nce pour le jeune mousquetaire. -- Il faut prÊvenir la reine. -- Ah ! ma foi, oui, s'ÊcriÉrent ensemble Porthos et d'Artagnan ; je crois que nous touchons au moyen. -- PrÊvenir la reine ! dit Athos, et comment cela ? Avons-nous des relations Á la cour ? Pouvons-nous envoyer quelqu'un Á Paris sans qu'on le sache au camp ? D'ici Á Paris il y a cent quarante lieues ; notre lettre ne sera pas Á Angers que nous serons au cachot, nous. -- Quant Á ce qui est de faire remettre sÙrement une lettre Á Sa MajestÊ, proposa Aramis en rougissant, moi, je m'en charge ; je connais Á Tours une personne adroite... " Aramis s'arrËta en voyant sourire Athos. " Eh bien, vous n'adoptez pas ce moyen, Athos ? dit d'Artagnan. -- Je ne le repousse pas tout Á fait, dit Athos, mais je voulais seulement faire observer Á Aramis qu'il ne peut quitter le camp ; que tout autre qu'un de nous n'est pas sÙr ; que, deux heures aprÉs que le messager sera parti, tous les capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs du cardinal sauront votre lettre par coeur, et qu'on arrËtera vous et votre adroite personne. -- Sans compter, objecta Porthos, que la reine sauvera M. de Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres. -- Messieurs, dit d'Artagnan, ce qu'objecte Porthos est plein de sens. -- Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la ville ? dit Athos. -- On bat la gÊnÊrale. " Les quatre amis ÊcoutÉrent, et le bruit du tambour parvint effectivement jusqu'Á eux. " Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un rÊgiment tout entier, dit Athos. -- Vous ne comptez pas tenir contre un rÊgiment tout entier ? dit Porthos. -- Pourquoi pas ? dit le mousquetaire, je me sens en train ; et je tiendrais devant une armÊe, si nous avions seulement eu la prÊcaution de prendre une douzaine de bouteilles en plus. -- Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d'Artagnan. -- Laissez-le se rapprocher, dit Athos ; il y a pour un quart d'heure de chemin d'ici Á la ville, et par consÊquent de la ville ici. C'est plus de temps qu'il ne nous en faut pour arrËter notre plan ; si nous nous en allons d'ici, nous ne retrouverons jamais un endroit aussi convenable. Et tenez, justement, Messieurs, voilÁ la vraie idÊe qui me vient. -- Dites alors. -- Permettez que je donne Á Grimaud quelques ordres indispensables. " Athos fit signe Á son valet d'approcher. " Grimaud, dit Athos, en montrant les morts qui gisaient dans le bastion, vous allez prendre ces Messieurs, vous allez les dresser contre la muraille, vous leur mettrez leur chapeau sur la tËte et leur fusil Á la main. -- O grand homme ! s'Êcria d'Artagnan, je te comprends. -- Vous comprenez ? dit Porthos. -- Et toi, comprends-tu, Grimaud ? " demanda Aramis. Grimaud fit signe que oui. " C'est tout ce qu'il faut, dit Athos, revenons Á mon idÊe. -- Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos. -- C'est inutile. -- Oui, oui, l'idÊe d'Athos, dirent en mËme temps d'Artagnan et Aramis. -- Cette Milady, cette femme, cette crÊature, ce dÊmon, a un beau- frÉre, Á ce que vous m'avez dit, je crois, d'Artagnan. -- Oui, je le connais beaucoup mËme, et je crois aussi qu'il n'a pas une grande sympathie pour sa belle-soeur. -- Il n'y a pas de mal Á cela, rÊpondit Athos, et il la dÊtesterait que cela n'en vaudrait que mieux. -- En ce cas nous sommes servis Á souhait. -- Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce que fait Grimaud. -- Silence, Porthos ! dit Aramis. -- Comment se nomme ce beau-frÉre ? -- Lord de Winter. -- OÝ est-il maintenant ? -- Il est retournÊ Á Londres au premier bruit de guerre. -- Eh bien, voilÁ justement l'homme qu'il nous faut, dit Athos, c'est celui qu'il nous convient de prÊvenir ; nous lui ferons savoir que sa belle-soeur est sur le point d'assassiner quelqu'un, et nous le prierons de ne pas la perdre de vue. Il y a bien Á Londres, je l'espÉre, quelque Êtablissement dans le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties ; il y fait mettre sa belle-soeur, et nous sommes tranquilles. -- Oui, dit d'Artagnan, jusqu'Á ce qu'elle en sorte. -- Ah ! ma foi, reprit Athos, vous en demandez trop, d'Artagnan, je vous ai donnÊ tout ce que j'avais et je vous prÊviens que c'est le fond de mon sac. -- Moi, je trouve que c'est ce qu'il y a de mieux, dit Aramis ; nous prÊvenons Á la fois la reine et Lord de Winter. -- Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre Á Tours et la lettre Á Londres ? -- Je rÊponds de Bazin, dit Aramis. -- Et moi de Planchet, continua d'Artagnan. -- En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du camp, nos laquais peuvent le quitter. -- Sans doute, dit Aramis, et dÉs aujourd'hui nous Êcrivons les lettres, nous leur donnons de l'argent, et ils partent. -- Nous leur donnons de l'argent ? reprit Athos, vous en avez donc, de l'argent ? " Les quatre amis se regardÉrent, et un nuage passa sur les fronts qui s'Êtaient un instant Êclaircis. " Alerte ! cria d'Artagnan, je vois des points noirs et des points rouges qui s'agitent lÁ-bas ; que disiez-vous donc d'un rÊgiment, Athos ? c'est une vÊritable armÊe. -- Ma foi, oui, dit Athos, les voilÁ. Voyez-vous les sournois qui venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as fini, Grimaud ? " Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de morts qu'il avait placÊs dans les attitudes les plus pittoresques : les uns au port d'armes, les autres ayant l'air de mettre en joue, les autres l'ÊpÊe Á la main. " Bravo ! reprit Athos, voilÁ qui fait honneur Á ton imagination. -- C'est Êgal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre. -- DÊcampons d'abord, interrompit d'Artagnan, tu comprendras aprÉs. -- Un instant, Messieurs, un instant ! donnons le temps Á Grimaud de desservir. -- Ah ! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges qui grandissent fort visiblement et je suis de l'avis de d'Artagnan ; je crois que nous n'avons pas de temps Á perdre pour regagner notre camp. -- Ma foi, dit Athos, je n'ai plus rien contre la retraite : nous avions pariÊ pour une heure, nous sommes restÊs une heure et demie ; il n'y a rien Á dire ; partons, Messieurs, partons. " Grimaud avait dÊjÁ pris les devants avec le panier et la desserte. Les quatre amis sortirent derriÉre lui et firent une dizaine de pas. " Eh ! s'Êcria Athos, que diable faisons-nous, Messieurs ? -- Avez-vous oubliÊ quelque chose ? demanda Aramis. -- Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau aux mains de l'ennemi, mËme quand ce drapeau ne serait qu'une serviette. " Et Athos s'ÊlanÚa dans le bastion, monta sur la plate-forme, et enleva le drapeau ; seulement comme les Rochelois Êtaient arrivÊs Á portÊe de mousquet, ils firent un feu terrible sur cet homme, qui, comme par plaisir, allait s'exposer aux coups. Mais on eÙt dit qu'Athos avait un charme attachÊ Á sa personne, les balles passÉrent en sifflant tout autour de lui, pas une ne le toucha. Athos agita son Êtendard en tournant le dos aux gens de la ville et en saluant ceux du camp. Des deux cÆtÊs de grands cris retentirent, d'un cÆtÊ des cris de colÉre, de l'autre des cris d'enthousiasme. Une seconde dÊcharge suivit la premiÉre, et trois balles, en la trouant, firent rÊellement de la serviette un drapeau. On entendit les clameurs de tout le camp qui criait : " Descendez, descendez ! " Athos descendit ; ses camarades, qui l'attendaient avec anxiÊtÊ, le virent paraÏtre avec joie. " Allons, Athos, allons, dit d'Artagnan, allongeons, allongeons ; maintenant que nous avons tout trouvÊ, exceptÊ l'argent, il serait stupide d'Ëtre tuÊs. " Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque observation que pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant toute observation inutile, rÊglÉrent leur pas sur le sien. Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trouvaient tous deux hors d'atteinte. Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade enragÊe. " Qu'est-ce que cela ? demanda Porthos, et sur quoi tirent-ils ? Je n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne. -- Ils tirent sur nos morts, rÊpondit Athos. -- Mais nos morts ne rÊpondront pas. -- Justement ; alors ils croiront Á une embuscade, ils dÊlibÊreront ; ils enverront un parlementaire, et quand ils s'apercevront de la plaisanterie, nous serons hors de la portÊe des balles. VoilÁ pourquoi il est inutile de gagner une pleurÊsie en nous pressant. -- Oh ! je comprends, s'Êcria Porthos ÊmerveillÊ. -- C'est bien heureux ! " dit Athos en haussant les Êpaules. De leur cÆtÊ, les FranÚais, en voyant revenir les quatre amis au pas, poussaient des cris d'enthousiasme. Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois les balles vinrent s'aplatir sur les cailloux autour des quatre amis et siffler lugubrement Á leurs oreilles. Les Rochelois venaient enfin de s'emparer du bastion. " Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien en avons-nous tuÊ ? douze ? -- Ou quinze. -- Combien en avons-nous ÊcrasÊ ? -- Huit ou dix. -- Et en Êchange de tout cela pas une Êgratignure ? Ah ! si fait ! Qu'avez-vous donc lÁ Á la main, d'Artagnan ? du sang, ce me semble ? -- Ce n'est rien, dit d'Artagnan. -- Une balle perdue ? -- Pas mËme. -- Qu'est-ce donc alors ? " Nous l'avons dit, Athos aimait d'Artagnan comme son enfant, et ce caractÉre sombre et inflexible avait parfois pour le jeune homme des sollicitudes de pÉre. " Une Êcorchure, reprit d'Artagnan ; mes doigts ont ÊtÊ pris entre deux pierres, celle du mur et celle de ma bague ; alors la peau s'est ouverte. -- VoilÁ ce que c'est que d'avoir des diamants, mon maÏtre, dit dÊdaigneusement Athos. -- Ah ÚÁ, mais, s'Êcria Porthos, il y a un diamant en effet, et pourquoi diable alors, puisqu'il y a un diamant, nous plaignons-nous de ne pas avoir d'argent ? -- Tiens, au fait ! dit Aramis. -- A la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci voilÁ une idÊe. -- Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant sur le compliment d'Athos, puisqu'il y a un diamant, vendons-le. -- Mais, dit d'Artagnan, c'est le diamant de la reine. -- Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de Buckingham son amant, rien de plus juste ; la reine nous sauvant, nous ses amis, rien de plus moral : vendons le diamant. Qu'en pense Monsieur l'abbÊ ? Je ne demande pas l'avis de Porthos, il est donnÊ. -- Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant pas d'une maÏtresse, et par consÊquent n'Êtant pas un gage d'amour, d'Artagnan peut la vendre. -- Mon cher, vous parlez comme la thÊologie en personne. Ainsi votre avis est ?... -- De vendre le diamant, rÊpondit Aramis. -- Eh bien, dit gaiement d'Artagnan, vendons le diamant et n'en parlons plus. " La fusillade continuait, mais les amis Êtaient hors de portÊe, et les Rochelois ne tiraient plus que pour l'acquit de leur conscience. " Ma foi, dit Athos, il Êtait temps que cette idÊe vÏnt Á Porthos ; nous voici au camp. Ainsi, Messieurs, pas un mot de plus sur cette affaire. On nous observe, on vient Á notre rencontre, nous allons Ëtre portÊs en triomphe. " En effet, comme nous l'avons dit, tout le camp Êtait en Êmoi ; plus de deux mille personnes avaient assistÊ, comme Á un spectacle, Á l'heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie dont on Êtait bien loin de soupÚonner le vÊritable motif. On n'entendait que le cri de : Vivent les gardes ! Vivent les mousquetaires ! M. de Busigny Êtait venu le premier serrer la main Á Athos et reconnaÏtre que le pari Êtait perdu. Le dragon et le Suisse l'avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon et le Suisse. C'Êtaient des fÊlicitations, des poignÊes de main, des embrassades Á n'en plus finir, des rires inextinguibles Á l'endroit des Rochelois ; enfin, un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu'il y avait Êmeute et envoya La HoudiniÉre, son capitaine des gardes, s'informer de ce qui se passait. La chose fut racontÊe au messager avec toute l'efflorescence de l'enthousiasme. " Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La HoudiniÉre. -- Eh bien, Monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousquetaires et un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d'aller