversation prit une tournure enjouÊe. Milady paraissait s'Ëtre entiÉrement remise. Elle raconta que Lord de Winter n'Êtait que son beau-frÉre et non son frÉre : elle avait ÊpousÊ un cadet de famille qui l'avait laissÊe veuve avec un enfant. Cet enfant Êtait le seul hÊritier de Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait point. Tout cela laissait voir Á d'Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne distinguait pas encore sous ce voile. Au reste, au bout d'une demi-heure de conversation, d'Artagnan Êtait convaincu que Milady Êtait sa compatriote : elle parlait le franÚais avec une puretÊ et une ÊlÊgance qui ne laissaient aucun doute Á cet Êgard. D'Artagnan se rÊpandit en propos galants et en protestations de dÊvouement. A toutes les fadaises qui ÊchappÉrent Á notre Gascon, Milady sourit avec bienveillance. L'heure de se retirer arriva. D'Artagnan prit congÊ de Milady et sortit du salon le plus heureux des hommes. Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frÆla doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu'aux yeux, lui demanda pardon de l'avoir touchÊ, d'une voix si douce, que le pardon lui fut accordÊ Á l'instant mËme. D'Artagnan revint le lendemain et fut reÚu encore mieux que la veille. Lord de Winter n'y Êtait point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirÊe. Elle parut prendre un grand intÊrËt Á lui, lui demanda d'oÝ il Êtait, quels Êtaient ses amis, et s'il n'avait pas pensÊ quelquefois Á s'attacher au service de M. le cardinal. D'Artagnan, qui, comme on le sait, Êtait fort prudent pour un garÚon de vingt ans, se souvint alors de ses soupÚons sur Milady ; il lui fit un grand Êloge de Son Eminence, lui dit qu'il n'eÙt point manquÊ d'entrer dans les gardes du cardinal au lieu d'entrer dans les gardes du roi, s'il eÙt connu par exemple M. de Cavois au lieu de connaÏtre M. de TrÊville. Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda Á d'Artagnan de la faÚon la plus nÊgligÊe du monde s'il n'avait jamais ÊtÊ en Angleterre. D'Artagnan rÊpondit qu'il y avait ÊtÊ envoyÊ par M. de TrÊville pour traiter d'une remonte de chevaux, et qu'il en avait mËme ramenÊ quatre comme Êchantillon. Milady, dans le cours de la conversation, se pinÚa deux ou trois fois les lÉvres : elle avait affaire Á un Gascon qui jouait serrÊ. A la mËme heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le corridor il rencontra encore la jolie Ketty ; c'Êtait le nom de la soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de mystÊrieuse bienveillance Á laquelle il n'y avait point Á se tromper. Mais d'Artagnan Êtait si prÊoccupÊ de la maÏtresse, qu'il ne remarquait absolument que ce qui venait d'elle. D'Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlendemain, et chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux. Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette. Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention Á cette persistance de la pauvre Ketty. CHAPITRE XXXII. UN DINER DE PROCUREUR Cependant le duel dans lequel Porthos avait jouÊ un rÆle si brillant ne lui avait pas fait oublier le dÏner auquel l'avait invitÊ la femme du procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un homme qui est en double bonne fortune. Son coeur battait, mais ce n'Êtait pas, comme celui de d'Artagnan, d'un jeune et impatient amour. Non, un intÊrËt plus matÊriel lui fouettait le sang, il allait enfin franchir, ce seuil mystÊrieux, gravir cet escalier inconnu qu'avaient montÊ un Á un, les vieux Êcus de maÏtre Coquenard. Il allait voir en rÊalitÊ certain bahut dont vingt fois il avait vu l'image dans ses rËves ; bahut de forme longue et profonde, cadenassÊ, verrouillÊ, scellÊ au sol ; bahut dont il avait si souvent entendu parler, et que les mains un peu sÉches, il est vrai, mais non pas sans ÊlÊgance de la procureuse, allaient ouvrir Á ses regards admirateurs. Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme sans famille, le soldat habituÊ aux auberges, aux cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcÊ pour la plupart du temps de s'en tenir aux lippÊes de rencontre, il allait t×ter des repas de mÊnage, savourer un intÊrieur confortable, et se laisser faire Á ces petits soins, qui, plus on est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards. Venir en qualitÊ de cousin s'asseoir tous les jours Á une bonne table, dÊrider le front jaune et plissÊ du vieux procureur, plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par maniÉre d'honoraires, pour la leÚon qu'il leur donnerait en une heure, leurs Êconomies d'un mois, tout cela souriait ÊnormÊment Á Porthos. Le mousquetaire se retraÚait bien, de-ci, de-lÁ, les mauvais propos qui couraient dÉs ce temps-lÁ sur les procureurs et qui leur ont survÊcu : la lÊsine, la rognure, les jours de jeÙne, mais comme, aprÉs tout, sauf quelques accÉs d'Êconomie que Porthos avait toujours trouvÊs fort intempestifs, il avait vu la procureuse assez libÊrale, pour une procureuse, bien entendu, il espÊra rencontrer une maison montÊe sur un pied flatteur. Cependant, Á la porte, le mousquetaire eut quelques doutes, l'abord n'Êtait point fait pour engager les gens : allÊe puante et noire, escalier mal ÊclairÊ par des barreaux au travers desquels filtrait le jour gris d'une cour voisine ; au premier une porte basse et ferrÊe d'Ênormes clous comme la porte principale du Grand Ch×telet. Porthos heurta du doigt ; un grand clerc p×le et enfoui sous une forËt de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l'air d'un homme forcÊ de respecter Á la fois dans un autre la haute taille qui indique la force, l'habit militaire qui indique l'Êtat, et la mine vermeille qui indique l'habitude de bien vivre. Autre clerc plus petit derriÉre le premier, autre clerc plus grand derriÉre le second, saute-ruisseau de douze ans derriÉre le troisiÉme. En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps, annonÚait une Êtude des plus achalandÊes. Quoique le mousquetaire ne dÙt arriver qu'Á une heure, depuis midi la procureuse avait l'oeil au guet et comptait sur le coeur et peut-Ëtre aussi sur l'estomac de son adorateur pour lui faire devancer l'heure. Mme Coquenard arriva donc par la porte de l'appartement, presque en mËme temps que son convive arrivait par la porte de l'escalier, et l'apparition de la digne dame le tira d'un grand embarras. Les clercs avaient l'oeil curieux, et lui, ne sachant trop que dire Á cette gamme ascendante et descendante, demeurait la langue muette. " C'est mon cousin, s'Êcria la procureuse ; entrez donc, entrez donc, Monsieur Porthos. " Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent Á rire ; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrÉrent dans leur gravitÊ. On arriva dans le cabinet du procureur aprÉs avoir traversÊ l'antichambre oÝ Êtaient les clercs, et l'Êtude oÝ ils auraient dÙ Ëtre : cette derniÉre chambre Êtait une sorte de salle noire et meublÊe de paperasses. En sortant de l'Êtude on laissa la cuisine Á droite, et l'on entra dans la salle de rÊception. Toutes ces piÉces qui se commandaient n'inspirÉrent point Á Porthos de bonnes idÊes. Les paroles devaient s'entendre de loin par toutes ces portes ouvertes ; puis, en passant, il avait jetÊ un regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s'avouait Á lui-mËme, Á la honte de la procureuse et Á son grand regret, Á lui, qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce mouvement qui, au moment d'un bon repas, rÉgnent ordinairement dans ce sanctuaire de la gourmandise. Le procureur avait sans doute ÊtÊ prÊvenu de cette visite, car il ne tÊmoigna aucune surprise Á la vue de Porthos, qui s'avanÚa jusqu'Á lui d'un air assez dÊgagÊ et le salua courtoisement. " Nous sommes cousins, Á ce qu'il paraÏt, Monsieur Porthos ? " dit le procureur en se soulevant Á la force des bras sur son fauteuil de canne. Le vieillard, enveloppÊ dans un grand pourpoint noir oÝ se perdait son corps fluet, Êtait vert et sec ; ses petits yeux gris brillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grimaÚante, la seule partie de son visage oÝ la vie fÙt demeurÊe. Malheureusement les jambes commenÚaient Á refuser le service Á toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou six mois que cet affaiblissement s'Êtait fait sentir, le digne procureur Êtait Á peu prÉs devenu l'esclave de sa femme. Le cousin fut acceptÊ avec rÊsignation, voilÁ tout. MaÏtre Coquenard ingambe eÙt dÊclinÊ toute parentÊ avec M. Porthos. " Oui, Monsieur, nous sommes cousins, dit sans se dÊconcerter Porthos, qui, d'ailleurs, n'avait jamais comptÊ Ëtre reÚu par le mari avec enthousiasme. -- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur. Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une naÐvetÊ dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, qui savait que le procureur naÐf Êtait une variÊtÊ fort rare dans l'espÉce, sourit un peu et rougit beaucoup. MaÏtre Coquenard avait, dÉs l'arrivÊe de Porthos, jetÊ les yeux avec inquiÊtude sur une grande armoire placÊe en face de son bureau de chËne. Porthos comprit que cette armoire, quoiqu'elle ne rÊpondÏt point par la forme Á celle qu'il avait vue dans ses songes, devait Ëtre le bienheureux bahut, et il s'applaudit de ce que la rÊalitÊ avait six pieds de plus en hauteur que le rËve. MaÏtre Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations gÊnÊalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire sur Porthos, il se contenta de dire : " Monsieur notre cousin, avant son dÊpart pour la campagne, nous fera bien la gr×ce de dÏner une fois avec nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard ! " Cette fois, Porthos reÚut le coup en plein estomac et le sentit ; il paraÏt que de son cÆtÊ Mme Coquenard non plus n'y fut pas insensible, car elle ajouta : " Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal ; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps Á passer Á Paris, et par consÊquent Á nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les instants dont il peut disposer jusqu'Á son dÊpart. -- Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! oÝ Ëtes-vous ? " murmura Coquenard. Et il essaya de sourire. Ce secours qui Êtait arrivÊ Á Porthos au moment oÝ il Êtait attaquÊ dans ses espÊrances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse. BientÆt l'heure du dÏner arriva. On passa dans la salle Á manger, grande piÉce noire qui Êtait situÊe en face de la cuisine. Les clercs, qui, Á ce qu'il paraÏt, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumÊs, Êtaient d'une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prËts qu'ils Êtaient Á s'asseoir. On les voyait d'avance remuer les m×choires avec des dispositions effrayantes. " Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamÊs, car le saute-ruisseau n'Êtait pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu ! Á la place de mon cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des naufragÊs qui n'ont pas mangÊ depuis six semaines. " MaÏtre Coquenard entra, poussÊ sur son fauteuil Á roulettes par Mme Coquenard, Á qui Porthos, Á son tour, vint en aide pour rouler son mari jusqu'Á la table. A peine entrÊ, il remua le nez et les m×choires Á l'exemple de ses clercs. " Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! " " Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage ? " dit Porthos Á l'aspect d'un bouillon p×le, abondant, mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croÙtes nageaient rares comme les Ïles d'un archipel. Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde s'assit avec empressement. MaÏtre Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croÙtes sans bouillon aux clercs impatients. En ce moment la porte de la salle Á manger s'ouvrit d'elle-mËme en criant, et Porthos, Á travers les battants entreb×illÊs, aperÚut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain Á la double odeur de la cuisine et de la salle Á manger. AprÉs le potage la servante apporta une poule bouillie ; magnificence qui fit dilater les paupiÉres des convives, de telle faÚon qu'elles semblaient prËtes Á se fendre. " On voit que vous aimez votre famille, Madame Coquenard, dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voilÁ certes une galanterie que vous faites Á votre cousin. " La pauvre poule Êtait maigre et revËtue d'une de ces grosses peaux hÊrissÊes que les os ne percent jamais malgrÊ leurs efforts ; il fallait qu'on l'eÙt cherchÊe bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir oÝ elle s'Êtait retirÊe pour mourir de vieillesse. " Diable ! pensa Porthos, voilÁ qui est fort triste ; je respecte la vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rÆtie. " Et il regarda Á la ronde pour voir si son opinion Êtait partagÊe ; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dÊvoraient d'avance cette sublime poule, objet de ses mÊpris. Mme Coquenard tira le plat Á elle, dÊtacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu'elle plaÚa sur l'assiette de son mari ; trancha le cou, qu'elle mit avec la tËte Á part pour elle-mËme ; leva l'aile pour Porthos, et remit Á la servante, qui venait de l'apporter, l'animal qui s'en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eÙt eu le temps d'examiner les variations que le dÊsappointement amÉne sur les visages, selon les caractÉres et les tempÊraments de ceux qui l'Êprouvent. Au lieu de poulet, un plat de fÉves fit son entrÊe, plat Ênorme, dans lequel quelques os de mouton, qu'on eÙt pu, au premier abord, croire accompagnÊs de viande, faisaient semblant de se montrer. Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages rÊsignÊs. Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modÊration d'une bonne mÊnagÉre. Le tour du vin Êtait venu. MaÏtre Coquenard versa d'une bouteille de grÉs fort exiguÌ le tiers d'un verre Á chacun des jeunes gens, s'en versa Á lui-mËme dans des proportions Á peu prÉs Êgales, et la bouteille passa aussitÆt du cÆtÊ de Porthos et de Mme Coquenard. Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils avaient bu la moitiÊ du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait Á la fin du repas Á avaler une boisson qui de la couleur du rubis Êtait passÊe Á celle de la topaze brÙlÊe. Porthos mangea timidement son aile de poule, et frÊmit lorsqu'il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort mÊnagÊ, et qu'il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercÊs. MaÏtre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira. " Mangerez-vous bien de ces fÉves, mon cousin Porthos ? " dit Mme Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas. " Du diable si j'en goÙte ! " murmura tout bas Porthos... Puis tout haut : " Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. " Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le procureur rÊpÊta plusieurs fois : " Ah ! Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dÏner Êtait un vÊritable festin ; Dieu ! ai-je mangÊ ! " MaÏtre Coquenard avait mangÊ son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton oÝ il y eÙt un peu de viande. Porthos crut qu'on le mystifiait, et commenÚa Á relever sa moustache et Á froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience. Ce silence et cette interruption de service, qui Êtaient restÊs inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs ; sur un regard du procureur, accompagnÊ d'un sourire de Mme Coquenard, ils se levÉrent lentement de table, pliÉrent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluÉrent et partirent. " Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant " , dit gravement le procureur. Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un g×teau qu'elle avait fait elle-mËme avec des amandes et du miel. MaÏtre Coquenard fronÚa le sourcil, parce qu'il voyait trop de mets ; Porthos se pinÚa les lÉvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi dÏner. Il regarda si le plat de fÉves Êtait encore lÁ, le plat de fÉves avait disparu. " Festin dÊcidÊment, s'Êcria maÏtre Coquenard en s'agitant sur sa chaise, vÊritable festin, epula epularum ; Lucullus dÏne chez Lucullus. " Porthos regarda la bouteille qui Êtait prÉs de lui, et il espÊra qu'avec du vin, du pain et du fromage il dÏnerait ; mais le vin manquait, la bouteille Êtait vide ; M. et Mme Coquenard n'eurent point l'air de s'en apercevoir. " C'est bien, se dit Porthos Á lui-mËme, me voilÁ prÊvenu. " Il passa la langue sur une petite cuillerÊe de confitures, et s'englua les dents dans la p×te collante de Mme Coquenard. " Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommÊ. Ah ! si je n'avais pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari ! " MaÏtre Coquenard, aprÉs les dÊlices d'un pareil repas, qu'il appelait un excÉs, Êprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espÊrait que la chose aurait lieu sÊance tenante et dans la localitÊ mËme ; mais le procureur maudit ne voulut entendre Á rien : il fallut le conduire dans sa chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de prÊcaution encore, il posa ses pieds. La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l'on commenÚa de poser les bases de la rÊconciliation. " Vous pourrez venir dÏner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard. -- Merci, dit Porthos, je n'aime pas Á abuser ; d'ailleurs, il faut que je songe Á mon Êquipement. -- C'est vrai, dit la procureuse en gÊmissant... c'est ce malheureux Êquipement. -- HÊlas ! oui, dit Porthos, c'est lui. -- Mais de quoi donc se compose l'Êquipement de votre corps, Monsieur Porthos ? -- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous savez, sont soldats d'Êlite, et il leur faut beaucoup d'objets inutiles aux gardes ou aux Suisses. -- Mais encore, dÊtaillez-le-moi. -- Mais cela peut aller Á... " , dit Porthos, qui aimait mieux discuter le total que le menu. La procureuse attendait frÊmissante. " A combien ? dit-elle, j'espÉre bien que cela ne passe point... " Elle s'arrËta, la parole lui manquait. " Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents livres ; je crois mËme qu'en y mettant de l'Êconomie, avec deux mille livres je m'en tirerai. -- Bon Dieu, deux mille livres ! s'Êcria-t-elle, mais c'est une fortune. " Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la comprit. " Je demandais le dÊtail, dit-elle, parce qu'ayant beaucoup de parents et de pratiques dans le commerce, j'Êtais presque sÙre d'obtenir les choses Á cent pour cent au-dessous du prix oÝ vous les payeriez vous- mËme. -- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire ! -- Oui, cher Monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas d'abord un cheval ? -- Oui, un cheval. -- Eh bien, justement j'ai votre affaire. -- Ah ! dit Porthos rayonnant, voilÁ donc qui va bien quant Á mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d'objets qu'un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne montera pas, d'ailleurs, Á plus de trois cents livres. -- Trois cents livres : alors mettons trois cents livres " , dit la procureuse avec un soupir. Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui lui venait de Buckingham, c'Êtait donc trois cents livres qu'il comptait mettre sournoisement dans sa poche. " Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise ; quant aux armes, il est inutile que vous vous en prÊoccupiez, je les ai. -- Un cheval pour votre laquais ? reprit en hÊsitant la procureuse ; mais c'est bien grand seigneur, mon ami. -- Eh ! Madame ! dit fiÉrement Porthos, est-ce que je suis un croquant, par hasard ? -- Non ; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait quelquefois aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton... -- Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j'ai vu de trÉs grands seigneurs espagnols dont toute la suite Êtait Á mulets. Mais alors, vous comprenez, Madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des grelots ? -- Soyez tranquille, dit la procureuse. -- Reste la valise, reprit Porthos. -- Oh ! que cela ne vous inquiÉte point, s'Êcria Mme Coquenard : mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure ; il y en a une surtout qu'il affectionnait dans ses voyages, et qui est grande Á tenir un monde. -- Elle est donc vide, votre valise ? demanda naÐvement Porthos. -- AssurÊment qu'elle est vide, rÊpondit naÐvement de son cÆtÊ la procureuse. -- Ah ! mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma chÉre. " Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. MoliÉre n'avait pas encore Êcrit sa scÉne de l'Avare . Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon. Enfin le reste de l'Êquipement fut successivement dÊbattu de la mËme maniÉre ; et le rÊsultat de la scÉne fut que la procureuse demanderait Á son mari un prËt de huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l'honneur de porter Á la gloire Porthos et Mousqueton. Ces conditions arrËtÊes, et les intÊrËts stipulÊs ainsi que l'Êpoque du remboursement, Porthos prit congÊ de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prÊtexta les exigences du service, et il fallut que la procureuse cÊd×t le pas au roi. Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur. CHAPITRE XXXIII. SOUBRETTE ET MAITRESSE Cependant, comme nous l'avons dit, malgrÊ les cris de sa conscience et les sages conseils d'Athos, d'Artagnan devenait d'heure en heure plus amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il pas tous les jours d'aller lui faire une cour Á laquelle l'aventureux Gascon Êtait convaincu qu'elle ne pouvait, tÆt ou tard, manquer de rÊpondre. Un soir qu'il arrivait le nez au vent, lÊger comme un homme qui attend une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte cochÉre ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main. " Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargÊe de quelque message pour moi de la part de sa maÏtresse ; elle va m'assigner quelque rendez-vous qu'on n'aura pas osÊ me donner de vive voix. " Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il put prendre. " Je voudrais bien vous dire deux mots, Monsieur le chevalier... , balbutia la soubrette. -- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'Êcoute. -- Ici, impossible : ce que j'ai Á vous dire est trop long et surtout trop secret. -- Eh bien, mais comment faire alors ? -- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty. -- OÝ tu voudras, ma belle enfant. -- Alors, venez. " Et Ketty, qui n'avait point l×chÊ la main de d'Artagnan, l'entraÏna par un petit escalier sombre et tournant, et, aprÉs lui avoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte. " Entrez, Monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et nous pourrons causer. -- Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? demanda d'Artagnan. -- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec celle de ma maÏtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu'Á minuit. " D'Artagnan jeta un coup d'oeil autour de lui. La petite chambre Êtait charmante de goÙt et de propretÊ ; mais, malgrÊ lui, ses yeux se fixÉrent sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire Á la chambre de Milady. Ketty devina ce qui se passait dans l'×me du jeune homme et poussa un soupir. " Vous aimez donc bien ma maÏtresse, Monsieur le chevalier, dit-elle. -- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! " Ketty poussa un second soupir. " HÊlas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage ! -- Et que diable vois-tu donc lÁ de si f×cheux ? demanda d'Artagnan. -- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maÏtresse ne vous aime pas du tout. -- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargÊe de me le dire ? -- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par intÊrËt pour vous, ai pris la rÊsolution de vous en prÊvenir. -- Merci, ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement, car la confidence, tu en conviendras, n'est point agrÊable. -- C'est-Á-dire que vous ne croyez point Á ce que je vous ai dit, n'est-ce pas ? -- On a toujours peine Á croire de pareilles choses, ma belle enfant, ne fÙt-ce que par amour-propre. -- Donc vous ne me croyez pas ? -- J'avoue que jusqu'Á ce que tu daignes me donner quelques preuves de ce que tu avances... -- Que dites-vous de celle-ci ? " Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet. " Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre. -- Non, pour un autre. -- Pour un autre ? -- Oui. -- Son nom, son nom ! s'Êcria d'Artagnan. -- Voyez l'adresse. -- M. le comte de Wardes. " Le souvenir de la scÉne de Saint-Germain se prÊsenta aussitÆt Á l'esprit du prÊsomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme la pensÊe, il dÊchira l'enveloppe malgrÊ le cri que poussa Ketty en voyant ce qu'il allait faire, ou plutÆt ce qu'il faisait. " Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ? -- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut : " Vous n'avez pas rÊpondu Á mon premier billet ; Ëtes-vous donc souffrant, ou bien auriez-vous oubliÊ quels yeux vous me fÏtes au bal de Mme de Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas Êchapper. " D'Artagnan p×lit ; il Êtait blessÊ dans son amour-propre, il se crut blessÊ dans son amour. " Pauvre cher Monsieur d'Artagnan ! dit Ketty d'une voix pleine de compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme. -- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan. -- Oh ! oui, de tout mon coeur ! car je sais ce que c'est que l'amour, moi ! -- Tu sais ce que c'est que l'amour ? dit d'Artagnan la regardant pour la premiÉre fois avec une certaine attention. -- HÊlas ! oui. -- Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de m'aider Á me venger de ta maÏtresse. -- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ? -- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival. -- Je ne vous aiderai jamais Á cela, Monsieur le chevalier ! dit vivement Ketty. -- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan. -- Pour deux raisons. -- Lesquelles ? -- La premiÉre, c'est que jamais ma maÏtresse ne vous aimera. -- Qu'en sais-tu ? -- Vous l'avez blessÊe au coeur. -- Moi ! en quoi puis-je l'avoir blessÊe, moi qui, depuis que je la connais, vis Á ses pieds comme un esclave ! parle, je t'en prie. -- Je n'avouerais jamais cela qu'Á l'homme... qui lirait jusqu'au fond de mon ×me ! " D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille Êtait d'une fraÏcheur et d'une beautÊ que bien des duchesses eussent achetÊes de leur couronne. " Ketty, dit-il, je lirai jusqu'au fond de ton ×me quand tu voudras ; qu'Á cela ne tienne, ma chÉre enfant. " Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge comme une cerise. " Oh ! non, s'Êcria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma maÏtresse que vous aimez, vous me l'avez dit tout Á l'heure. -- Et cela t'empËche-t-il de me faire connaÏtre la seconde raison ? -- La seconde raison, Monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme, c'est qu'en amour chacun pour soi. " Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'oeil languissants de Ketty, ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le corridor, ses frÆlements de main chaque fois qu'elle le rencontrait, et ses soupirs ÊtouffÊs ; mais, absorbÊ par le dÊsir de plaire Á la grande dame, il avait dÊdaignÊ la soubrette : qui chasse l'aigle ne s'inquiÉte pas du passereau. Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'oeil tout le parti qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer d'une faÚon si naÐve ou si effrontÊe : interception des lettres adressÊes au comte de Wardes, intelligences dans la place, entrÊe Á toute heure dans la chambre de Ketty, contiguÌ Á celle de sa maÏtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait dÊjÁ en idÊe la pauvre fille pour obtenir Milady de grÊ ou de force. " Eh bien, dit-il Á la jeune fille, veux-tu, ma chÉre Ketty, que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes ? -- De quel amour ? demanda la jeune fille. -- De celui que je suis tout prËt Á ressentir pour toi. -- Et quelle est cette preuve ? -- Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe ordinairement avec ta maÏtresse ? -- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers. -- Eh bien, ma chÉre enfant, dit d'Artagnan en s'Êtablissant dans un fauteuil, viens ÚÁ que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que j'aie jamais vue ! " Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au grand Êtonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se dÊfendait avec une certaine rÊsolution. Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en dÊfenses. Minuit sonna, et l'on entendit presque en mËme temps retentir la sonnette dans la chambre de Milady. " Grand Dieu ! s'Êcria Ketty, voici ma maÏtresse qui m'appelle ! Partez, partez vite ! " D'Artagnan se leva, prit son chapeau comme s'il avait l'intention d'obÊir ; puis, ouvrant vivement la porte d'une grande armoire au lieu d'ouvrir celle de l'escalier, il se blottit dedans au milieu des robes et des peignoirs de Milady. " Que faites-vous donc ? " s'Êcria Ketty. D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire sans rÊpondre. " Eh bien, cria Milady d'une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne venez pas quand je sonne ? " Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrit violemment la porte de communication. " Me voici, Milady, me voici " , s'Êcria Ketty en s'ÊlanÚant Á la rencontre de sa maÏtresse. Toutes deux rentrÉrent dans la chambre Á coucher, et comme la porte de communication resta ouverte, d'Artagnan put entendre quelque temps encore Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s'apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maÏtresse. " Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ? -- Comment, Madame, dit Ketty, il n'est pas venu ! Serait-il volage avant d'Ëtre heureux ? -- Oh non ! il faut qu'il ait ÊtÊ empËchÊ par M. de TrÊville ou par M. des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-lÁ. -- Qu'en fera Madame ? -- Ce que j'en ferai !... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet homme et moi une chose qu'il ignore... il a manquÊ me faire perdre mon crÊdit prÉs de Son Eminence... Oh ! je me vengerai ! -- Je croyais que Madame l'aimait ? -- Moi, l'aimer ! je le dÊteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois cent mille livres de rente ! -- C'est vrai, dit Ketty, votre fils Êtait le seul hÊritier de son oncle, et jusqu'Á sa majoritÊ vous auriez eu la jouissance de sa fortune. " D'Artagnan frissonna jusqu'Á la moelle des os en entendant cette suave crÊature lui reprocher, avec cette voix stridente qu'elle avait tant de peine Á cacher dans la conversation, de n'avoir pas tuÊ un homme qu'il l'avait vue combler d'amitiÊ. " Aussi, continua Milady, je me serais dÊjÁ vengÊe sur lui-mËme, si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandÊ de le mÊnager. -- Oh ! oui, mais Madame n'a point mÊnagÊ cette petite femme qu'il aimait. -- Oh ! la merciÉre de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu'il n'a pas dÊjÁ oubliÊ qu'elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! " Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan : c'Êtait donc un monstre que cette femme. Il se remit Á Êcouter, mais malheureusement la toilette Êtait finie. " C'est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain t×chez enfin d'avoir une rÊponse Á cette lettre que je vous ai donnÊe. -- Pour M. de Wardes ? dit Ketty. -- Sans doute, pour M. de Wardes. -- En voilÁ un, dit Ketty, qui m'a bien l'air d'Ëtre tout le contraire de ce pauvre M. d'Artagnan. -- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. " D'Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son cÆtÊ, mais le plus doucement qu'elle put, Ketty donna Á la serrure un tour de clef ; d'Artagnan alors poussa la porte de l'armoire. " O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ? et comme vous Ëtes p×le ! -- L'abominable crÊature ! murmura d'Artagnan. -- Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n'y a qu'une cloison entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l'une tout ce qui se dit dans l'autre ! -- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan. -- Comment ? fit Ketty en rougissant. -- Ou du moins que je sortirai... plus tard. " Et il attira Ketty Á lui ; il n'y avait plus moyen de rÊsister, la rÊsistance fait tant de bruit ! aussi Ketty cÊda. C'Êtait un mouvement de vengeance contre Milady. D'Artagnan trouva qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi, avec un peu de coeur, se serait-il contentÊ de cette nouvelle conquËte ; mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil. Cependant, il faut le dire Á sa louange, le premier emploi qu'il avait fait de son influence sur Ketty avait ÊtÊ d'essayer de savoir d'elle ce qu'Êtait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille jura sur le crucifix Á d'Artagnan qu'elle l'ignorait complÉtement, sa maÏtresse ne laissant jamais pÊnÊtrer que la moitiÊ de ses secrets ; seulement, elle croyait pouvoir rÊpondre qu'elle n'Êtait pas morte. Quant Á la cause qui avait manquÊ faire perdre Á Milady son crÊdit prÉs du cardinal, Ketty n'en savait pas davantage ; mais cette fois, d'Artagnan Êtait plus avancÊ qu'elle : comme il avait aperÚu Milady sur un b×timent consignÊ au moment oÝ lui-mËme quittait l'Angleterre, il se douta qu'il Êtait question cette fois des ferrets de diamants. Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la haine vÊritable, la haine profonde, la haine invÊtÊrÊe de Milady lui venait de ce qu'il n'avait pas tuÊ son beau-frÉre. D'Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle Êtait de fort mÊchante humeur, d'Artagnan se douta que c'Êtait le dÊfaut de rÊponse de M. de Wardes qui l'agaÚait ainsi. Ketty entra ; mais Milady la reÚut fort durement. Un coup d'oeil qu'elle lanÚa Á d'Artagnan voulait dire : Vous voyez ce que je souffre pour vous. Cependant vers la fin de la soirÊe, la belle lionne s'adoucit, elle Êcouta en souriant les doux propos de d'Artagnan, elle lui donna mËme sa main Á baiser. D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme c'Êtait un garÚon Á qui on ne faisait pas facilement perdre la tËte, tout en faisant sa cour Á Milady il avait b×ti dans son esprit un petit plan. Il trouva Ketty Á la porte, et comme la veille il monta chez elle pour avoir des nouvelles. Ketty avait ÊtÊ fort grondÊe, on l'avait accusÊe de nÊgligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle lui avait ordonnÊ d'entrer chez elle Á neuf heures du matin pour y prendre une troisiÉme lettre. D'Artagnan fit promettre Á Ketty de lui apporter chez lui cette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce que voulut son amant : elle Êtait folle. Les choses se passÉrent comme la veille : d'Artagnan s'enferma dans son armoire, Milady appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa porte. Comme la veille d'Artagnan ne rentra chez lui qu'Á cinq heures du matin. A onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait Á la main un nouveau billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n'essaya pas mËme de le disputer Á d'Artagnan ; elle le laissa faire ; elle appartenait corps et ×me Á son beau soldat. D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit : " VoilÁ la troisiÉme fois que je vous Êcris pour vous dire que je vous aime. Prenez garde que je ne vous Êcrive une quatriÉme pour vous dire que je vous dÊteste. " Si vous vous repentez de la faÚon dont vous avez agi avec moi, la jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle maniÉre un galant homme peut obtenir son pardon. " D'Artagnan rougit et p×lit plusieurs fois en lisant ce billet. " Oh ! vous l'aimez toujours ! dit Ketty, qui n'avait pas dÊtournÊ un instant les yeux du visage du jeune homme. -- Non, Ketty, tu te trompes, je ne l'aime plus ; mais je veux me venger de ses mÊpris. -- Oui, je connais votre vengeance ; vous me l'avez dite. -- Que t'importe, Ketty ! tu sais bien que c'est toi seule que j'aime. -- Comment peut-on savoir cela ? -- Par le mÊpris que je ferai d'elle. " Ketty soupira. D'Artagnan prit une plume et Êcrivit : " Madame, jusqu'ici j'avais doutÊ que ce fÙt bien Á moi que vos deux premiers billets eussent ÊtÊ adressÊs, tant je me croyais indigne d'un pareil honneur ; d'ailleurs j'Êtais si souffrant, que j'eusse en tout cas hÊsitÊ Á y rÊpondre. " Mais aujourd'hui il faut bien que je croie Á l'excÉs de vos bontÊs, puisque non seulement votre lettre, mais encore votre suivante, m'affirme que j'ai le bonheur d'Ëtre aimÊ de vous. " Elle n'a pas besoin de me dire de quelle maniÉre un galant homme peut obtenir son pardon. J'irai donc vous demander