dÊjeuner au bastion Saint-Gervais, et qui, tout en dÊjeunant, ont tenu lÁ deux heures contre l'ennemi, et ont tuÊ je ne sais combien de Rochelois. -- Vous Ëtes-vous informÊ du nom de ces trois mousquetaires ? -- Oui, Monseigneur. -- Comment les appelle-t-on ? -- Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis. -- Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le garde ? -- M. d'Artagnan. -- Toujours mon jeune drÆle ! DÊcidÊment il faut que ces quatre hommes soient Á moi. " Le soir mËme, le cardinal parla Á M. de TrÊville de l'exploit du matin, qui faisait la conversation de tout le camp. M. de TrÊville, qui tenait le rÊcit de l'aventure de la bouche mËme de ceux qui en Êtaient les hÊros, la raconta dans tous ses dÊtails Á Son Eminence, sans oublier l'Êpisode de la serviette. " C'est bien, Monsieur de TrÊville, dit le cardinal, faites-moi tenir cette serviette, je vous prie. J'y ferai broder trois fleurs de lys d'or, et je la donnerai pour guidon Á votre compagnie. -- Monseigneur, dit M. de TrÊville, il y aura injustice pour les gardes : M. d'Artagnan n'est pas Á moi, mais Á M. des Essarts. -- Eh bien, prenez-le, dit le cardinal ; il n'est pas juste que, puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne servent pas dans la mËme compagnie. " Le mËme soir, M. de TrÊville annonÚa cette bonne nouvelle aux trois mousquetaires et Á d'Artagnan, en les invitant tous les quatre Á dÊjeuner le lendemain. D'Artagnan ne se possÊdait pas de joie. On le sait, le rËve de toute sa vie avait ÊtÊ d'Ëtre mousquetaire. Les trois amis Êtaient fort joyeux. " Ma foi ! dit d'Artagnan Á Athos, tu as eu une triomphante idÊe, et, comme tu l'as dit, nous y avons acquis de la gloire, et nous avons pu lier une conversation de la plus haute importance. -- Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que personne nous soupÚonne ; car, avec l'aide de Dieu, nous allons passer dÊsormais pour des cardinalistes. " Le mËme soir, d'Artagnan alla prÊsenter ses hommages Á M. des Essarts, et lui faire part de l'avancement qu'il avait obtenu. M. des Essarts, qui aimait beaucoup d'Artagnan, lui fit alors ses offres de service : ce changement de corps amenant des dÊpenses d'Êquipement. D'Artagnan refusa ; mais, trouvant l'occasion bonne, il le pria de faire estimer le diamant qu'il lui remit, et dont il dÊsirait faire de l'argent. Le lendemain, Á huit heures du matin, le valet de M. des Essarts entra chez d'Artagnan, et lui remit un sac d'or contenant sept mille livres. C'Êtait le prix du diamant de la reine. CHAPITRE XLVIII. AFFAIRE DE FAMILLE Athos avait trouvÊ le mot : affaire de famille . Une affaire de famille n'Êtait point soumise Á l'investigation du cardinal ; une affaire de famille ne regardait personne ; on pouvait s'occuper devant tout le monde d'une affaire de famille. Ainsi, Athos avait trouvÊ le mot : affaire de famille. Aramis avait trouvÊ l'idÊe : les laquais. Porthos avait trouvÊ le moyen : le diamant. D'Artagnan seul n'avait rien trouvÊ, lui ordinairement le plus inventif des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul de Milady le paralysait. Ah ! si ; nous nous trompons : il avait trouvÊ un acheteur pour le diamant. Le dÊjeuner chez M. de TrÊville fut d'une gaietÊ charmante. D'Artagnan avait dÊjÁ son uniforme ; comme il Êtait Á peu prÉs de la mËme taille qu'Aramis, et qu'Aramis, largement payÊ, comme on se le rappelle, par le libraire qui lui avait achetÊ son poÉme, avait fait tout en double, il avait cÊdÊ Á son ami un Êquipement complet. D'Artagnan eÙt ÊtÊ au comble de ses voeux, s'il n'eÙt point vu pointer Milady, comme un nuage sombre Á l'horizon. AprÉs dÊjeuner, on convint qu'on se rÊunirait le soir au logis d'Athos, et que lÁ on terminerait l'affaire. D'Artagnan passa la journÊe Á montrer son habit de mousquetaire dans toutes les rues du camp. Le soir, Á l'heure dite, les quatre amis se rÊunirent : il ne restait plus que trois choses Á dÊcider : Ce qu'on Êcrirait au frÉre de Milady ; Ce qu'on Êcrirait Á la personne adroite de Tours ; Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres. Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrÊtion de Grimaud, qui ne parlait que lorsque son maÏtre lui dÊcousait la bouche ; Porthos vantait la force de Mousqueton, qui Êtait de taille Á rosser quatre hommes de complexion ordinaire ; Aramis, confiant dans l'adresse de Bazin, faisait un Êloge pompeux de son candidat ; enfin, d'Artagnan avait foi entiÉre dans la bravoure de Planchet, et rappelait de quelle faÚon il s'Êtait conduit dans l'affaire Êpineuse de Boulogne. Ces quatre vertus disputÉrent longtemps le prix, et donnÉrent lieu Á de magnifiques discours, que nous ne rapporterons pas ici, de peur qu'ils ne fassent longueur. " Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu'on enverra possÊd×t en lui seul les quatre qualitÊs rÊunies. -- Mais oÝ rencontrer un pareil laquais ? -- Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc Grimaud. -- Prenez Mousqueton. -- Prenez Bazin. -- Prenez Planchet ; Planchet est brave et adroit : c'est dÊjÁ deux qualitÊs sur quatre. -- Messieurs, dit Aramis, le principal n'est pas de savoir lequel de nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le plus adroit ou le plus brave ; le principal est de savoir lequel aime le plus l'argent. -- Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il faut spÊculer sur les dÊfauts des gens et non sur leurs vertus : Monsieur l'abbÊ, vous Ëtes un grand moraliste ! -- Sans doute, rÊpliqua Aramis ; car non seulement nous avons besoin d'Ëtre bien servis pour rÊussir, mais encore pour ne pas Êchouer ; car, en cas d'Êchec, il y va de la tËte, non pas pour les laquais... -- Plus bas, Aramis ! dit Athos. -- C'est juste, non pas pour les laquais, reprit Aramis, mais pour le maÏtre, et mËme pour les maÏtres ! Nos valets nous sont-ils assez dÊvouÊs pour risquer leur vie pour nous ? Non. -- Ma foi, dit d'Artagnan, je rÊpondrais presque de Planchet, moi. -- Eh bien, mon cher ami, ajoutez Á son dÊvouement naturel une bonne somme qui lui donne quelque aisance, et alors, au lieu d'en rÊpondre une fois, rÊpondez-en deux. -- Eh ! bon Dieu ! vous serez trompÊs tout de mËme, dit Athos, qui Êtait optimiste quand il s'agissait des choses, et pessimiste quand il s'agissait des hommes. Ils promettront tout pour avoir de l'argent, et en chemin la peur les empËchera d'agir. Une fois pris, on les serrera ; serrÊs, ils avoueront. Que diable ! nous ne sommes pas des enfants ! Pour aller en Angleterre (Athos baissa la voix), il faut traverser toute la France, semÊe d'espions et de crÊatures du cardinal ; il faut une passe pour s'embarquer ; il faut savoir l'anglais pour demander son chemin Á Londres. Tenez, je vois la chose bien difficile. -- Mais point du tout, dit d'Artagnan, qui tenait fort Á ce que la chose s'accomplÏt ; je la vois facile, au contraire, moi. Il va sans dire, parbleu ! que si l'on Êcrit Á Lord de Winter des choses par-dessus les maisons, des horreurs du cardinal... -- Plus bas ! dit Athos. -- Des intrigues et des secrets d'Etat, continua d'Artagnan en se conformant Á la recommandation, il va sans dire que nous serons tous rouÊs vifs ; mais, pour Dieu, n'oubliez pas, comme vous l'avez dit vous-mËme, Athos, que nous lui Êcrivons pour affaire de famille ; que nous lui Êcrivons Á cette seule fin qu'il mette Milady, dÉs son arrivÊe Á Londres, hors d'Êtat de nous nuire. Je lui Êcrirai donc une lettre Á peu prÉs en ces termes : -- Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique. -- " Monsieur et cher ami... " -- Ah ! oui ; cher ami, Á un Anglais, interrompit Athos ; bien commencÊ ! bravo, d'Artagnan ! Rien qu'avec ce mot-lÁ vous serez ÊcartelÊ, au lieu d'Ëtre rouÊ vif. -- Eh bien, soit ; je dirai donc " Monsieur ", tout court. -- Vous pouvez mËme dire " Milord ", reprit Athos, qui tenait fort aux convenances. -- " Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chÉvres du Luxembourg ? " -- Bon ! le Luxembourg Á prÊsent ! On croira que c'est une allusion Á la reine mÉre ! VoilÁ qui est ingÊnieux, dit Athos. -- Eh bien, nous mettrons tout simplement : " Milord, vous souvient-il de certain petit enclos oÝ l'on vous sauva la vie ? " -- Mon cher d'Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais qu'un fort mauvais rÊdacteur : " OÝ l'on vous sauva la vie ! " Fi donc ! ce n'est pas digne. On ne rappelle pas ces services-lÁ Á un galant homme. Bienfait reprochÊ, offense faite. -- Ah ! mon cher, dit d'Artagnan, vous Ëtes insupportable, et s'il faut Êcrire sous votre censure, ma foi, j'y renonce. -- Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l'ÊpÊe, mon cher, vous vous tirez galamment des deux exercices ; mais passez la plume Á M. l'abbÊ, cela le regarde. -- Ah ! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume Á Aramis, qui Êcrit des thÉses en latin, lui. -- Eh bien soit ! dit d'Artagnan, rÊdigez-nous cette note, Aramis ; mais, de par notre Saint-PÉre le pape ! tenez-vous serrÊ, car je vous Êpluche Á mon tour, je vous en prÊviens. -- Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naÐve confiance que tout poÉte a en lui-mËme ; mais qu'on me mette au courant : j'ai bien ouÐ dire, de-ci, de-lÁ, que cette belle-soeur Êtait une coquine, j'en ai mËme acquis la preuve en Êcoutant sa conversation avec le cardinal. -- Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos. -- Mais, continua Aramis, le dÊtail m'Êchappe. -- Et Á moi aussi " , dit Porthos. D'Artagnan et Athos se regardÉrent quelque temps en silence. Enfin Athos, aprÉs s'Ëtre recueilli, et en devenant plus p×le encore qu'il n'Êtait de coutume, fit un signe d'adhÊsion, d'Artagnan comprit qu'il pouvait parler. " Eh bien, voici ce qu'il y a Á dire, reprit d'Artagnan : " Milord, votre belle-soeur est une scÊlÊrate, qui a voulu vous faire tuer pour hÊriter de vous. Mais elle ne pouvait Êpouser votre frÉre, Êtant dÊjÁ mariÊe en France, et ayant ÊtÊ... " D'Artagnan s'arrËta comme s'il cherchait le mot, en regardant Athos. " ChassÊe par son mari, dit Athos. -- Parce qu'elle avait ÊtÊ marquÊe, continua d'Artagnan. -- Bah ! s'Êcria Porthos, impossible ! elle a voulu faire tuer son beau- frÉre ? -- Oui. -- Elle Êtait mariÊe ? demanda Aramis. -- Oui. -- Et son mari s'est aperÚu qu'elle avait, une fleur de lys sur l'Êpaule ? s'Êcria Porthos. -- Oui. " Ces trois oui avaient ÊtÊ dits par Athos, chacun avec une intonation plus sombre. " Et qui l'a vue, cette fleur de lys ? demanda Aramis. -- D'Artagnan et moi, ou plutÆt, pour observer l'ordre chronologique, moi et d'Artagnan, rÊpondit Athos. -- Et le mari de cette affreuse crÊature vit encore ? dit Aramis. -- Il vit encore. -- Vous en Ëtes sÙr ? -- J'en suis sÙr. " Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se sentit impressionnÊ selon sa nature. " Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence, d'Artagnan nous a donnÊ un excellent programme, et c'est cela qu'il faut Êcrire d'abord. -- Diable ! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rÊdaction est Êpineuse. M. le chancelier lui-mËme serait embarrassÊ pour rÊdiger une ÊpÏtre de cette force, et cependant M. le chancelier rÊdige trÉs agrÊablement un procÉs-verbal. N'importe ! taisez-vous, j'Êcris. " Aramis en effet prit la plume, rÊflÊchit quelques instants, se mit Á Êcrire huit ou dix lignes d'une charmante petite Êcriture de femme, puis, d'une voix douce et lente, comme si chaque mot eÙt ÊtÊ scrupuleusement pesÊ, il lut ce qui suit : " Milord, " La personne qui vous Êcrit ces quelques lignes a eu l'honneur de croiser l'ÊpÊe avec vous dans un petit enclos de la rue d'Enfer. Comme vous avez bien voulu, depuis, vous dire plusieurs fois l'ami de cette personne, elle vous doit de reconnaÏtre cette amitiÊ par un bon avis. Deux fois vous avez failli Ëtre victime d'une proche parente que vous croyez votre hÊritiÉre, parce que vous ignorez qu'avant de contracter mariage en Angleterre, elle Êtait dÊjÁ mariÊe en France. Mais, la troisiÉme fois, qui est celle-ci, vous pouvez y succomber. Votre parente est partie de La Rochelle pour l'Angleterre pendant la nuit. Surveillez son arrivÊe, car elle a de grands et terribles projets. Si vous tenez absolument Á savoir ce dont elle est capable, lisez son passÊ sur son Êpaule gauche. " " Eh bien, voilÁ qui est Á merveille, dit Athos, et vous avez une plume de secrÊtaire d'Etat, mon cher Aramis. Lord de Winter fera bonne garde maintenant, si toutefois l'avis lui arrive ; et tomb×t-il aux mains de Son Eminence elle-mËme, nous ne saurions Ëtre compromis. Mais comme le valet qui partira pourrait nous faire accroire qu'il a ÊtÊ Á Londres et s'arrËter Á Ch×tellerault, ne lui donnons avec la lettre que la moitiÊ de la somme en lui promettant l'autre moitiÊ en Êchange de la rÊponse. Avez-vous le diamant ? continua Athos. " J'ai mieux que cela, j'ai la somme. " Et d'Artagnan jeta le sac sur la table : au son de l'or, Aramis leva les yeux. Porthos tressaillit ; quant Á Athos, il resta impassible. " Combien dans ce petit sac ? dit-il. -- Sept mille livres en louis de douze francs. -- Sept mille livres ! s'Êcria Porthos, ce mauvais petit diamant valait sept mille livres ? -- Il paraÏt, dit Athos, puisque les voilÁ ; je ne prÊsume pas que notre ami d'Artagnan y ait mis du sien. -- Mais, Messieurs, dans tout cela, dit d'Artagnan, nous ne pensons pas Á la reine. Soignons un peu la santÊ de son cher Buckingham. C'est le moins que nous lui devions. -- C'est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis. -- Eh bien, rÊpondit celui-ci en rougissant, que faut-il que je fasse ? -- Mais, rÊpliqua Athos, c'est tout simple : rÊdiger une seconde lettre pour cette adroite personne qui habite Tours. " Aramis reprit la plume, se mit Á rÊflÊchir de nouveau, et Êcrivit les lignes suivantes, qu'il soumit Á l'instant mËme Á l'approbation de ses amis : " Ma chÉre cousine... " " Ah ! dit Athos, cette personne adroite est votre parente ! -- Cousine germaine, dit Aramis. -- Va donc pour cousine ! " Aramis continua : " Ma chÉre cousine, Son Eminence le cardinal, que Dieu conserve pour le bonheur de la France et la confusion des ennemis du royaume, est sur le point d'en finir avec les rebelles hÊrÊtiques de La Rochelle : il est probable que le secours de la flotte anglaise n'arrivera pas mËme en vue de la place ; j'oserai mËme dire que je suis certain que M. de Buckingham sera empËchÊ de partir par quelque grand ÊvÊnement. Son Eminence est le plus illustre politique des temps passÊs, du temps prÊsent et probablement des temps Á venir. Il Êteindrait le soleil si le soleil le gËnait. Donnez ces heureuses nouvelles Á votre soeur, ma chÉre cousine. J'ai rËvÊ que cet Anglais maudit Êtait mort. Je ne puis me rappeler si c'Êtait par le fer ou par le poison ; seulement ce dont je suis sÙr, c'est que j'ai rËvÊ qu'il Êtait mort, et, vous le savez, mes rËves ne me trompent jamais. Assurez-vous donc de me voir revenir bientÆt. " " A merveille ! s'Êcria Athos, vous Ëtes le roi des poÉtes ; mon cher Aramis, vous parlez comme l'Apocalypse et vous Ëtes vrai comme l'Evangile. Il ne vous reste maintenant que l'adresse Á mettre sur cette lettre. -- C'est bien facile " , dit Aramis. Il plia coquettement la lettre, la reprit et Êcrivit : " A Mademoiselle Marie Michon, lingÉre Á Tours. " Les trois amis se regardÉrent en riant : ils Êtaient pris. " Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, Messieurs, que Bazin seul peut porter cette lettre Á Tours ; ma cousine ne connaÏt que Bazin et n'a confiance qu'en lui : tout autre ferait Êchouer l'affaire. D'ailleurs Bazin est ambitieux et savant ; Bazin a lu l'histoire, Messieurs, il sait que Sixte Quint est devenu pape aprÉs avoir gardÊ les pourceaux ; Eh bien, comme il compte se mettre d'Eglise en mËme temps que moi, il ne dÊsespÉre pas Á son tour de devenir pape ou tout au moins cardinal : vous comprenez qu'un homme qui a de pareilles visÊes ne se laissera pas prendre, ou, s'il est pris, subira le martyre plutÆt que de parler. -- Bien, bien, dit d'Artagnan, je vous passe de grand coeur Bazin ; mais passez-moi Planchet : Milady l'a fait jeter Á la porte, certain jour, avec force coups de b×ton ; or Planchet a bonne mÊmoire, et, je vous en rÊponds, s'il peut supposer une vengeance possible, il se fera plutÆt Êchiner que d'y renoncer. Si vos affaires de Tours sont vos affaires, Aramis, celles de Londres sont les miennes. Je prie donc qu'on choisisse Planchet, lequel d'ailleurs a dÊjÁ ÊtÊ Á Londres avec moi et sait dire trÉs correctement : London, sir, if you please et my master lord d'Artagnan ; avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en allant et en revenant. -- En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reÚoive sept cents livres pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin, trois cents livres pour aller et trois cents livres pour revenir ; cela rÊduira la somme Á cinq mille livres ; nous prendrons mille livres chacun pour les employer comme bon nous semblera, et nous laisserons un fond de mille livres que gardera l'abbÊ pour les cas extraordinaires ou les besoins communs. Cela vous va-t-il ? -- Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor, qui Êtait, comme chacun sait, le plus sage des Grecs. -- Eh bien, c'est dit, reprit Athos, Planchet et Bazin partiront ; Á tout prendre, je ne suis pas f×chÊ de conserver Grimaud : il est accoutumÊ Á mes faÚons et j'y tiens ; la journÊe d'hier a dÊjÁ dÙ l'Êbranler, ce voyage le perdrait. " On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions ; il avait ÊtÊ prÊvenu dÊjÁ par d'Artagnan, qui, du premier coup, lui avait annoncÊ la gloire, ensuite l'argent, puis le danger. " Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit Planchet, et je l'avalerai si l'on me prend. -- Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit d'Artagnan. -- Vous m'en donnerez ce soir une copie que je saurai par coeur demain. " D'Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire : " Eh bien, que vous avais-je promis ? " " Maintenant, continua-t-il en s'adressant Á Planchet, tu as huit jours pour arriver prÉs de Lord de Winter, tu as huit autres jours pour revenir ici, en tout seize jours ; si le seiziÉme jour de ton dÊpart, Á huit heures du soir, tu n'es pas arrivÊ, pas d'argent, fÙt-il huit heures cinq minutes. -- Alors, Monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre. -- Prends celle-ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une insouciante gÊnÊrositÊ, et sois brave garÚon. Songe que, si tu parles, si tu bavardes, si tu fl×nes, tu fais couper le cou Á ton maÏtre, qui a si grande confiance dans ta fidÊlitÊ qu'il nous a rÊpondu de toi. Mais songe aussi que s'il arrive, par ta faute, malheur Á d'Artagnan, je te retrouverai partout, et ce sera pour t'ouvrir le ventre. -- Oh ! Monsieur ! dit Planchet, humiliÊ du soupÚon et surtout effrayÊ de l'air calme du mousquetaire. -- Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je t'Êcorche vif. -- Ah ! Monsieur ! -- Et moi, continua Aramis de sa voix douce et mÊlodieuse, songe que je te brÙle Á petit feu comme un sauvage. -- Ah ! Monsieur ! " Et Planchet se mit Á pleurer ; nous n'oserions dire si ce fut de terreur, Á cause des menaces qui lui Êtaient faites, ou d'attendrissement de voir quatre amis si Êtroitement unis. D'Artagnan lui prit la main, et l'embrassa. " Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces Messieurs te disent tout cela par tendresse pour moi, mais au fond ils t'aiment. -- Ah ! Monsieur ! dit Planchet, ou je rÊussirai, ou l'on me coupera en quatre ; me coup×t-on en quatre, soyez convaincu qu'il n'y a pas un morceau qui parlera. " Il fut dÊcidÊ que Planchet partirait le lendemain Á huit heures du matin, afin, comme il l'avait dit, qu'il pÙt, pendant la nuit, apprendre la lettre par coeur. Il gagna juste douze heures Á cet arrangement ; il devait Ëtre revenu le seiziÉme jour, Á huit heures du soir. Le matin, au moment oÝ il allait monter Á cheval, d'Artagnan, qui se sentait au fond du coeur un faible pour le duc, prit Planchet Á part. " Ecoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre Á Lord de Winter et qu'il l'aura lue, tu lui diras encore : " Veillez sur Sa Gr×ce Lord Buckingham, car on veut l'assassiner. " Mais ceci, Planchet, vois-tu, c'est si grave et si important, que je n'ai pas mËme voulu avouer Á mes amis que je te confierais ce secret, et que pour une commission de capitaine je ne voudrais pas te l'Êcrire. -- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous verrez si l'on peut compter sur moi. " Et montÊ sur un excellent cheval, qu'il devait quitter Á vingt lieues de lÁ pour prendre la poste, Planchet partit au galop, le coeur un peu serrÊ par la triple promesse que lui avaient faite les mousquetaires, mais du reste dans les meilleures dispositions du monde. Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit jours pour faire sa commission. Les quatre amis, pendant toute la durÊe de ces deux absences, avaient, comme on le comprend bien, plus que jamais l'oeil au guet, le nez au vent et l'oreille aux Êcoutes. Leurs journÊes se passaient Á essayer de surprendre ce qu'on disait, Á guetter les allures du cardinal et Á flairer les courriers qui arrivaient. Plus d'une fois un tremblement insurmontable les prit, lorsqu'on les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient d'ailleurs Á se garder pour leur propre sÙretÊ ; Milady Êtait un fantÆme qui, lorsqu'il Êtait apparu une fois aux gens, ne les laissait pas dormir tranquillement. Le matin du huitiÉme jour, Bazin, frais comme toujours et souriant selon son habitude, entra dans le cabaret du Parpaillot, comme les quatre amis Êtaient en train de dÊjeuner, en disant, selon la convention arrËtÊe : " Monsieur Aramis, voici la rÊponse de votre cousine. " Les quatre amis ÊchangÉrent un coup d'oeil joyeux : la moitiÊ de la besogne Êtait faite ; il est vrai que c'Êtait la plus courte et la plus facile. Aramis prit, en rougissant malgrÊ lui, la lettre, qui Êtait d'une Êcriture grossiÉre et sans orthographe. " Bon Dieu ! s'Êcria-t-il en riant, dÊcidÊment j'en dÊsespÉre ; jamais cette pauvre Michon n'Êcrira comme M. de Voiture. -- Qu'est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon ? demanda le Suisse, qui Êtait en train de causer avec les quatre amis quand la lettre Êtait arrivÊe. -- Oh ! mon Dieu ! moins que rien, dit Aramis, une petite lingÉre charmante que j'aimais fort et Á qui j'ai demandÊ quelques lignes de sa main en maniÉre de souvenir. -- Dutieu ! dit le Suisse ; zi zella il Ëtre auzi grante tame que son l'Êgridure, fous l'Ëtre en ponne fordune, mon gamarate ! " Aramis lut la lettre et la passa Á Athos. " Voyez donc ce qu'elle m'Êcrit, Athos " , dit-il. Athos jeta un coup d'oeil sur l'ÊpÏtre, et, pour faire Êvanouir tous les soupÚons qui auraient pu naÏtre, lut tout haut : " Mon cousin, ma soeur et moi devinons trÉs bien les rËves, et nous en avons mËme une peur affreuse ; mais du vÆtre, on pourra dire, je l'espÉre, tout songe est mensonge. Adieu ! portez-vous bien, et faites que de temps en temps nous entendions parler de vous. " AGLAE MICHON. " " Et de quel rËve parle-t-elle ? demanda le dragon, qui s'Êtait approchÊ pendant la lecture. -- Foui, te quel rËfe ? dit le Suisse. -- Eh ! pardieu ! dit Aramis, c'est tout simple, d'un rËve que j'ai fait et que je lui ai racontÊ. -- Oh ! foui, par Tieu ! c'Ëtre tout simple de ragonter son rËfe ; mais moi je ne rËfe jamais. -- Vous Ëtes fort heureux, dit Athos en se levant, et je voudrais bien pouvoir en dire autant que vous ! -- Chamais ! reprit le Suisse, enchantÊ qu'un homme comme Athos lui envi×t quelque chose, chamais ! chamais ! " D'Artagnan, voyant qu'Athos se levait, en fit autant, prit son bras, et sortit. Porthos et Aramis restÉrent pour faire face aux quolibets du dragon et du Suisse. Quant Á Bazin, il s'alla coucher sur une botte de paille ; et comme il avait plus d'imagination que le Suisse, il rËva que M. Aramis, devenu pape, le coiffait d'un chapeau de cardinal. Mais, comme nous l'avons dit, Bazin n'avait, par son heureux retour, enlevÊ qu'une partie de l'inquiÊtude qui aiguillonnait les quatre amis. Les jours de l'attente sont longs, et d'Artagnan surtout aurait pariÊ que les jours avaient maintenant quarante-huit heures. Il oubliait les lenteurs obligÊes de la navigation, il s'exagÊrait la puissance de Milady. Il prËtait Á cette femme, qui lui apparaissait pareille Á un dÊmon, des auxiliaires surnaturels comme elle ; il s'imaginait, au moindre bruit, qu'on venait l'arrËter, et qu'on ramenait Planchet pour le confronter avec lui et ses amis. Il y a plus : sa confiance autrefois si grande dans le digne Picard diminuait de jour en jour. Cette inquiÊtude Êtait si grande, qu'elle gagnait Porthos et Aramis. Il n'y avait qu'Athos qui demeur×t impassible, comme si aucun danger ne s'agitait autour de lui, et qu'il respir×t son atmosphÉre quotidienne. Le seiziÉme jour surtout, ces signes d'agitation Êtaient si visibles chez d'Artagnan et ses deux amis, qu'ils ne pouvaient rester en place, et qu'ils erraient comme des ombres sur le chemin par lequel devait revenir Planchet. " Vraiment, leur disait Athos, vous n'Ëtes pas des hommes, mais des enfants, pour qu'une femme vous fasse si grand-peur ! Et de quoi s'agit-il, aprÉs tout ? D'Ëtre emprisonnÊs ! Eh bien, mais on nous tirera de prison : on en a bien retirÊ Mme Bonacieux. D'Ëtre dÊcapitÊs ? Mais tous les jours, dans la tranchÊe, nous allons joyeusement nous exposer Á pis que cela, car un boulet peut nous casser la jambe, et je suis convaincu qu'un chirurgien nous fait plus souffrir en nous coupant la cuisse qu'un bourreau en nous coupant la tËte. Demeurez donc tranquilles ; dans deux heures, dans quatre, dans six heures, au plus tard, Planchet sera ici : il a promis d'y Ëtre, et moi j'ai trÉs grande foi aux promesses de Planchet, qui m'a l'air d'un fort brave garÚon. -- Mais s'il n'arrive pas ? dit d'Artagnan. -- Eh bien, s'il n'arrive pas, c'est qu'il aura ÊtÊ retardÊ, voilÁ tout. Il peut Ëtre tombÊ de cheval, il peut avoir fait une cabriole par-dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu'il en ait attrapÊ une fluxion de poitrine. Eh ! Messieurs ! faisons donc la part des ÊvÊnements. La vie est un chapelet de petites misÉres que le philosophe ÊgrÉne en riant. Soyez philosophes comme moi, Messieurs, mettez-vous Á table et buvons ; rien ne fait paraÏtre l'avenir couleur de rose comme de le regarder Á travers un verre de chambertin. -- C'est fort bien, rÊpondit d'Artagnan ; mais je suis las d'avoir Á craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de la cave de Milady. -- Vous Ëtes bien difficile, dit Athos, une si belle femme ! -- Une femme de marque ! " dit Porthos avec son gros rire. Athos tressaillit, passa la main sur son front pour en essuyer la sueur, et se leva Á son tour avec un mouvement nerveux qu'il ne put rÊprimer. Le jour s'Êcoula cependant, et le soir vint plus lentement, mais enfin il vint ; les buvettes s'emplirent de chalands ; Athos, qui avait empochÊ sa part du diamant, ne quittait plus le Parpaillot. Il avait trouvÊ dans M. de Busigny, qui, au reste, leur avait donnÊ un dÏner magnifique, un partner digne de lui. Ils jouaient donc ensemble, comme d'habitude, quand sept heures sonnÉrent : on entendit passer les patrouilles qui allaient doubler les postes ; Á sept heures et demie la retraite sonna. " Nous sommes perdus, dit d'Artagnan Á l'oreille d'Athos. -- Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquillement Athos en tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant sur la table. Allons, Messieurs, continua-t-il, on bat la retraite, allons nous coucher. " Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d'Artagnan. Aramis venait derriÉre donnant le bras Á Porthos. Aramis m×chonnait des vers, et Porthos s'arrachait de temps en temps quelques poils de moustache en signe de dÊsespoir. Mais voilÁ que tout Á coup, dans l'obscuritÊ, une ombre se dessine, dont la forme est familiÉre Á d'Artagnan, et qu'une voix bien connue lui dit : " Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais ce soir. -- Planchet ! s'Êcria d'Artagnan, ivre de joie. -- Planchet ! rÊpÊtÉrent Porthos et Aramis. -- Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu'y a-t-il d'Êtonnant Á cela ? Il avait promis d'Ëtre de retour Á huit heures, et voilÁ les huit heures qui sonnent. Bravo ! Planchet, vous Ëtes un garÚon de parole, et si jamais vous quittez votre maÏtre, je vous garde une place Á mon service. -- Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai M. d'Artagnan. " En mËme temps d'Artagnan sentit que Planchet lui glissait un billet dans la main. D'Artagnan avait grande envie d'embrasser Planchet au retour comme il l'avait embrassÊ au dÊpart ; mais il eut peur que cette marque d'effusion, donnÊe Á son laquais en pleine rue, ne parÙt extraordinaire Á quelque passant, et il se contint. " J'ai le billet, dit-il Á Athos et Á ses amis. -- C'est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons. " Le billet brÙlait la main de d'Artagnan : il voulait h×ter le pas ; mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et force fut au jeune homme de rÊgler sa course sur celle de son ami. Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandis que Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne fussent pas surpris, d'Artagnan, d'une main tremblante, brisa le cachet et ouvrit la lettre tant attendue. Elle contenait une demi-ligne, d'une Êcriture toute britannique et d'une concision toute spartiate : " Thank you, be easy . " Ce qui voulait dire : " Merci, soyez tranquille. " Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan, l'approcha de la lampe, y mit le feu, et ne la l×cha point qu'elle ne fÙt rÊduite en cendres. Puis appelant Planchet : " Maintenant, mon garÚon, lui dit-il, tu peux rÊclamer tes sept cents livres, mais tu ne risquais pas grand-chose avec un billet comme celui- lÁ. -- Ce n'est pas faute que j'aie inventÊ bien des moyens de le serrer, dit Planchet. -- Eh bien, dit d'Artagnan, conte-nous cela. -- Dame ! c'est bien long, Monsieur. -- Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d'ailleurs la retraite est battue, et nous serions remarquÊs en gardant de la lumiÉre plus longtemps que les autres. -- Soit, dit d'Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet ! -- Ma foi, Monsieur ! ce sera la premiÉre fois depuis seize jours. -- Et moi aussi ! dit d'Artagnan. -- Et moi aussi ! rÊpÊta Porthos. -- Et moi aussi ! rÊpÊta Aramis. -- Eh bien, voulez-vous que je vous avoue la vÊritÊ ? et moi aussi ! " dit Athos. CHAPITRE XLIX. FATALITE Cependant Milady, ivre de colÉre, rugissant sur le pont du b×timent, comme une lionne qu'on embarque, avait ÊtÊ tentÊe de se jeter Á la mer pour regagner la cÆte, car elle ne pouvait se faire Á l'idÊe qu'elle avait ÊtÊ insultÊe par d'Artagnan, menacÊe par Athos, et qu'elle quittait la France sans se venger d'eux. BientÆt, cette idÊe Êtait devenue pour elle tellement insupportable, qu'au risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour elle-mËme, elle avait suppliÊ le capitaine de la jeter sur la cÆte ; mais le capitaine, pressÊ d'Êchapper Á sa fausse position, placÊ entre les croiseurs franÚais et anglais, comme la chauve-souris entre les rats et les oiseaux, avait grande h×te de regagner l'Angleterre, et refusa obstinÊment d'obÊir Á ce qu'il prenait pour un caprice de femme, promettant Á sa passagÉre, qui au reste lui Êtait particuliÉrement recommandÊe par le cardinal, de la jeter, si la mer et les FranÚais le permettaient, dans un des ports de la Bretagne, soit Á Lorient, soit Á Brest ; mais en attendant, le vent Êtait contraire, la mer mauvaise, on louvoyait et l'on courait des bordÊes. Neuf jours aprÉs la sortie de la Charente, Milady, toute p×le de ses chagrins et de sa rage, voyait apparaÏtre seulement les cÆtes bleu×tres du FinistÉre. Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et revenir prÉs du cardinal il lui fallait au moins trois jours ; ajoutez un jour pour le dÊbarquement et cela faisait quatre ; ajoutez ces quatre jours aux neuf autres, c'Êtait treize jours de perdus, treize jours pendant lesquels tant d'ÊvÊnements importants se pouvaient passer Á Londres. Elle songea que sans aucun doute le cardinal serait furieux de son retour, et que par consÊquent il serait plus disposÊ Á Êcouter les plaintes qu'on porterait contre elle que les accusations qu'elle porterait contre les autres. Elle laissa donc passer Lorient et Brest sans insister prÉs du capitaine, qui, de son cÆtÊ, se garda bien de lui donner l'Êveil. Milady continua donc sa route, et le jour mËme oÝ Planchet s'embarquait de Portsmouth pour la France, la messagÉre de Son Eminence entrait triomphante dans le port. Toute la ville Êtait agitÊe d'un mouvement extraordinaire : -- quatre grands vaisseaux rÊcemment achevÊs venaient d'Ëtre lancÊs Á la mer ; -- debout sur la jetÊe, chamarrÊ d'or, Êblouissant, selon son habitude, de diamants et de pierreries, le feutre ornÊ d'une plume blanche qui retombait sur son Êpaule, on voyait Buckingham entourÊ d'un Êtat- major presque aussi brillant que lui. C'Êtait une de ces belles et rares journÊes d'hiver oÝ l'Angleterre se souvient qu'il y a un soleil. L'astre p×li, mais cependant splendide encore, se couchait Á l'horizon, empourprant Á la fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur les tours et les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d'or qui faisait Êtinceler les vitres comme le reflet d'un incendie. Milady, en respirant cet air de l'OcÊan plus vif et plus balsamique Á l'approche de la terre, en contemplant toute la puissance de ces prÊparatifs qu'elle Êtait chargÊe de dÊtruire, toute la puissance de cette armÊe qu'elle devait combattre Á elle seule -- elle femme -- avec quelques sacs d'or, se compara mentalement Á Judith, la terrible Juive, lorsqu'elle pÊnÊtra dans le camp des Assyriens et qu'elle vit la masse Ênorme de chars, de chevaux, d'hommes et d'armes qu'un geste de sa main devait dissiper comme un nuage de fumÊe. On entra dans la rade ; mais comme on s'apprËtait Á y jeter l'ancre, un petit cutter formidablement armÊ s'approcha du b×timent marchand, se donnant comme garde-cÆte, et fit mettre Á la mer son canot, qui se dirigea vers l'Êchelle. Ce canot renfermait un officier, un contremaÏtre et huit rameurs ; l'officier seul monta Á bord, oÝ il fut reÚu avec toute la dÊfÊrence qu'inspire l'uniforme. L'officier s'entretint quelques instants avec le patron, lui fit lire un papier dont il Êtait porteur, et, sur l'ordre du capitaine marchand, tout l'Êquipage du b×timent, matelots et passagers, fut appelÊ sur le pont. Lorsque cette espÉce d'appel fut fait, l'officier s'enquit tout haut du point de dÊpart du brick, de sa route, de ses atterrissements, et Á toutes les questions le capitaine satisfit sans hÊsitation et sans difficultÊ. Alors l'officier commenÚa de passer la revue de toutes les personnes les unes aprÉs les autres, et, s'arrËtant Á Milady, la considÊra avec un grand soin, mais sans lui adresser une seule parole. Puis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ; et, comme si c'eÙt ÊtÊ Á lui dÊsormais que le b×timent dÙt obÊir, il commanda une manoeuvre que l'Êquipage exÊcuta aussitÆt. Alors le b×timent se remit en route, toujours escortÊ du petit cutter, qui voguait bord Á bord avec lui, menaÚant son flanc de la bouche de ses six canons ; tandis que la barque suivait dans le sillage du navire, faible point prÉs de l'Ênorme masse. Pendant l'examen que l'officier avait fait de Milady, Milady, comme on le pense bien, l'avait de son cÆtÊ dÊvorÊ du regard. Mais, quelque habitude que cette femme aux yeux de flamme eÙt de lire dans le coeur de ceux dont elle avait besoin de deviner les secrets, elle trouva cette fois un visage d'une impassibilitÊ telle qu'aucune dÊcouverte ne suivit son investigation. L'officier qui s'Êtait arrËtÊ devant elle et qui l'avait silencieusement ÊtudiÊe avec tant de soin pouvait Ëtre ×gÊ de vingt-cinq Á vingt-six ans, Êtait blanc de visage avec des yeux bleu clair un peu enfoncÊs ; sa bouche, fine et bien dessinÊe, demeurait immobile dans ses lignes correctes ; son menton, vigoureusement accusÊ, dÊnotait cette force de volontÊ qui, dans le type vulgaire britannique, n'est ordinairement que de l'entËtement ; un front un peu fuyant, comme il convient aux poÉtes, aux enthousiastes et aux soldats, Êtait Á peine ombragÊ d'une chevelure courte et clairsemÊe, qui, comme la barbe qui couvrait le bas de son visage, Êtait d'une belle couleur ch×tain foncÊ. Lorsqu'on entra dans le port, il faisait dÊjÁ nuit. La brume Êpaississait encore l'obscuritÊ et formait autour des fanaux et des lanternes des jetÊes un cercle pareil Á celui qui entoure la lune quand le temps menace de devenir pluvieux. L'air qu'on respirait Êtait triste, humide et froid. Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgrÊ elle. L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son bagage dans le canot ; et lorsque cette opÊration fut faite, il l'invita Á y descendre elle-mËme en lui tendant sa main. Milady regarda cet homme et hÊsita. " Qui Ëtes-vous, Monsieur, demanda-t-elle, qui avez la bontÊ de vous occuper si particuliÉrement de moi ? -- Vous devez le voir, Madame, Á mon uniforme ; je suis officier de la marine anglaise, rÊpondit le jeune homme. -- Mais enfin, est-ce l'habitude que les officiers de la marine anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu'ils abordent dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent la galanterie jusqu'Á les conduire Á terre ? -- Oui, Milady, c'est l'habitude, non point par galanterie, mais par prudence, qu'en temps de guerre les Êtrangers soient conduits Á une hÆtellerie dÊsignÊe, afin que jusqu'Á parfaite information sur eux ils restent sous la surveillance du gouvernement. " Ces mots furent prononcÊs avec la politesse la plus exacte et le calme le plus parfait. Cependant ils n'eurent point le don de convaincre Milady. " Mais je ne suis pas ÊtrangÉre, Monsieur, dit-elle avec l'accent le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth Á Manchester, je me nomme Lady Clarick, et cette mesure... -- Cette mesure est gÊnÊrale, Milady, et vous tenteriez inutilement de vous y soustraire. -- Je vous suivrai donc, Monsieur. " Et acceptant la main de l'officier, elle commenÚa de descendre l'Êchelle au bas de laquelle l'attendait le canot. L'officier la suivit ; un grand manteau Êtait Êtendu Á la poupe, l'officier la fit asseoir sur le manteau et s'assit prÉs d'elle. " Nagez " , dit-il aux matelots. Les huit rames retombÉrent dans la mer, ne formant qu'un seul bruit, ne frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur la surface de l'eau. Au bout de cinq minutes on touchait Á terre. L'officier sauta sur le quai et offrit la main Á Milady. Une voiture attendait. " Cette voiture est-elle pour nous ? demanda Milady. -- Oui, Madame, rÊpondit l'officier. -- L'hÆtellerie est donc bien loin ? -- A l'autre bout de la ville. -- Allons " , dit Milady. Et elle monta rÊsolument dans la voiture. L'officier veilla Á ce que les paquets fussent soigneusement attachÊs derriÉre la caisse, et cette opÊration terminÊe, prit sa place prÉs de Milady et referma la portiÉre. AussitÆt, sans qu'aucun ordre fÙt donnÊ et sans qu'on eÙt besoin de lui indiquer sa destination, le cocher partit au galop et s'enfonÚa dans les rues de la ville. Une rÊception si Êtrange devait Ëtre pour Milady une ample matiÉre Á rÊflexion ; aussi, voyant que le jeune officier ne paraissait nullement disposÊ Á lier conversation, elle s'accouda dans un angle de la voiture et passa les unes aprÉs les autres en revue toutes les suppositions qui se prÊsentaient Á son esprit. Cependant, au bout d'un quart d'heure, ÊtonnÊe de la longueur du chemin, elle se pencha vers la portiÉre pour voir oÝ on la conduisait. On n'apercevait plus de maisons ; des arbres apparaissaient dans les tÊnÉbres comme de grands fantÆmes noirs courant les uns aprÉs les autres. Milady frissonna. " Mais nous ne sommes plus dans la ville, Monsieur " , dit-elle. Le jeune officier garda le silence. " Je n'irai pas plus loin, si vous ne me dites pas oÝ vous me conduisez ; je vous en prÊviens, Monsieur ! " Cette menace n'obtint aucune rÊponse. " Oh ! c'est trop fort ! s'Êcria Milady, au secours ! au secours ! " Pas une voix ne rÊpondit Á la sienne, la voiture continua de rouler avec rapiditÊ ; l'officier semblait une statue. Milady regarda l'officier avec une de ces expressions terribles, particuliÉres Á son visage et qui manquaient si rarement leur effet ; la colÉre faisait Êtinceler ses yeux dans l'ombre. Le jeune homme resta impassible. Milady voulut ouvrir la portiÉre et se prÊcipiter. " Prenez garde, Madame, dit froidement le jeune homme, vous vous tuerez en sautant. " Milady se rassit Êcumante ; l'officier se pencha, la regarda Á son tour et parut surpris de voir cette figure, si belle naguÉre, bouleversÊe par la rage et devenue presque hideuse. L'astucieuse crÊature comprit qu'elle se perdait en laissant voir ainsi dans son ×me ; elle rassÊrÊna ses traits, et d'une voix gÊmissante : " Au nom du Ciel, Monsieur ! dites-moi si c'est Á vous, si c'est Á votre gouvernement, si c'est Á un ennemi que je dois attribuer la violence que l'on me fait ? -- On ne vous fait aucune violence, Madame, et ce qui vous arrive est le rÊsultat d'une mesure toute simple que nous sommes forcÊs de prendre avec tous ceux qui dÊbarquent en Angleterre. -- Alors vous ne me connaissez pas, Monsieur ? -- C'est la premiÉre fois que j'ai l'honneur de vous voir. -- Et, sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine contre moi ? -- Aucun, je vous le jure. " Il y avait tant de sÊrÊnitÊ, de sang-froid, de douceur mËme dans la voix du jeune homme, que Milady fut rassurÊe. Enfin, aprÉs une heure de marche Á peu prÉs, la voiture s'arrËta devant une grille de fer qui fermait un chemin creux conduisant Á un ch×teau sÊvÉre de forme, massif et isolÊ. Alors, comme les roues tournaient sur un sable fin, Milady entendit un vaste mugissement, qu'elle reconnut pour le bruit de la mer qui vient se briser sur une cÆte escarpÊe. La voiture passa sous deux voÙtes, et enfin s'arrËta dans une cour sombre et carrÊe ; presque aussitÆt la portiÉre de la voiture s'ouvrit, le jeune homme sauta lÊgÉrement Á terre et prÊsenta sa main Á Milady, qui s'appuya dessus, et descendit Á son tour avec assez de calme. " Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d'elle et en ramenant ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux sourire, que je suis prisonniÉre ; mais ce ne sera pas pour longtemps, j'en suis sÙre, ajouta- t-elle, ma conscience et votre politesse, Monsieur, m'en sont garants. " Si flatteur que fÙt le compliment, l'officier ne rÊpondit rien ; mais, tirant de sa ceinture un petit sifflet d'argent pareil Á celui dont se servent les contremaÏtres sur les b×timents de guerre, il siffla trois fois, sur trois modulations diffÊrentes : alors plusieurs hommes parurent, dÊtelÉrent les chevaux fumants et emmenÉrent la voiture sous une remise. Puis l'officier, toujours avec la mËme politesse calme, invita sa prisonniÉre Á entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec son mËme visage souriant, lui prit le bras, et entra avec lui sous une porte basse et cintrÊe qui, par une voÙte ÊclairÊe seulement au fond, conduisait Á un escalier de pierre tournant autour d'une arËte de pierre ; puis on s'arrËta devant une porte massive qui, aprÉs l'introduction dans la serrure d'une clef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement sur ses gonds et donna ouverture Á la chambre destinÊe Á Milady. D'un seul regard, la prisonniÉre embrassa l'appartement dans ses moindres dÊtails. C'Êtait une chambre dont l'ameublement Êtait Á la fois bien propre pour une prison et bien sÊvÉre pour une habitation d'homme libre ; cependant, des barreaux aux fenËtres et des verrous extÊrieurs Á la porte dÊcidaient le procÉs en faveur de la prison. Un instant toute la force d'×me de cette crÊature, trempÊe cependant aux sources les plus vigoureuses, l'abandonna ; elle tomba sur un fauteuil, croisant les bras, baissant la tËte, et s'attendant Á chaque instant Á voir entrer un juge pour l'interroger. Mais personne n'entra, que deux ou trois soldats de marine qui apportÉrent les malles et les caisses, les dÊposÉrent dans un coin et se retirÉrent sans rien dire. L'officier prÊsidait Á tous ces dÊtails avec le mËme calme que Milady lui avait constamment vu, ne prononÚant pas une parole lui-mËme, et se faisant obÊir d'un geste de sa main ou d'un coup de son sifflet. On eÙt dit qu'entre cet homme et ses infÊrieurs la langue parlÊe n'existait pas ou devenait inutile. Enfin Milady n'y put tenir plus longtemps, elle rompit le silence : " Au nom du Ciel, Monsieur ! s'Êcria-t-elle, que veut dire tout ce qui se passe ? Fixez mes irrÊsolutions ; j'ai du courage pour tout danger que je prÊvois, pour tout malheur que je comprends. OÝ suis-je et que suis-je ici ? Suis-je libre, pourquoi ces barreaux et ces portes ? Suis-je prisonniÉre, quel crime ai-je commis ? -- Vous Ëtes ici dans l'appartement qui vous est destinÊ, Madame. J'ai reÚu l'ordre d'aller vous prendre en mer et de vous conduire en ce ch×teau : cet ordre, je l'ai accompli, je crois, avec toute la rigiditÊ d'un soldat, mais aussi avec toute la courtoisie d'un gentilhomme. LÁ se termine, du moins jusqu'Á prÊsent, la charge que j'avais Á remplir prÉs de vous, le reste regarde une autre personne. -- Et cette autre personne, quelle est-elle ? demanda Milady ; ne pouvez-vous me dire son nom ?... " En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit d'Êperons ; quelques voix passÉrent et s'Êteignirent, et le bruit d'un pas isolÊ se rapprocha de la porte. " Cette personne, la voici, Madame " , dit l'officier en dÊmasquant le passage, et en se rangeant dans l'attitude du respect et de la soumission. En mËme temps, la porte s'ouvrit ; un homme parut sur le seuil. Il Êtait sans chapeau, portait l'ÊpÊe au cÆtÊ, et froissait un mouchoir entre ses doigts. Milady crut reconnaÏtre cette ombre dans l'ombre, elle s'appuya d'une main sur le bras de son fauteuil, et avanÚa la tËte comme pour aller au- devant d'une certitude. Alors l'Êtranger s'avanÚa lentement ; et, Á mesure qu'il s'avanÚait en entrant dans le cercle de lumiÉre projetÊ par la lampe, Milady se reculait involontairement. Puis, lorsqu'elle n'eut plus aucun doute : " Eh quoi ! mon frÉre ! s'Êcria-t-elle au comble de la stupeur, c'est vous ? -- Oui, belle dame ! rÊpondit Lord de Winter en faisant un salut moitiÊ courtois, moitiÊ ironique, moi-mËme. -- Mais alors, ce ch×teau ? -- Est Á moi. -- Cette chambre ? -- C'est la vÆtre. -- Je suis donc votre prisonniÉre ? -- A peu prÉs. -- Mais c'est un affreux abus de la force ! -- Pas de grands mots ; asseyons-nous, et causons tranquillement, comme il convient de faire entre un frÉre et une soeur. " Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune officier attendait ses derniers ordres : " C'est bien, dit-il, je vous remercie ; maintenant, laissez-nous, Monsieur Felton. " CHAPITRE L. CAUSERIE D'UN FRERE AVEC SA SOEUR Pendant le temps que Lord de Winter mit Á fermer la porte, Á pousser un volet et Á approcher un siÉge du fauteuil de sa belle-soeur, Milady, rËveuse, plongea son regard dans les profondeurs de la possibilitÊ, et dÊcouvrit toute la trame qu'elle n'avait pas mËme pu entrevoir, tant qu'elle ignorait en quelles mains elle Êtait tombÊe. Elle connaissait son beau-frÉre pour un bon gentilhomme, franc-chasseur, joueur intrÊpide, entreprenant prÉs des femmes, mais d'une force infÊrieure Á la sienne Á l'endroit de l'intrigue. Comment avait-il pu dÊcouvrir son arrivÊe ? la faire saisir ? Pourquoi la retenait-il ? Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la conversation qu'elle avait eue avec le cardinal Êtait tombÊe dans des oreilles ÊtrangÉres ; mais elle ne pouvait admettre qu'il eÙt pu creuser une contre-mine si prompte et si hardie. Elle craignit bien plutÆt que ses prÊcÊdentes opÊrations en Angleterre n'eussent ÊtÊ dÊcouvertes. Buckingham pouvait avoir devinÊ que c'Êtait elle qui avait coupÊ les deux ferrets, et se venger de cette petite trahison ; mais Buckingham Êtait incapable de se porter Á aucun excÉs contre une femme, surtout si cette femme Êtait censÊe avoir agi par un sentiment de jalousie. Cette supposition lui parut la plus probable ; il lui sembla qu'on voulait se venger du passÊ, et non aller au-devant de l'avenir. Toutefois, et en tout cas, elle s'applaudit d'Ëtre tombÊe entre les mains de son beau- frÉre, dont elle comptait avoir bon marchÊ, plutÆt qu'entre celles d'un ennemi direct et intelligent. " Oui, causons, mon frÉre, dit-elle avec une espÉce d'enjouement, dÊcidÊe qu'elle Êtait Á tirer de la conversation, malgrÊ toute la dissimulation que pourrait y apporter Lord de Winter, les Êclaircissements dont elle avait besoin pour rÊgler sa conduite Á venir. -- Vous vous Ëtes donc dÊcidÊe Á revenir en Angleterre, dit Lord de Winter, malgrÊ la rÊsolution que vous m'aviez si souvent manifestÊe Á Paris de ne jamais remettre les pieds sur le territoire de la Grande- Bretagne ? " Milady rÊpondit Á une question par une autre question. " Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous m'avez fait guetter assez sÊvÉrement pour Ëtre d'avance prÊvenu non seulement de mon arrivÊe, mais encore du jour, de l'heure et du port oÝ j'arrivais. " Lord de Winter adopta la mËme tactique que Milady, pensant que, puisque sa belle-soeur l'employait, ce devait Ëtre la bonne. " Mais, dites-moi vous-mËme, ma chÉre soeur, reprit-il, ce que vous venez faire en Angleterre. -- Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir combien elle aggravait, par cette rÊponse, les soupÚons qu'avait fait naÏtre dans l'esprit de son beau-frÉre la lettre de d'Artagnan, et voulant seulement capter la bienveillance de son auditeur par un mensonge. -- Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter. -- Sans doute, vous voir. Qu'y a-t-il d'Êtonnant Á cela ? -- Et vous n'avez pas, en venant en Angleterre, d'autre but que de me voir ? -- Non. -- Ainsi, c'est pour moi seul que vous vous Ëtes donnÊe la peine de traverser la Manche ? -- Pour vous seul. -- Peste ! quelle tendresse, ma soeur ! -- Mais ne suis-je pas votre plus proche parente ? demanda Milady du ton de la plus touchante naÐvetÊ. -- Et mËme ma seule hÊritiÉre, n'est-ce pas ? " dit Á son tour Lord de Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady. Quelque puissance qu'elle eÙt sur elle-mËme, Milady ne put s'empËcher de tressaillir, et comme, en prononÚant les derniÉres paroles qu'il avait dites, Lord de Winter avait posÊ la main sur le bras de sa soeur, ce tressaillement ne lui Êchappa point. En effet, le coup Êtait direct et profond. La premiÉre idÊe qui vint Á l'esprit de Milady fut qu'elle avait ÊtÊ trahie par Ketty, et que celle-ci avait racontÊ au baron cette aversion intÊressÊe dont elle avait imprudemment laissÊ Êchapper des marques devant sa suivante ; elle se rappela aussi la sortie furieuse et imprudente qu'elle avait faite contre d'Artagnan, lorsqu'il avait sauvÊ la vie de son beau-frÉre. " Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner du temps et faire parler son adversaire. Que voulez-vous dire ? Et y a-t-il quelque sens inconnu cachÊ sous vos paroles ? -- Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparente bonhomie ; vous avez le dÊsir de me voir, et vous venez en Angleterre. J'apprends ce dÊsir, ou plutÆt je me doute que vous l'Êprouvez, et afin de vous Êpargner tous les ennuis d'une arrivÊe nocturne dans un port, toutes les fatigues d'un dÊbarquement, j'envoie un de mes officiers au- devant de vous ; je mets une voiture Á ses ordres, et il vous amÉne ici dans ce ch×teau, dont je suis gouverneur, oÝ je viens tous les jours, et oÝ, pour que notre double dÊsir de nous voir soit satisfait, je vous fais prÊparer une chambre. Qu'y a-t-il dans tout ce que je dis lÁ de plus Êtonnant que dans ce que vous m'avez dit ? -- Non, ce que je trouve d'Êtonnant, c'est que vous ayez ÊtÊ prÊvenu de mon arrivÊe. -- C'est cependant la chose la plus simple, ma chÉre soeur : n'avez- vous pas vu que le capitaine de votre petit b×timent avait, en entrant dans la rade, envoyÊ en avant et afin d'obtenir son entrÊe dans le port, un petit canot porteur de son livre de loch et de son registre d'Êquipage ? Je suis commandant du port, on m'a apportÊ ce livre, j'y ai reconnu votre nom. Mon coeur m'a dit ce que vient de me confier votre bouche, c'est-Á-dire dans quel but vous vous exposiez aux dangers d'une mer si pÊrilleuse ou tout au moins si fatigante en ce moment, et j'ai envoyÊ mon cutter au-devant de vous. Vous savez le reste. " Milady comprit que Lord de Winter mentait et n'en fut que plus effrayÊe. " Mon frÉre, continua-t-elle, n'est-ce pas Milord Buckingham que je vis sur la jetÊe, le soir, en arrivant ? -- Lui-mËme. Ah ! je comprends que sa vue vous ait frappÊe, reprit Lord de Winter : vous venez d'un pays oÝ l'on doit beaucoup s'occuper de lui, et je sais que ses armements contre la France prÊoccupent fort votre ami le cardinal. -- Mon ami le cardinal ! s'Êcria Milady, voyant que, sur ce point comme sur l'autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout. -- N'est-il donc point votre ami ? reprit nÊgligemment le baron ; ah ! pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons Á Milord duc plus tard, ne nous Êcartons point du tour sentimental que la conversation avait pris : vous veniez, disiez-vous, pour me voir ? -- Oui. -- Eh bien, je vous ai rÊpondu que vous seriez servie Á souhait et que nous nous verrions tous les jours. -- Dois-je donc demeurer Êternellement ici ? demanda Milady avec un certain effroi. -- Vous trouveriez-vous mal logÊe, ma soeur ? demandez ce qui vous manque, et je m'empresserai de vous le faire donner. -- Mais je n'ai ni mes femmes ni mes gens... -- Vous aurez tout cela, Madame ; dites-moi sur quel pied votre premier mari avait montÊ votre maison ; quoique je ne sois que votre beau-frÉre, je vous la monterai sur un pied pareil. -- Mon premier mari ! s'Êcria Milady en regardant Lord de Winter avec des yeux effarÊs. -- Oui, votre mari franÚais ; je ne parle pas de mon frÉre. Au reste, si vous l'avez oubliÊ, comme il vit encore, je pourrais lui Êcrire et il me ferait passer des renseignements Á ce sujet. " Une sueur froide perla sur le front de Milady. " Vous raillez, dit-elle d'une voix sourde. -- En ai-je l'air ? demanda le baron en se relevant et en faisant un pas en arriÉre. -- Ou plutÆt vous m'insultez, continua-t-elle en pressant de ses mains crispÊes les deux bras du fauteuil et en se soulevant sur ses poignets. -- Vous insulter, moi ! dit Lord de Winter avec mÊpris ; en vÊritÊ, Madame, croyez-vous que ce soit possible ? -- En vÊritÊ, Monsieur, dit Milady, vous Ëtes ou ivre ou insensÊ ; sortez et envoyez-moi une femme. -- Des femmes sont bien indiscrÉtes, ma soeur ! ne pourrais-je pas vous servir de suivante ? de cette faÚon tous nos secrets resteraient en famille. -- Insolent ! s'Êcria Milady, et, comme mue par un ressort, elle bondit sur le baron, qui l'attendait avec impassibilitÊ, mais une main cependant sur la garde de son ÊpÊe. -- Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez l'habitude d'assassiner les gens, mais je me dÊfendrai, moi, je vous en prÊviens, fÙt-ce contre vous. -- Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l'effet d'Ëtre assez l×che pour porter la main sur une femme. -- Peut-Ëtre que oui, d'ailleurs j'aurais mon excuse : ma main ne serait pas la premiÉre main d'homme qui se serait posÊe sur vous, j'imagine. " Et le baron indiqua d'un geste lent et accusateur l'Êpaule gauche de Milady, qu'il toucha presque du doigt. Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans l'angle de la chambre, comme une panthÉre qui veut s'acculer pour s'Êlancer. " Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s'Êcria Lord de Winter, mais n'essayez pas de mordre, car, je vous en prÊviens, la chose tournerait Á votre prÊjudice : il n'y a pas ici de procureurs qui rÉglent d'avance les successions, il n'y a pas de chevalier errant qui vienne me chercher querelle pour la belle dame que je retiens prisonniÉre ; mais je tiens tout prËts des juges qui disposeront d'une femme assez ÊhontÊe pour venir se glisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon frÉre aÏnÊ, et ces juges, je vous en prÊviens, vous enverront Á un bourreau qui vous fera les deux Êpaules pareilles. " Les yeux de Milady lanÚaient de tels Êclairs, que quoiqu'il fÙt homme et armÊ devant une femme dÊsarmÊe, il sentit le froid de la peur se glisser jusqu'au fond de son ×me ; il n'en continua pas moins, mais avec une fureur croissante : " Oui, je comprends, aprÉs avoir hÊritÊ de mon frÉre, il vous eÙt ÊtÊ doux d'hÊriter de moi ; mais, sachez-le d'avance, vous pouvez me tuer ou me faire tuer, mes prÊcautions sont prises, pas un penny de ce que je possÉde ne passera dans vos mains. N'Ëtes-vous pas dÊjÁ assez riche, vous qui possÊdez prÉs d'un million, et ne pouviez-vous vous arrËter dans votre route fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et suprËme de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si la mÊmoire de mon frÉre ne m'Êtait sacrÊe, vous iriez pourrir dans un cachot d'Etat ou rassasier Á Tyburn la curiositÊ des matelots ; je me tairai, mais vous, supportez tranquillement votre captivitÊ ; dans quinze ou vingt jours je pars pour La Rochelle avec l'armÊe ; mais la veille de mon dÊpart, un vaisseau viendra vous prendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos colonies du Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brÙlera la cervelle Á la premiÉre tentative que vous risquerez pour revenir en Angleterre ou sur le continent. " Milady Êcoutait avec une attention qui dilatait ses yeux enflammÊs. " Oui, mais Á cette heure, continua Lord de Winter, vous demeurerez dans ce ch×teau : les murailles en sont Êpaisses, les portes en sont fortes, les barreaux en sont solides ; d'ailleurs votre fenËtre donne Á pic sur la mer : les hommes de mon Êquipage, qui me sont dÊvouÊs Á la vie et Á la mort, montent la garde autour de cet appartement, et surveillent tous les passages qui conduisent Á la cour ; puis arrivÊe Á la cour, il vous resterait encore trois grilles Á traverser. La consigne est prÊcise : un pas, un geste, un mot qui simule une Êvasion, et l'on fait feu sur vous ; si l'on vous tue, la justice anglaise m'aura, je l'espÉre, quelque obligation de lui avoir ÊpargnÊ de la besogne. Ah ! vos traits reprennent leur calme, votre visage retrouve son assurance : Quinze jours, vingt jours dites-vous, bah ! d'ici lÁ, j'ai l'esprit inventif, il me viendra quelque idÊe ; j'ai l'esprit infernal, et je trouverai quelque victime. D'ici Á quinze jours, vous dites-vous, je serai hors d'ici. Ah ! ah ! essayez ! " Milady se voyant devinÊe s'enfonÚa les ongles dans la chair pour dompter tout mouvement qui eÙt pu donner Á sa physionomie une signification quelconque, autre que celle de l'angoisse. Lord de Winter continua : " L'officier qui commande seul ici en mon absence, vous l'avez vu, donc vous le connaissez dÊjÁ, sait, comme vous voyez, observer une consigne, car vous n'Ëtes pas, je vous connais, venue de Portsmouth ici sans avoir essayÊ de le faire parler. Qu'en dites-vous ? Une statue de marbre eÙt-elle ÊtÊ plus impassible et plus muette ? Vous avez dÊjÁ essayÊ le pouvoir de vos sÊductions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez toujours rÊussi ; mais essayez sur celui-lÁ, pardieu ! si vous en venez Á bout, je vous dÊclare le dÊmon lui-mËme. " Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement. " Qu'on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant, et je vais vous recommander Á lui. " Il se fit entre ces deux personnages un silence Êtrange, pendant lequel on entendit le bruit d'un pas lent et rÊgulier qui se rapprochait ; bientÆt, dans l'ombre du corridor, on vit se dessiner une forme humaine, et le jeune lieutenant avec lequel nous avons dÊjÁ fait connaissance s'arrËta sur le seuil, attendant les ordres du baron. " Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la porte. " Le jeune officier entra. " Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est jeune, elle est belle, elle a toutes les sÊductions de la terre, Eh bien, c'est un monstre qui, Á vingt-cinq ans, s'est rendu coupable d'autant de crimes que vous pouvez en lire en un an dans les