le mien ce soir Á onze heures. Tarder d'un jour serait Á mes yeux, maintenant, vous faire une nouvelle offense. " Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes. " Comte DE WARDES. " Ce billet Êtait d'abord un faux, c'Êtait ensuite une indÊlicatesse ; c'Êtait mËme, au point de vue de nos moeurs actuelles, quelque chose comme une infamie ; mais on se mÊnageait moins Á cette Êpoque qu'on ne le fait aujourd'hui. D'ailleurs d'Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady coupable de trahison Á des chefs plus importants, et il n'avait pour elle qu'une estime fort mince. Et cependant malgrÊ ce peu d'estime, il sentait qu'une passion insensÊe le brÙlait pour cette femme. Passion ivre de mÊpris, mais passion ou soif, comme on voudra. L'intention de d'Artagnan Êtait bien simple : par la chambre de Ketty il arrivait Á celle de sa maÏtresse ; il profitait du premier moment de surprise, de honte, de terreur pour triompher d'elle ; peut-Ëtre aussi Êchouerait-il, mais il fallait bien donner quelque chose au hasard. Dans huit jours la campagne s'ouvrait, et il fallait partir ; d'Artagnan n'avait pas le temps de filer le parfait amour. " Tiens, dit le jeune homme en remettant Á Ketty le billet tout cachetÊ, donne cette lettre Á Milady ; c'est la rÊponse de M. de Wardes. " La pauvre Ketty devint p×le comme la mort, elle se doutait de ce que contenait le billet. " Ecoute, ma chÉre enfant, lui dit d'Artagnan, tu comprends qu'il faut que tout cela finisse d'une faÚon ou de l'autre ; Milady peut dÊcouvrir que tu as remis le premier billet Á mon valet, au lieu de le remettre au valet du comte ; que c'est moi qui ai dÊcachetÊ les autres qui devaient Ëtre dÊcachetÊs par M. de Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais, ce n'est pas une femme Á borner lÁ sa vengeance. -- HÊlas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposÊe Á tout cela ? -- Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi je t'en suis bien reconnaissant, je te le jure. -- Mais enfin, que contient votre billet ? -- Milady te le dira. -- Ah ! vous ne m'aimez pas ! s'Êcria Ketty, et je suis bien malheureuse ! " A ce reproche il y a une rÊponse Á laquelle les femmes se trompent toujours ; d'Artagnan rÊpondit de maniÉre que Ketty demeur×t dans la plus grande erreur. Cependant elle pleura beaucoup avant de se dÊcider Á remettre cette lettre Á Milady, mais enfin elle se dÊcida, c'est tout ce que voulait d'Artagnan. D'ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure de chez sa maÏtresse, et qu'en sortant de chez sa maÏtresse il monterait chez elle. Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty. CHAPITRE XXXIV. OU IL EST TRAITE DE L'EQUIPEMENT D'ARAMIS ET DE PORTHOS Depuis que les quatre amis Êtaient chacun Á la chasse de son Êquipement, il n'y avait plus entre eux de rÊunion arrËtÊe. On dÏnait les uns sans les autres, oÝ l'on se trouvait, ou plutÆt oÝ l'on pouvait. Le service, de son cÆtÊ, prenait aussi sa part de ce temps prÊcieux, qui s'Êcoulait si vite. Seulement on Êtait convenu de se trouver une fois la semaine, vers une heure, au logis d'Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu'il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte. C'Êtait le jour mËme oÝ Ketty Êtait venue trouver d'Artagnan chez lui, jour de rÊunion. A peine Ketty fut-elle sortie, que d'Artagnan se dirigea vers la rue FÊrou. Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait quelques vellÊitÊs de revenir Á la soutane. Athos, selon ses habitudes, ne le dissuadait ni ne l'encourageait. Athos Êtait pour qu'on laiss×t Á chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais de conseils qu'on ne les lui demand×t. Encore fallait-il les lui demander deux fois. " En gÊnÊral, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les pas suivre ; ou, si on les a suivis, que pour avoir quelqu'un Á qui l'on puisse faire le reproche de les avoir donnÊs. " Porthos arriva un instant aprÉs d'Artagnan. Les quatre amis se trouvaient donc rÊunis. Les quatre visages exprimaient quatre sentiments diffÊrents : celui de Porthos la tranquillitÊ, celui de d'Artagnan l'espoir, celui d'Aramis l'inquiÊtude, celui d'Athos l'insouciance. Au bout d'un instant de conversation dans laquelle Porthos laissa entrevoir qu'une personne haut placÊe avait bien voulu se charger de le tirer d'embarras, Mousqueton entra. Il venait prier Porthos de passer Á son logis, oÝ, disait-il d'un air fort piteux, sa prÊsence Êtait urgente. " Sont-ce mes Êquipages ? demanda Porthos. -- Oui et non, rÊpondit Mousqueton. -- Mais enfin que veux-tu dire ?... -- Venez, Monsieur. " Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton. Un instant aprÉs, Bazin apparut au seuil de la porte. " Que me voulez-vous, mon ami ? dit Aramis avec cette douceur de langage que l'on remarquait en lui chaque fois que ses idÊes le ramenaient vers l'Eglise... -- Un homme attend Monsieur Á la maison, rÊpond Bazin. -- Un homme ! quel homme ? -- Un mendiant. -- Faites-lui l'aumÆne, Bazin, et dites-lui de prier pour un pauvre pÊcheur. -- Ce mendiant veut Á toute force vous parler, et prÊtend que vous serez bien aise de le voir. -- N'a-t-il rien dit de particulier pour moi ? -- Si fait. " Si M. Aramis, a-t-il dit, hÊsite Á me venir trouver, vous lui annoncerez que j'arrive de Tours. " -- De Tours ? s'Êcria Aramis ; Messieurs, mille pardons, mais sans doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais. " Et, se levant aussitÆt, il s'Êloigna rapidement. RestÉrent Athos et d'Artagnan. " Je crois que ces gaillards-lÁ ont trouvÊ leur affaire. Qu'en pensez- vous, d'Artagnan ? dit Athos. -- Je sais que Porthos Êtait en bon train, dit d'Artagnan ; et quant Á Aramis, Á vrai dire, je n'en ai jamais ÊtÊ sÊrieusement inquiet : mais vous, mon cher Athos, vous qui avez si gÊnÊreusement distribuÊ les pistoles de l'Anglais qui Êtaient votre bien lÊgitime, qu'allez-vous faire ? -- Je suis fort content d'avoir tuÊ ce drÆle, mon enfant, vu que c'est pain bÊnit que de tuer un Anglais : mais si j'avais empochÊ ses pistoles, elles me pÉseraient comme un remords. -- Allons donc, mon cher Athos ! vous avez vraiment des idÊes inconcevables. -- Passons, passons ! Que me disait donc M. de TrÊville, qui me fit l'honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces Anglais suspects que protÉge le cardinal ? -- C'est-Á-dire que je rends visite Á une Anglaise, celle dont je vous ai parlÊ. -- Ah ! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai donnÊ des conseils que naturellement vous vous Ëtes bien gardÊ de suivre. -- Je vous ai donnÊ mes raisons. -- Oui ; vous voyez lÁ votre Êquipement, je crois, Á ce que vous m'avez dit. -- Point du tout ! j'ai acquis la certitude que cette femme Êtait pour quelque chose dans l'enlÉvement de Mme Bonacieux. -- Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous faites la cour Á une autre : c'est le chemin le plus long, mais le plus amusant. " D'Artagnan fut sur le point de tout raconter Á Athos ; mais un point l'arrËta : Athos Êtait un gentilhomme sÊvÉre sur le point d'honneur, et il y avait, dans tout ce petit plan que notre amoureux avait arrËtÊ Á l'endroit de Milady, certaines choses qui, d'avance, il en Êtait sÙr, n'obtiendraient pas l'assentiment du puritain ; il prÊfÊra donc garder le silence, et comme Athos Êtait l'homme le moins curieux de la terre, les confidences de d'Artagnan en Êtaient restÊes lÁ. Nous quitterons donc les deux amis, qui n'avaient rien de bien important Á se dire, pour suivre Aramis. A cette nouvelle, que l'homme qui voulait lui parler arrivait de Tours, nous avons vu avec quelle rapiditÊ le jeune homme avait suivi ou plutÆt devancÊ Bazin ; il ne fit donc qu'un saut de la rue FÊrou Á la rue de Vaugirard. En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille, aux yeux intelligents, mais couvert de haillons. " C'est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire. -- C'est-Á-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui vous appelez ainsi ? -- Moi-mËme : vous avez quelque chose Á me remettre ? -- Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodÊ. -- Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en ouvrant un petit coffret de bois d'ÊbÉne incrustÊ de nacre, le voici, tenez. -- C'est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. " En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait Á son maÏtre, avait rÊglÊ son pas sur le sien, et Êtait arrivÊ presque en mËme temps que lui ; mais cette cÊlÊritÊ ne lui servit pas Á grand-chose ; sur l'invitation du mendiant, son maÏtre lui fit signe de se retirer, et force lui fut d'obÊir. Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui, afin d'Ëtre sÙr que personne ne pouvait ni le voir ni l'entendre, et ouvrant sa veste en haillons mal serrÊe par une ceinture de cuir, il se mit Á dÊcoudre le haut de son pourpoint, d'oÝ il tira une lettre. Aramis jeta un cri de joie Á la vue du cachet, baisa l'Êcriture, et avec un respect presque religieux, il ouvrit l'ÊpÏtre qui contenait ce qui suit : " Ami, le sort veut que nous soyons sÊparÊs quelque temps encore ; mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans retour. Faites votre devoir au camp ; je fais le mien autre part. Prenez ce que le porteur vous remettra ; faites la campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez Á moi, qui baise tendrement vos yeux noirs. " Adieu, ou plutÆt au revoir ! " Le mendiant dÊcousait toujours ; il tira une Á une de ses sales habits cent cinquante doubles pistoles d'Espagne, qu'il aligna sur la table ; puis, il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune homme, stupÊfait, eÙt osÊ lui adresser une parole. Aramis alors relut la lettre, et s'aperÚut que cette lettre avait un post- scriptum . " -- P.--S. -- Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et grand d'Espagne. " " RËves dorÊs ! s'Êcria Aramis. Oh ! la belle vie ! oui, nous sommes jeunes ! Oui, nous aurons encore des jours heureux ! Oh ! Á toi, mon amour, mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, ma belle maÏtresse ! " Et il baisait la lettre avec passion, sans mËme regarder l'or qui Êtincelait sur la table. Bazin gratta Á la porte ; Aramis n'avait plus de raison pour le tenir Á distance ; il lui permit d'entrer. Bazin resta stupÊfait Á la vue de cet or, et oublia qu'il venait annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c'Êtait que le mendiant, venait chez Aramis en sortant de chez Athos. Or, comme d'Artagnan ne se gËnait pas avec Aramis, voyant que Bazin oubliait de l'annoncer, il s'annonÚa lui-mËme. " Ah ! diable, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, si ce sont lÁ les pruneaux qu'on nous envoie de Tours, vous en ferez mon compliment au jardinier qui les rÊcolte. -- Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret : c'est mon libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce poÉme en vers d'une syllabe que j'avais commencÊ lÁ-bas. -- Ah ! vraiment ! dit d'Artagnan ; Eh bien, votre libraire est gÊnÊreux, mon cher Aramis, voilÁ tout ce que je puis vous dire. -- Comment, Monsieur ! s'Êcria Bazin, un poÉme se vend si cher ! c'est incroyable ! Oh ! Monsieur ! vous faites tout ce que vous voulez, vous pouvez devenir l'Êgal de M. de Voiture et de M. de Benserade. J'aime encore cela, moi. Un poÉte, c'est presque un abbÊ. Ah ! Monsieur Aramis, mettez-vous donc poÉte, je vous en prie. -- Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mËlez Á la conversation. " Bazin comprit qu'il Êtait dans son tort ; il baissa la tËte, et sortit. " Ah ! dit d'Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions au poids de l'or : vous Ëtes bien heureux, mon ami ; mais prenez garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque, et qui est sans doute aussi de votre libraire. " Aramis rougit jusqu'au blanc des yeux, renfonÚa sa lettre, et reboutonna son pourpoint. " Mon cher d'Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien, aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche, nous recommencerons aujourd'hui Á dÏner ensemble en attendant que vous soyez riches Á votre tour. -- Ma foi ! dit d'Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps que nous n'avons fait un dÏner convenable ; et comme j'ai pour mon compte une expÊdition quelque peu hasardeuse Á faire ce soir, je ne serais pas f×chÊ, je l'avoue, de me monter un peu la tËte avec quelques bouteilles de vieux bourgogne. -- Va pour le vieux bourgogne ; je ne le dÊteste pas non plus " , dit Aramis, auquel la vue de l'or avait enlevÊ comme avec la main ses idÊes de retraite. Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche pour rÊpondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d'ÊbÉne incrustÊ de nacre, oÝ Êtait dÊjÁ le fameux mouchoir qui lui avait servi de talisman. Les deux amis se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidÉle au serment qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter Á dÏner chez lui : comme il entendait Á merveille les dÊtails gastronomiques, d'Artagnan et Aramis ne firent aucune difficultÊ de lui abandonner ce soin important. Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du Bac, ils rencontrÉrent Mousqueton, qui, d'un air piteux, chassait devant lui un mulet et un cheval. D'Artagnan poussa un cri de surprise, qui n'Êtait pas exempt d'un mÊlange de joie. " Ah ! mon cheval jaune ! s'Êcria-t-il. Aramis, regardez ce cheval ! -- Oh ! l'affreux roussin ! dit Aramis. -- Eh bien, mon cher, reprit d'Artagnan, c'est le cheval sur lequel je suis venu Á Paris. -- Comment, Monsieur connaÏt ce cheval ? dit Mousqueton. -- Il est d'une couleur originale, fit Aramis ; c'est le seul que j'aie jamais vu de ce poil-lÁ. -- Je le crois bien, reprit d'Artagnan, aussi je l'ai vendu trois Êcus, et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne vaut certes pas dix- huit livres. Mais comment ce cheval se trouve-t-il entre tes mains, Mousqueton ? -- Ah ! dit le valet, ne m'en parlez pas, Monsieur, c'est un affreux tour du mari de notre duchesse ! -- Comment cela, Mousqueton ? -- Oui, nous sommes vus d'un trÉs bon oeil par une femme de qualitÊ, la duchesse de... ; mais pardon ! mon maÏtre m'a recommandÊ d'Ëtre discret : elle nous avait forcÊs d'accepter un petit souvenir, un magnifique genet d'Espagne et un mulet andalou, que c'Êtait merveilleux Á voir ; le mari a appris la chose, il a confisquÊ au passage les deux magnifiques bËtes qu'on nous envoyait, et il leur a substituÊ ces horribles animaux ! -- Que tu lui ramÉnes ? dit d'Artagnan. -- Justement ! reprit Mousqueton ; vous comprenez que nous ne pouvons point accepter de pareilles montures en Êchange de celles que l'on nous avait promises. -- Non, pardieu, quoique j'eusse voulu voir Porthos sur mon Bouton- d'Or ; cela m'aurait donnÊ une idÊe de ce que j'Êtais moi-mËme, quand je suis arrivÊ Á Paris. Mais que nous ne t'arrËtions pas, Mousqueton ; va faire la commission de ton maÏtre, va. Est-il chez lui ? -- Oui, Monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez ! " Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que les deux amis allaient sonner Á la porte de l'infortunÊ Porthos. Celui-ci les avait vus traversant la cour, et il n'avait garde d'ouvrir. Ils sonnÉrent donc inutilement. Cependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant le Pont- Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, il atteignit la rue aux Ours. ArrivÊ lÁ, il attacha, selon les ordres de son maÏtre, cheval et mulet au marteau de la porte du procureur ; puis, sans s'inquiÊter de leur sort futur, il s'en revint trouver Porthos et lui annonÚa que sa commission Êtait faite. Au bout d'un certain temps, les deux malheureuses bËtes, qui n'avaient pas mangÊ depuis le matin, firent un tel bruit en soulevant et en laissant retomber le marteau de la porte, que le procureur ordonna Á son saute-ruisseau d'aller s'informer dans le voisinage Á qui appartenaient ce cheval et ce mulet. Mme Coquenard reconnut son prÊsent, et ne comprit rien d'abord Á cette restitution ; mais bientÆt la visite de Porthos l'Êclaira. Le courroux qui brillait dans les yeux du mousquetaire, malgrÊ la contrainte qu'il s'imposait, Êpouvanta la sensible amante. En effet, Mousqueton n'avait point cachÊ Á son maÏtre qu'il avait rencontrÊ d'Artagnan et Aramis, et que d'Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet bÊarnais sur lequel il Êtait venu Á Paris, et qu'il avait vendu trois Êcus. Porthos sortit aprÉs avoir donnÊ rendez-vous Á la procureuse dans le cloÏtre Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos partait, l'invita Á dÏner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air plein de majestÊ. Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloÏtre Saint-Magloire, car elle devinait les reproches qui l'y attendaient ; mais elle Êtait fascinÊe par les grandes faÚons de Porthos. Tout ce qu'un homme blessÊ dans son amour-propre peut laisser tomber d'imprÊcations et de reproches sur la tËte d'une femme, Porthos le laissa tomber sur la tËte courbÊe de la procureuse. " HÊlas ! dit-elle, j'ai fait pour le mieux. Un de nos clients est marchand de chevaux, il devait de l'argent Á l'Êtude, et s'est montrÊ rÊcalcitrant. J'ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu'il nous devait ; il m'avait promis deux montures royales. -- Eh bien ! Madame, dit Porthos, s'il vous devait plus de cinq Êcus, votre maquignon est un voleur. -- Il n'est pas dÊfendu de chercher le bon marchÊ, Monsieur Porthos, dit la procureuse cherchant Á s'excuser. -- Non, Madame, mais ceux qui cherchent le bon marchÊ doivent permettre aux autres de chercher des amis plus gÊnÊreux. " Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer. " Monsieur Porthos ! Monsieur Porthos ! s'Êcria la procureuse, j'ai tort, je le reconnais, je n'aurais pas dÙ marchander quand il s'agissait d'Êquiper un cavalier comme vous ! " Porthos, sans rÊpondre, fit un second pas de retraite. La procureuse crut le voir dans un nuage Êtincelant tout entourÊ de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d'or sous les pieds. " ArrËtez, au nom du Ciel ! Monsieur Porthos, s'Êcria-t-elle, arrËtez et causons. -- Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos. -- Mais, dites-moi, que demandez-vous ? -- Rien, car cela revient au mËme que si je vous demandais quelque chose. " La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l'Êlan de sa douleur, elle s'Êcria : " Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi ; sais-je ce que c'est qu'un cheval ? sais-je ce que c'est que des harnais ? -- Il fallait vous en rapporter Á moi, qui m'y connais, Madame ; mais vous avez voulu mÊnager, et, par consÊquent, prËter Á usure. -- C'est un tort, Monsieur Porthos, et je le rÊparerai sur ma parole d'honneur. -- Et comment cela ? demanda le mousquetaire. -- Ecoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l'a mandÊ. C'est pour une consultation qui durera deux heures au moins, venez, nous serons seuls, et nous ferons nos comptes. -- A la bonne heure ! voilÁ qui est parler, ma chÉre ! -- Vous me pardonnez ? -- Nous verrons " , dit majestueusement Porthos. Et tous deux se sÊparÉrent en se disant : " A ce soir. " " Diable ! pensa Porthos en s'Êloignant, il me semble que je me rapproche enfin du bahut de maÏtre Coquenard. " CHAPITRE XXXV. LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos et par d'Artagnan, arriva enfin. D'Artagnan, comme d'habitude, se prÊsenta vers les neuf heures chez Milady. Il la trouva d'une humeur charmante ; jamais elle ne l'avait si bien reÚu. Notre Gascon vit du premier coup d'oeil que son billet avait ÊtÊ remis, et ce billet faisait son effet. Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maÏtresse lui fit une mine charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire ; mais, hÊlas, la pauvre fille Êtait si triste, qu'elle ne s'aperÚut mËme pas de la bienveillance de Milady. D'Artagnan regardait l'une aprÉs l'autre ces deux femmes, et il Êtait forcÊ de s'avouer que la nature s'Êtait trompÊe en les formant ; Á la grande dame elle avait donnÊ une ×me vÊnale et vile, Á la soubrette elle avait donnÊ le coeur d'une duchesse. A dix heures Milady commenÚa Á paraÏtre inquiÉte, d'Artagnan comprit ce que cela voulait dire ; elle regardait la pendule, se levait, se rasseyait, souriait Á d'Artagnan d'un air qui voulait dire : Vous Ëtes fort aimable sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez ! D'Artagnan se leva et prit son chapeau ; Milady lui donna sa main Á baiser ; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et comprit que c'Êtait par un sentiment non pas de coquetterie, mais de reconnaissance Á cause de son dÊpart. " Elle l'aime diablement " , murmura-t-il. Puis il sortit. Cette fois Ketty ne l'attendait aucunement, ni dans l'antichambre, ni dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallut que d'Artagnan trouv×t tout seul l'escalier et la petite chambre. Ketty Êtait assise la tËte cachÊe dans ses mains, et pleurait. Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la tËte ; le jeune homme alla Á elle et lui prit les mains, alors elle Êclata en sanglots. Comme l'avait prÊsumÊ d'Artagnan, Milady, en recevant la lettre, avait, dans le dÊlire de sa joie, tout dit Á sa suivante ; puis, en rÊcompense de la maniÉre dont cette fois elle avait fait la commission, elle lui avait donnÊ une bourse. Ketty, en rentrant chez elle, avait jetÊ la bourse dans un coin, oÝ elle Êtait restÊe tout ouverte, dÊgorgeant trois ou quatre piÉces d'or sur le tapis. La pauvre fille, Á la voix de d'Artagnan, releva la tËte. D'Artagnan lui- mËme fut effrayÊ du bouleversement de son visage ; elle joignit les mains d'un air suppliant, mais sans oser dire une parole. Si peu sensible que fÙt le coeur de d'Artagnan, il se sentit attendri par cette douleur muette ; mais il tenait trop Á ses projets et surtout Á celui- ci, pour rien changer au programme qu'il avait fait d'avance. Il ne laissa donc Á Ketty aucun espoir de le flÊchir, seulement il lui prÊsenta son action comme une simple vengeance. Cette vengeance, au reste, devenait d'autant plus facile, que Milady, sans doute pour cacher sa rougeur Á son amant, avait recommandÊ Á Ketty d'Êteindre toutes les lumiÉres dans l'appartement, et mËme dans sa chambre, Á elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir, toujours dans l'obscuritÊ. Au bout d'un instant on entendit Milady qui rentrait dans sa chambre. D'Artagnan s'ÊlanÚa aussitÆt dans son armoire. A peine y Êtait-il blotti que la sonnette se fit entendre. Ketty entra chez sa maÏtresse, et ne laissa point la porte ouverte ; mais la cloison Êtait si mince, que l'on entendait Á peu prÉs tout ce qui se disait entre les deux femmes. Milady semblait ivre de joie, elle se faisait rÊpÊter par Ketty les moindres dÊtails de la prÊtendue entrevue de la soubrette avec de Wardes, comment il avait reÚu sa lettre, comment il avait rÊpondu, quelle Êtait l'expression de son visage, s'il paraissait bien amoureux ; et Á toutes ces questions la pauvre Ketty, forcÊe de faire bonne contenance, rÊpondait d'une voix ÊtouffÊe dont sa maÏtresse ne remarquait mËme pas l'accent douloureux, tant le bonheur est ÊgoÐste. Enfin, comme l'heure de son entretien avec le comte approchait, Milady fit en effet tout Êteindre chez elle, et ordonna Á Ketty de rentrer dans sa chambre, et d'introduire de Wardes aussitÆt qu'il se prÊsenterait. L'attente de Ketty ne fut pas longue. A peine d'Artagnan eut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout l'appartement Êtait dans l'obscuritÊ, qu'il s'ÊlanÚa de sa cachette au moment mËme oÝ Ketty refermait la porte de communication. " Qu'est-ce que ce bruit ? demanda Milady. -- C'est moi, dit d'Artagnan Á demi-voix ; moi, le comte de Wardes. -- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n'a pas mËme pu attendre l'heure qu'il avait fixÊe lui-mËme ! -- Eh bien, dit Milady d'une voix tremblante, pourquoi n'entre-t-il pas ? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends ! " A cet appel, d'Artagnan Êloigna doucement Ketty et s'ÊlanÚa dans la chambre de Milady. Si la rage et la douleur doivent torturer une ×me, c'est celle de l'amant qui reÚoit sous un nom qui n'est pas le sien des protestations d'amour qui s'adressent Á son heureux rival. D'Artagnan Êtait dans une situation douloureuse qu'il n'avait pas prÊvue, la jalousie le mordait au coeur, et il souffrait presque autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce mËme moment dans la chambre voisine. " Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui serrant tendrement la main dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l'amour que vos regards et vos paroles m'ont exprimÊ chaque fois que nous nous sommes rencontrÊs. Moi aussi, je vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque gage de vous qui me prouve que vous pensez Á moi, et comme vous pourriez m'oublier, tenez. " Et elle passa une bague de son doigt Á celui de d'Artagnan. D'Artagnan se rappela avoir vu cette bague Á la main de Milady : c'Êtait un magnifique saphir entourÊ de brillants. Le premier mouvement de d'Artagnan fut de le lui rendre, mais Milady ajouta : " Non, non ; gardez cette bague pour l'amour de moi. Vous me rendez d'ailleurs, en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix Êmue, un service bien plus grand que vous ne sauriez l'imaginer. " " Cette femme est pleine de mystÉres " , murmura en lui-mËme d'Artagnan. En ce moment il se sentit prËt Á tout rÊvÊler. Il ouvrit la bouche pour dire Á Milady qui il Êtait, et dans quel but de vengeance il Êtait venu, mais elle ajouta : " Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! " Le monstre, c'Êtait lui. " Oh ! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font encore souffrir ? -- Oui, beaucoup, dit d'Artagnan, qui ne savait trop que rÊpondre. -- Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi et cruellement ! " " Peste ! se dit d'Artagnan, le moment des confidences n'est pas encore venu. " Il fallut quelque temps Á d'Artagnan pour se remettre de ce petit dialogue : mais toutes les idÊes de vengeance qu'il avait apportÊes s'Êtaient complÉtement Êvanouies. Cette femme exerÚait sur lui une incroyable puissance, il la haÐssait et l'adorait Á la fois, il n'avait jamais cru que deux sentiments si contraires pussent habiter dans le mËme coeur, et en se rÊunissant, former un amour Êtrange et en quelque sorte diabolique. Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se sÊparer ; d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu'un vif regret de s'Êloigner, et, dans l'adieu passionnÊ qu'ils s'adressÉrent rÊciproquement, une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty espÊrait pouvoir adresser quelques mots Á d'Artagnan lorsqu'il passerait dans sa chambre ; mais Milady le reconduisit elle-mËme dans l'obscuritÊ et ne le quitta que sur l'escalier. Le lendemain au matin, d'Artagnan courut chez Athos. Il Êtait engagÊ dans une si singuliÉre aventure qu'il voulait lui demander conseil. Il lui raconta tout : Athos fronÚa plusieurs fois le sourcil. " Votre Milady, lui dit-il, me paraÏt une crÊature inf×me, mais vous n'en avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilÁ d'une faÚon ou d'une autre une ennemie terrible sur les bras. " Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir entourÊ de diamants qui avait pris au doigt de d'Artagnan la place de la bague de la reine, soigneusement remise dans un Êcrin. " Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux d'Êtaler aux regards de ses amis un si riche prÊsent. -- Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille. -- Elle est belle, n'est-ce pas ? dit d'Artagnan. -- Magnifique ! rÊpondit Athos ; je ne croyais pas qu'il exist×t deux saphirs d'une si belle eau. L'avez-vous donc troquÊe contre votre diamant ? -- Non, dit d'Artagnan ; c'est un cadeau de ma belle Anglaise, ou plutÆt de ma belle FranÚaise : car, quoique je ne le lui aie point demandÊ, je suis convaincu qu'elle est nÊe en France. -- Cette bague vous vient de Milady ? s'Êcria Athos avec une voix dans laquelle il Êtait facile de distinguer une grande Êmotion. -- D'elle-mËme ; elle me l'a donnÊe cette nuit. -- Montrez-moi donc cette bague, dit Athos. -- La voici " , rÊpondit d'Artagnan en la tirant de son doigt. Athos l'examina et devint trÉs p×le, puis il l'essaya Á l'annulaire de sa main gauche ; elle allait Á ce doigt comme si elle eÙt ÊtÊ faite pour lui. Un nuage de colÉre et de vengeance passa sur le front ordinairement calme du gentilhomme. " Il est impossible que ce soit la mËme, dit-il ; comment cette bague se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick ? Et cependant il est bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance. -- Connaissez-vous cette bague ? demanda d'Artagnan. -- J'avais cru la reconnaÏtre, dit Athos, mais sans doute que je me trompais. " Et il la rendit Á d'Artagnan, sans cesser cependant de la regarder. " Tenez, dit-il au bout d'un instant, d'Artagnan, Ætez cette bague de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans ; elle me rappelle de si cruels souvenirs, que je n'aurais pas ma tËte pour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me demander des conseils, ne me disiez-vous point que vous Êtiez embarrassÊ sur ce que vous deviez faire ?... Mais attendez... rendez-moi ce saphir : celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces ÊraillÊe par suite d'un accident. " D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit Á Athos. Athos tressaillit : " Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas Êtrange ? " Et il montrait Á d'Artagnan cette Êgratignure qu'il se rappelait devoir exister. " Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ? -- De ma mÉre, qui le tenait de sa mÉre Á elle. Comme je vous le dis, c'est un vieux bijou... qui ne devait jamais sortir de la famille. -- Et vous l'avez... vendu ? demanda avec hÊsitation d'Artagnan. -- Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l'ai donnÊ pendant une nuit d'amour, comme il vous a ÊtÊ donnÊ Á vous. " D'Artagnan resta pensif Á son tour, il lui semblait voir dans l'×me de Milady des abÏmes dont les profondeurs Êtaient sombres et inconnues. Il remit la bague non pas Á son doigt, mais dans sa poche. " Ecoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous aime, d'Artagnan ; j'aurais un fils que je ne l'aimerais pas plus que vous. Eh bien, croyez-moi, renoncez Á cette femme. Je ne la connais pas, mais une espÉce d'intuition me dit que c'est une crÊature perdue, et qu'il y a quelque chose de fatal en elle. -- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en sÊpare ; je vous avoue que cette femme m'effraie moi-mËme. -- Aurez-vous ce courage ? dit Athos. -- Je l'aurai, rÊpondit d'Artagnan, et Á l'instant mËme. -- Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle ; que Dieu veuille que cette femme, qui est Á peine entrÊe dans votre vie, n'y laisse pas une trace funeste ! " Et Athos salua d'Artagnan de la tËte, en homme qui veut faire comprendre qu'il n'est pas f×chÊ de rester seul avec ses pensÊes. En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait. Un mois de fiÉvre n'eÙt pas plus changÊ la pauvre enfant qu'elle ne l'Êtait pour cette nuit d'insomnie et de douleur. Elle Êtait envoyÊe par sa maÏtresse au faux de Wardes. Sa maÏtresse Êtait folle d'amour, ivre de joie : elle voulait savoir quand le comte lui donnerait une seconde entrevue. Et la pauvre Ketty, p×le et tremblante, attendait la rÊponse de d'Artagnan. Athos avait une grande influence sur le jeune homme : les conseils de son ami joints aux cris de son propre coeur l'avaient dÊterminÊ, maintenant que son orgueil Êtait sauvÊ et sa vengeance satisfaite, Á ne plus revoir Milady. Pour toute rÊponse il prit donc une plume et Êcrivit la lettre suivante : " Ne comptez pas sur moi, Madame, pour le prochain rendez-vous : depuis ma convalescence j'ai tant d'occupations de ce genre qu'il m'a fallu y mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j'aurai l'honneur de vous en faire part. " Je vous baise les mains. " Comte DE WARDES. " Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il garder une arme contre Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une derniÉre ressource pour l'Êquipement ? On aurait tort au reste de juger les actions d'une Êpoque au point de vue d'une autre Êpoque. Ce qui aujourd'hui serait regardÊ comme une honte pour un galant homme Êtait dans ce temps une chose toute simple et toute naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en gÊnÊral entretenir par leurs maÏtresses. D'Artagnan passa sa lettre tout ouverte Á Ketty, qui la lut d'abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une seconde fois. Ketty ne pouvait croire Á ce bonheur : d'Artagnan fut forcÊ de lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par Êcrit ; et quel que fÙt, avec le caractÉre emportÊ de Milady, le danger que courÙt la pauvre enfant Á remettre ce billet Á sa maÏtresse, elle n'en revint pas moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes. Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d'une rivale. Milady ouvrit la lettre avec un empressement Êgal Á celui que Ketty avait mis Á l'apporter, mais au premier mot qu'elle lut, elle devint livide ; puis elle froissa le papier ; puis elle se retourna avec un Êclair dans les yeux du cÆtÊ de Ketty. " Qu'est-ce que cette lettre ? dit-elle. -- Mais c'est la rÊponse Á celle de Madame, rÊpondit Ketty toute tremblante. -- Impossible ! s'Êcria Milady ; impossible qu'un gentilhomme ait Êcrit Á une femme une pareille lettre ! " Puis tout Á coup tressaillant : " Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... " Et elle s'arrËta. Ses dents grinÚaient, elle Êtait couleur de cendre : elle voulut faire un pas vers la fenËtre pour aller chercher de l'air ; mais elle ne put qu'Êtendre les bras, les jambes lui manquÉrent, et elle tomba sur un fauteuil. Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se prÊcipita pour ouvrir son corsage. Mais Milady se releva vivement : " Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur moi ? -- J'ai pensÊ que Madame se trouvait mal et j'ai voulu lui porter secours, rÊpondit la suivante tout ÊpouvantÊe de l'expression terrible qu'avait prise la figure de sa maÏtresse. -- Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-vous pour une femmelette ? Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez- vous ! " Et de la main elle fit signe Á Ketty de sortir. CHAPITRE XXXVI. REVE DE VENGEANCE Le soir Milady donna l'ordre d'introduire M. d'Artagnan aussitÆt qu'il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas. Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta tout ce qui s'Êtait passÊ la veille : d'Artagnan sourit ; cette jalouse colÉre de Milady, c'Êtait sa vengeance. Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela l'ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille elle l'attendit inutilement. Le lendemain Ketty se prÊsenta chez d'Artagnan, non plus joyeuse et alerte comme les deux jours prÊcÊdents, mais au contraire triste Á mourir. D'Artagnan demanda Á la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais celle-ci, pour toute rÊponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit. Cette lettre Êtait de l'Êcriture de Milady : seulement cette fois elle Êtait bien Á l'adresse de d'Artagnan et non Á celle de M. de Wardes. Il l'ouvrit et lut ce qui suit : " Cher Monsieur d'Artagnan, c'est mal de nÊgliger ainsi ses amis, surtout au moment oÝ l'on va les quitter pour si longtemps. Mon beau- frÉre et moi nous avons attendu hier et avant-hier inutilement. En sera- t-il de mËme ce soir ? " Votre bien reconnaissante, " LADY CLARICK. " " C'est tout simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais Á cette lettre. Mon crÊdit hausse de la baisse du comte de Wardes. -- Est-ce que vous irez ? demanda Ketty. -- Ecoute, ma chÉre enfant, dit le Gascon, qui cherchait Á s'excuser Á ses propres yeux de manquer Á la promesse qu'il avait faite Á Athos, tu comprends qu'il serait impolitique de ne pas se rendre Á une invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien Á l'interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et qui peut dire jusqu'oÝ irait la vengeance d'une femme de cette trempe ? -- Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez prÊsenter les choses de faÚon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour ; et si cette fois vous alliez lui plaire sous votre vÊritable nom et votre vrai visage, ce serait bien pis que la premiÉre fois ! " L'instinct faisait deviner Á la pauvre fille une partie de ce