archives de nos tribunaux ; sa voix prÊvient en sa faveur, sa beautÊ sert d'app×t aux victimes, son corps mËme paye ce qu'elle a promis, c'est une justice Á lui rendre ; elle essayera de vous sÊduire, peut-Ëtre mËme essayera-t-elle de vous tuer. Je vous ai tirÊ de la misÉre, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant, je vous ai sauvÊ la vie une fois, vous savez Á quelle occasion ; je suis pour vous non seulement un protecteur, mais un ami ; non seulement un bienfaiteur, mais un pÉre ; cette femme est revenue en Angleterre afin de conspirer contre ma vie ; je tiens ce serpent entre mes mains ; Eh bien, je vous fais appeler et vous dis : Ami Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de cette femme ; jure sur ton salut de la conserver pour le ch×timent qu'elle a mÊritÊ. John Felton, je me fie Á ta parole ; John Felton, je crois Á ta loyautÊ. -- Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur de toute la haine qu'il put trouver dans son coeur, Milord, je vous jure qu'il sera fait comme vous dÊsirez. " Milady reÚut ce regard en victime rÊsignÊe : il Êtait impossible de voir une expression plus soumise et plus douce que celle qui rÊgnait alors sur son beau visage. A peine si Lord de Winter lui-mËme reconnut la tigresse qu'un instant auparavant il s'apprËtait Á combattre. " Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John, continua le baron ; elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera qu'Á vous, si toutefois vous voulez bien lui faire l'honneur de lui adresser la parole. -- Il suffit, Milord, j'ai jurÊ. -- Et maintenant, Madame, t×chez de faire la paix avec Dieu, car vous Ëtes jugÊe par les hommes. " Milady laissa tomber sa tËte comme si elle se fÙt sentie ÊcrasÊe par ce jugement. Lord de Winter sortit en faisant un geste Á Felton, qui sortit derriÉre lui et ferma la porte. Un instant aprÉs on entendait dans le corridor le pas pesant d'un soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache Á la ceinture et son mousquet Á la main. Milady demeura pendant quelques minutes dans la mËme position, car elle songea qu'on l'examinait peut-Ëtre par la serrure ; puis lentement elle releva sa tËte, qui avait repris une expression formidable de menace et de dÊfi, courut Êcouter Á la porte, regarda par la fenËtre, et revenant s'enterrer dans un vaste fauteuil, elle songea. CHAPITRE LI. OFFICIER Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angleterre, mais aucune nouvelle n'arrivait, si ce n'est f×cheuse et menaÚante. Si bien que La Rochelle fÙt investie, si certain que pÙt paraÏtre le succÉs, gr×ce aux prÊcautions prises et surtout Á la digue qui ne laissait plus pÊnÊtrer aucune barque dans la ville assiÊgÊe, cependant le blocus pouvait durer longtemps encore ; et c'Êtait un grand affront pour les armes du roi et une grande gËne pour M. le cardinal, qui n'avait plus, il est vrai, Á brouiller Louis XIII avec Anne d'Autriche, la chose Êtait faite, mais Á raccommoder M. de Bassompierre, qui Êtait brouillÊ avec le duc d'AngoulËme. Quant Á Monsieur, qui avait commencÊ le siÉge, il laissait au cardinal le soin de l'achever. La ville, malgrÊ l'incroyable persÊvÊrance de son maire, avait tentÊ une espÉce de mutinerie pour se rendre ; le maire avait fait pendre les Êmeutiers. Cette exÊcution calma les plus mauvaises tËtes, qui se dÊcidÉrent alors Á se laisser mourir de faim. Cette mort leur paraissait toujours plus lente et moins sÙre que le trÊpas par strangulation. De leur cÆtÊ, de temps en temps, les assiÊgeants prenaient des messagers que les Rochelois envoyaient Á Buckingham ou des espions que Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l'un et l'autre cas le procÉs Êtait vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot : Pendu ! On invitait le roi Á venir voir la pendaison. Le roi venait languissamment, se mettait en bonne place pour voir l'opÊration dans tous ses dÊtails : cela le distrayait toujours un peu et lui faisait prendre le siÉge en patience, mais cela ne l'empËchait pas de s'ennuyer fort, de parler Á tout moment de retourner Á Paris ; de sorte que si les messagers et les espions eussent fait dÊfaut, Son Eminence, malgrÊ toute son imagination, se fÙt trouvÊe fort embarrassÊe. NÊanmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaient pas : le dernier espion que l'on avait pris Êtait porteur d'une lettre. Cette lettre disait bien Á Buckingham que la ville Êtait Á toute extrÊmitÊ ; mais, au lieu d'ajouter : " Si votre secours n'arrive pas avant quinze jours, nous nous rendrons " , elle ajoutait tout simplement : " Si votre secours n'arrive pas avant quinze jours, nous serons tous morts de faim quand il arrivera. " Les Rochelois n'avaient donc espoir qu'en Buckingham. Buckingham Êtait leur Messie. Il Êtait Êvident que si un jour ils apprenaient d'une maniÉre certaine qu'il ne fallait plus compter sur Buckingham, avec l'espoir leur courage tomberait. Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas. La question d'emporter la ville de vive force, dÊbattue souvent dans le conseil du roi, avait toujours ÊtÊ ÊcartÊe ; d'abord La Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu'il eÙt dit, savait bien que l'horreur du sang rÊpandu en cette rencontre, oÝ FranÚais devaient combattre contre FranÚais, Êtait un mouvement rÊtrograde de soixante ans imprimÊ Á la politique, et le cardinal Êtait, Á cette Êpoque, ce qu'on appelle aujourd'hui un homme de progrÉs. En effet, le sac de La Rochelle, l'assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la Saint- BarthÊlÊmy, en 1572 ; et puis, par-dessus tout cela, ce moyen extrËme, auquel le roi, bon catholique, ne rÊpugnait aucunement, venait toujours Êchouer contre cet argument des gÊnÊraux assiÊgeants : La Rochelle est imprenable autrement que par la famine. Le cardinal ne pouvait Êcarter de son esprit la crainte oÝ le jetait sa terrible Êmissaire, car il avait compris, lui aussi, les proportions Êtranges de cette femme, tantÆt serpent, tantÆt lion. L'avait-elle trahi ? Êtait-elle morte ? Il la connaissait assez, en tout cas, pour savoir qu'en agissant pour lui ou contre lui, amie ou ennemie, elle ne demeurait pas immobile sans de grands empËchements. C'Êtait ce qu'il ne pouvait savoir. Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait devinÊ dans le passÊ de cette femme de ces choses terribles que son manteau rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pour une cause ou pour une autre, cette femme lui Êtait acquise, ne pouvant trouver qu'en lui un appui supÊrieur au danger qui la menaÚait. Il rÊsolut donc de faire la guerre tout seul et de n'attendre tout succÉs Êtranger que comme on attend une chance heureuse. Il continua de faire Êlever la fameuse digue qui devait affamer La Rochelle ; en attendant, il jeta les yeux sur cette malheureuse ville, qui renfermait tant de misÉre profonde et tant d'hÊroÐques vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI, son prÊdÊcesseur politique, comme lui-mËme Êtait le prÊdÊcesseur de Robespierre, il murmura cette maxime du compÉre de Tristan : " Diviser pour rÊgner. " Henri IV, assiÊgeant Paris, faisait jeter par-dessus les murailles du pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits billets par lesquels il reprÊsentait aux Rochelois combien la conduite de leurs chefs Êtait injuste, ÊgoÐste et barbare ; ces chefs avaient du blÊ en abondance, et ne le partageaient pas ; ils adoptaient cette maxime, car eux aussi avaient des maximes, que peu importait que les femmes, les enfants et les vieillards mourussent, pourvu que les hommes qui devaient dÊfendre leurs murailles restassent forts et bien portants. Jusque-lÁ, soit dÊvouement, soit impuissance de rÊagir contre elle, cette maxime, sans Ëtre gÊnÊralement adoptÊe, Êtait cependant passÊe de la thÊorie Á la pratique ; mais les billets vinrent y porter atteinte. Les billets rappelaient aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces vieillards qu'on laissait mourir Êtaient leurs fils, leurs Êpouses et leurs pÉres ; qu'il serait plus juste que chacun fÙt rÊduit Á la misÉre commune, afin qu'une mËme position fÏt prendre des rÊsolutions unanimes. Ces billets firent tout l'effet qu'en pouvait attendre celui qui les avait Êcrits, en ce qu'ils dÊterminÉrent un grand nombre d'habitants Á ouvrir des nÊgociations particuliÉres avec l'armÊe royale. Mais au moment oÝ le cardinal voyait dÊjÁ fructifier son moyen et s'applaudissait de l'avoir mis en usage, un habitant de La Rochelle, qui avait pu passer Á travers les lignes royales, Dieu sait comment, tant Êtait grande la surveillance de Bassompierre, de Schomberg et du duc d'AngoulËme, surveillÊs eux-mËmes par le cardinal, un habitant de La Rochelle, disons-nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu'il avait vu une flotte magnifique prËte Á mettre Á la voile avant huit jours. De plus, Buckingham annonÚait au maire qu'enfin la grande ligue contre la France allait se dÊclarer, et que le royaume allait Ëtre envahi Á la fois par les armÊes anglaises, impÊriales et espagnoles. Cette lettre fut lue publiquement sur toutes les places, on en afficha des copies aux angles des rues, et ceux-lÁ mËmes qui avaient commencÊ d'ouvrir des nÊgociations les interrompirent, rÊsolus d'attendre ce secours si pompeusement annoncÊ. Cette circonstance inattendue rendit Á Richelieu ses inquiÊtudes premiÉres, et le forÚa malgrÊ lui Á tourner de nouveau les yeux de l'autre cÆtÊ de la mer. Pendant ce temps, exempte des inquiÊtudes de son seul et vÊritable chef, l'armÊe royale menait joyeuse vie ; les vivres ne manquaient pas au camp, ni l'argent non plus ; tous les corps rivalisaient d'audace et de gaietÊ. Prendre des espions et les pendre, faire des expÊditions hasardeuses sur la digue ou sur la mer, imaginer des folies, les exÊcuter froidement, tel Êtait le passe-temps qui faisait trouver courts Á l'armÊe ces jours si longs, non seulement pour les Rochelois, rongÊs par la famine et l'anxiÊtÊ, mais encore pour le cardinal qui les bloquait si vivement. Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier gendarme de l'armÊe, promenait son regard pensif sur ces ouvrages, si lents au grÊ de son dÊsir, qu'Êlevaient sous son ordre les ingÊnieurs qu'il faisait venir de tous les coins du royaume de France, s'il rencontrait un mousquetaire de la compagnie de TrÊville, il s'approchait de lui, le regardait d'une faÚon singuliÉre, et ne le reconnaissant pas pour un de nos quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa vaste pensÊe. Un jour oÝ, rongÊ d'un mortel ennui, sans espÊrance dans les nÊgociations avec la ville, sans nouvelles d'Angleterre, le cardinal Êtait sorti sans autre but que de sortir, accompagnÊ seulement de Cahusac et de La HoudiniÉre, longeant les grÉves et mËlant l'immensitÊ de ses rËves Á l'immensitÊ de l'ocÊan, il arriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de laquelle il aperÚut derriÉre une haie, couchÊs sur le sable et prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares Á cette Êpoque de l'annÊe, sept hommes entourÊs de bouteilles vides. Quatre de ces hommes Êtaient nos mousquetaires s'apprËtant Á Êcouter la lecture d'une lettre que l'un d'eux venait de recevoir. Cette lettre Êtait si importante, qu'elle avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des dÊs. Les trois autres s'occupaient Á dÊcoiffer une Ênorme dame-jeanne de vin de Collioure ; c'Êtaient les laquais de ces Messieurs. Le cardinal, comme nous l'avons dit, Êtait de sombre humeur, et rien, quand il Êtait dans cette situation d'esprit, ne redoublait sa maussaderie comme la gaietÊ des autres. D'ailleurs, il avait une prÊoccupation Êtrange, c'Êtait de croire toujours que les causes mËmes de sa tristesse excitaient la gaietÊ des Êtrangers. Faisant signe Á La HoudiniÉre et Á Cahusac de s'arrËter, il descendit de cheval et s'approcha de ces rieurs suspects, espÊrant qu'Á l'aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de cette conversation qui lui paraissait si intÊressante ; Á dix pas de la haie seulement il reconnut le babil gascon de d'Artagnan, et comme il savait dÊjÁ que ces hommes Êtaient des mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne fussent ceux qu'on appelait les insÊparables, c'est-Á- dire Athos, Porthos et Aramis. On juge si son dÊsir d'entendre la conversation s'augmenta de cette dÊcouverte ; ses yeux prirent une expression Êtrange, et d'un pas de chat-tigre il s'avanÚa vers la haie ; mais il n'avait pu saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu'un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira l'attention des mousquetaires. " Officier ! cria Grimaud. -- Vous parlez, je crois, drÆle " , dit Athos se soulevant sur un coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant. Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et dÊnonÚant par ce geste le cardinal et son escorte. D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et saluÉrent avec respect. Le cardinal semblait furieux. " Il paraÏt qu'on se fait garder chez Messieurs les mousquetaires ! dit- il. Est-ce que l'Anglais vient par terre, ou serait-ce que les mousquetaires se regardent comme des officiers supÊrieurs ? -- Monseigneur, rÊpondit Athos, car au milieu de l'effroi gÊnÊral lui seul avait conservÊ ce calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le quittaient jamais, Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de service, ou que leur service est fini, boivent et jouent aux dÊs, et ils sont des officiers trÉs supÊrieurs pour leurs laquais. -- Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la consigne d'avertir leurs maÏtres quand passe quelqu'un, ce ne sont point des laquais, ce sont des sentinelles. -- Son Eminence voit bien cependant que si nous n'avions point pris cette prÊcaution, nous Êtions exposÊs Á la laisser passer sans lui prÊsenter nos respects et lui offrir nos remerciements pour la gr×ce qu'elle nous a faite de nous rÊunir. D'Artagnan, continua Athos, vous qui tout Á l'heure demandiez cette occasion d'exprimer votre reconnaissance Á Monseigneur, la voici venue, profitez-en. " Ces mots furent prononcÊs avec ce flegme imperturbable qui distinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi plus majestueux que les rois de naissance. D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de remerciements, qui bientÆt expirÉrent sous le regard assombri du cardinal. " N'importe, Messieurs, continua le cardinal sans paraÏtre le moins du monde dÊtournÊ de son intention premiÉre par l'incident qu'Athos avait soulevÊ ; n'importe, Messieurs, je n'aime pas que de simples soldats, parce qu'ils ont l'avantage de servir dans un corps privilÊgiÊ, fassent ainsi les grands seigneurs, et la discipline est la mËme pour eux que pour tout le monde. " Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase, et, s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit Á son tour : " La discipline, Monseigneur, n'a en aucune faÚon, je l'espÉre, ÊtÊ oubliÊe par nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru que, n'Êtant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps comme bon nous semblait. Si nous sommes assez heureux pour que Son Eminence ait quelque ordre particulier Á nous donner, nous sommes prËts Á lui obÊir. Monseigneur voit, continua Athos en fronÚant le sourcil, car cette espÉce d'interrogatoire commenÚait Á l'impatienter, que, pour Ëtre prËts Á la moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes. " Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau prÉs du tambour sur lequel Êtaient les cartes et les dÊs. " Que Votre Eminence veuille croire, ajouta d'Artagnan, que nous nous serions portÊs au-devant d'elle si nous eussions pu supposer que c'Êtait elle qui venait vers nous en si petite compagnie. " Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lÉvres. " Savez-vous de quoi vous avez l'air, toujours ensemble, comme vous voilÁ, armÊs comme vous Ëtes, et gardÊs par vos laquais ? dit le cardinal, vous avez l'air de quatre conspirateurs. -- Oh ! quant Á ceci, Monseigneur, c'est vrai, dit Athos, et nous conspirons, comme Votre Eminence a pu le voir l'autre matin, seulement c'est contre les Rochelois. -- Eh ! Messieurs les politiques, reprit le cardinal en fronÚant le sourcil Á son tour, on trouverait peut-Ëtre dans vos cervelles le secret de bien des choses qui sont ignorÊes, si on pouvait y lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez cachÊe quand vous m'avez vu venir. " Le rouge monta Á la figure d'Athos, il fit un pas vers Son Eminence. " On dirait que vous nous soupÚonnez rÊellement, Monseigneur, et que nous subissons un vÊritable interrogatoire ; s'il en est ainsi, que Votre Eminence daigne s'expliquer, et nous saurons du moins Á quoi nous en tenir. -- Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d'autres que vous en ont subi, Monsieur Athos, et y ont rÊpondu. -- Aussi, Monseigneur, ai-je dit Á Votre Eminence qu'elle n'avait qu'Á questionner, et que nous Êtions prËts Á rÊpondre. -- Quelle Êtait cette lettre que vous alliez lire, Monsieur Aramis, et que vous avez cachÊe ? -- Une lettre de femme, Monseigneur. -- Oh ! je conÚois, dit le cardinal, il faut Ëtre discret pour ces sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer Á un confesseur, et, vous le savez, j'ai reÚu les ordres. -- Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus terrible qu'il jouait sa tËte en faisant cette rÊponse, la lettre est d'une femme, mais elle n'est signÊe ni Marion de Lorme, ni Mme d'Aiguillon. " Le cardinal devint p×le comme la mort, un Êclair fauve sortit de ses yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre Á Cahusac et Á La HoudiniÉre. Athos vit le mouvement ; il fit un pas vers les mousquetons, sur lesquels les trois amis avaient les yeux fixÊs en hommes mal disposÊs Á se laisser arrËter. Le cardinal Êtait, lui, troisiÉme ; les mousquetaires, y compris les laquais, Êtaient sept : il jugea que la partie serait d'autant moins Êgale, qu'Athos et ses compagnons conspiraient rÊellement ; et, par un de ces retours rapides qu'il tenait toujours Á sa disposition, toute sa colÉre se fondit dans un sourire. " Allons, allons ! dit-il, vous Ëtes de braves jeunes gens, fiers au soleil, fidÉles dans l'obscuritÊ ; il n'y a pas de mal Á veiller sur soi quand on veille si bien sur les autres ; Messieurs, je n'ai point oubliÊ la nuit oÝ vous m'avez servi d'escorte pour aller au Colombier-Rouge ; s'il y avait quelque danger Á craindre sur la route que je vais suivre, je vous prierais de m'accompagner ; mais, comme il n'y en a pas, restez oÝ vous Ëtes, achevez vos bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu, Messieurs. " Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amenÊ, il les salua de la main et s'Êloigna. Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux sans dire un seul mot jusqu'Á ce qu'il eÙt disparu. Puis ils se regardÉrent. Tous avaient la figure consternÊe, car malgrÊ l'adieu amical de Son Eminence, ils comprenaient que le cardinal s'en allait la rage dans le coeur. Athos seul souriait d'un sourire puissant et dÊdaigneux. Quand le cardinal fut hors de la portÊe de la voix et de la vue : " Ce Grimaud a criÊ bien tard ! " dit Porthos, qui avait grande envie de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un. Grimaud allait rÊpondre pour s'excuser. Athos leva le doigt et Grimaud se tut. " Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d'Artagnan. -- Moi, dit Aramis de sa voix la plus flÙtÊe, j'Êtais dÊcidÊ : s'il avait exigÊ que la lettre lui fÙt remise, je lui prÊsentais la lettre d'une main, et de l'autre je lui passais mon ÊpÊe au travers du corps. -- Je m'y attendais bien, dit Athos ; voilÁ pourquoi je me suis jetÊ entre vous et lui. En vÊritÊ, cet homme est bien imprudent de parler ainsi Á d'autres hommes ; on dirait qu'il n'a jamais eu affaire qu'Á des femmes et Á des enfants. -- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je vous admire, mais cependant nous Êtions dans notre tort, aprÉs tout. -- Comment, dans notre tort ! reprit Athos. A qui donc cet air que nous respirons ? A qui cet ocÊan sur lequel s'Êtendent nos regards ? A qui ce sable sur lequel nous Êtions couchÊs ? A qui cette lettre de votre maÏtresse ? Est-ce au cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure que le monde lui appartient ; vous Êtiez lÁ, balbutiant, stupÊfait, anÊanti ; on eÙt dit que la Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque MÊduse vous changeait en pierre. Est-ce que c'est conspirer, voyons, que d'Ëtre amoureux ? Vous Ëtes amoureux d'une femme que le cardinal a fait enfermer, vous voulez la tirer des mains du cardinal ; c'est une partie que vous jouez avec Son Eminence : cette lettre c'est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre jeu Á votre adversaire ? cela ne se fait pas . Qu'il le devine, Á la bonne heure ! Nous devinons bien le sien, nous ! -- Au fait, dit d'Artagnan, c'est plein de sens, ce que vous dites lÁ, Athos. -- En ce cas, qu'il ne soit plus question de ce qui vient de se passer, et qu'Aramis reprenne la lettre de sa cousine oÝ M. le cardinal l'a interrompue. " Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rapprochÉrent de lui, et les trois laquais se groupÉrent de nouveau auprÉs de la dame-jeanne. " Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux, dit d'Artagnan, reprenez donc la lettre Á partir du commencement. --- Volontiers " , dit Aramis. " Mon cher cousin, je crois bien que je me dÊciderai Á partir pour Stenay, oÝ ma soeur a fait entrer notre petite servante dans le couvent des CarmÊlites ; cette pauvre enfant s'est rÊsignÊe, elle sait qu'elle ne peut vivre autre part sans que le salut de son ×me soit en danger. Cependant, si les affaires de notre famille s'arrangent comme nous le dÊsirons, je crois qu'elle courra le risque de se damner, et qu'elle reviendra prÉs de ceux qu'elle regrette, d'autant plus qu'elle sait qu'on pense toujours Á elle. En attendant, elle n'est pas trop malheureuse : tout ce qu'elle dÊsire c'est une lettre de son prÊtendu. Je sais bien que ces sortes de denrÊes passent difficilement par les grilles ; mais, aprÉs tout, comme je vous en ai donnÊ des preuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop maladroite et je me chargerai de cette commission. Ma soeur vous remercie de votre bon et Êternel souvenir. Elle a eu un instant de grande inquiÊtude ; mais enfin elle est quelque peu rassurÊe maintenant, ayant envoyÊ son commis lÁ-bas afin qu'il ne s'y passe rien d'imprÊvu. " Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent que vous pourrez, c'est-Á-dire toutes les fois que vous croirez pouvoir le faire sÙrement. Je vous embrasse. " " MARIE MICHON. " " Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ? s'Êcria d'Artagnan. ChÉre Constance ! j'ai donc enfin de ses nouvelles ; elle vit, elle est en sÙretÊ dans un couvent, elle est Á Stenay ! OÝ prenez-vous Stenay, Athos ? -- Mais Á quelques lieues des frontiÉres ; une fois le siÉge levÊ, nous pourrons aller faire un tour de ce cÆtÊ. -- Et ce ne sera pas long, il faut l'espÊrer, dit Porthos, car on a, ce matin, pendu un espion, lequel a dÊclarÊ que les Rochelois en Êtaient aux cuirs de leurs souliers. En supposant qu'aprÉs avoir mangÊ le cuir ils mangent la semelle, je ne vois pas trop ce qui leur restera aprÉs, Á moins de se manger les uns les autres. -- Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d'excellent vin de Bordeaux, qui, sans avoir Á cette Êpoque la rÊputation qu'il a aujourd'hui, ne la mÊritait pas moins ; pauvres sots ! comme si la religion catholique n'Êtait pas la plus avantageuse et la plus agrÊable des religions ! C'est Êgal, reprit-il aprÉs avoir fait claquer sa langue contre son palais, ce sont de braves gens. Mais que diable faites-vous donc, Aramis ? continua Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ? -- Oui, dit d'Artagnan, Athos a raison, il faut la brÙler ; encore, qui sait si M. le cardinal n'a pas un secret pour interroger les cendres ? -- Il doit en avoir un, dit Athos. -- Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Porthos. -- Venez ici, Grimaud " , dit Athos. Grimaud se leva et obÊit. " Pour vous punir d'avoir parlÊ sans permission, mon